« Partir du principe que la façon dont un épisode se termine révèle le but qui a été visé inconsciemment. » Dans son ouvrage sur Beckett, Didier Anzieu (1992, p. 62) prête cette remarque aux « notes supposées de Bion », auprès de qui l’écrivain suivit une analyse en 1934-1935. Ce dernier venait d’évoquer un jeu d’enfance où il se plaisait à grimper sur un arbre, puis à s’étendre sur la branche la plus élevée avant de se laisser tomber, question de voir si une grosse branche inférieure le retiendrait dans sa chute - ou non. Prévenue par un autre de ses fils, la mère se mit un jour au guet, à l’insu du jeune Samuel, et se précipita pour réceptionner le corps que, cette fois, les branches n’avaient pas arrêté : correction, punition, coups, hurlements…
Commentaire d’Anzieu/Bion :
Le but : tomber dans les bras de sa mère. Le moyen au service du but : un accident grave […]. Fantasme sous-jacent : être recueilli mourant dans le giron maternel, obtenir d’elle un mouvement de tendresse parce qu’on va trépasser. La mort, prix à payer pour l’amour.
Le tranchant de cette écoute d’un récit est, pour un profane, un des apports les plus saisissants de la psychanalyse. Mais la théorisation qui peut en être faite rejoint tout à fait l’une des distinctions majeures de l’analyse narrative telle qu’elle a été proposée par Greimas, même si son auteur et ses disciples ne l’ont pas mise ultérieurement au centre de leurs interrogations. On sait que, à l’orée de recherches sémiotiques auxquelles l’ont conduit les difficultés ou impasses de la lexicographie, ce dernier a systématisé les travaux de Vladimir Propp dans un « schéma actantiel » (Greimas, 1966, pp. 172 sqq.), largement remanié par la suite, qui organise tout récit autour de deux axes : celui du désir (la quête d’un objet de valeur par le sujet-héros) et celui de la communication (l’instauration, au terme de la quête, d’une relation auparavant absente entre Destinateur et Destinataire, et qui va se fonder sur la médiation de ce même objet de valeur enfin acquis). Les Chevaliers de la Table Ronde cherchent le Graal ; mais cela devra conduire à établir par lui une relation privilégiée entre Dieu et le Royaume de Bretagne. Dans les deux cas, il y a bien recherche orientée et, entre le début et la fin du récit, transformation d’un état initial de disjonction (la figure du manque) en un état final de conjonction (sa résorption).
Il y a donc deux visées narratives, et c’est leur articulation qui définit la forme du récit : l’une a trait au manque qui préside à la quête dans la conscience qu’en a le héros ; l’autre est un effet qui n’apparaît le plus souvent qu’au lecteur, c’est-à-dire dans l’acte interprétatif qui, à l’instar de l’écoute du pseudo-Bion, va donner signification à ce même récit en en proposant à son terme l’enjeu. Or le drame de nombre d’analyses de texte est de ne pas tenir compte de cette distinction, et de se précipiter dans le leurre d’une approche dite « psychologisante », toute fondée sur une représentation du (des) désir(s) du héros établie à partir de la situation initiale perturbatrice qui génère ses propos et ses actions.
Soit l’histoire de Cendrillon. Dans la plus pure tradition des contes merveilleux, elle s’inscrit sur le fond d’un prélude qui revient toujours, d’une manière ou d’une autre, à évoquer un Eden, où, en l’occurrence, un père, une mère et leur petite fille regorgent de qualités, de bonheur et de paix. Rêve connu s’il en est. Mais comme les gens heureux n’ont pas d’histoire, il faut bien qu’un « méfait », pour reprendre la terminologie proppienne, vienne constituer cet Eden comme perdu, et amorcer du même coup la quête narrative. C’est le décès de la mère qui remplit ici ce rôle : il crée le manque initial, tel que l’enfant peut l’éprouver. Perrault est muet sur ce qu’éprouve cette dernière, mais Jacob Grimm précise que la fillette se rendait chaque jour sur la tombe maternelle pour y pleurer. Le remariage du père peut donc légitimement apparaître comme une tentative pour apaiser cette douleur, combler ce manque, rétablir le triangle du bonheur. On sait ce qu’il advint… On sait surtout que les contes, en une prescience constante de l’ambiguïté de toute relation à la mère, ont une prédilection à remplacer la figure de cette dernière, morte ou absente, par le paradigme de celles de la bonne mère et de la mauvaise mère : ici, la marraine et la marâtre, la fée et la « belle »-mère. Les pouvoirs de la première ne s’exercent que dans le rêve, ceux de la seconde dans la seule réalité du quotidien, et, dans cet univers qui partage la jeune fille, aucune ne peut venir à la place de la mère manquante. Cendrillon reste orpheline, et le restera jusqu’au bout, sauf à expliquer que son prince d’époux lui servira enfin de mère retrouvée – ce qui est pour le moins peu convaincant (et augurerait mal de l’évolution ultérieure du couple !). Bref, l’histoire tourne mal.
Les contes nous enseigneraient-ils que la satisfaction de nos désirs est vouée à l’échec ? C’est une interprétation qui prévaut fréquemment, sous une forme ou sous une autre, au nom de l’apprentissage de la vie adulte, de la fonction symbolique ou initiatique de ce type de textes, etc. Et la frustration du héros s’accompagne alors de celle du lecteur : où est la transformation d’état sur laquelle se fondent à la fois la structure, le suspense et le plaisir narratifs ? Quelle est la cohérence de cette histoire ? Pourquoi le détour par la bonne/mauvaise mère s’il s’agit d’arriver à un mariage ? Et à quoi bon une fin, si c’est pour en tirer la « morale » qu’il suffit de changer d’objet de désir quand on ne parvient pas à atteindre celui qui nous animait jusqu’ici ?
C’est à ce point qu’intervient la nécessité de se dégager du seul argument narratif et de sa linéarité contrainte, pour poser la question de l’autre manque. En écho, en quelque sorte, au « principe » de lecture attribué à Bion, Greimas avait coutume de dire qu’on lit assurément un récit à partir de son début, mais qu’on ne peut valablement l’analyser qu’à partir de sa fin. Et si l’on peut avancer la formule selon laquelle tout récit est l’histoire de la résorption d’un manque, c’est à condition de l’entendre d’une double manière :
- d’un côté, elle renvoie au manque « initial » qu’éprouve le personnage, et qu’il tente (souvent vainement) de réparer tout au long de sa quête ;
- d’un autre côté, elle conduit à définir le manque de manière plus structurale comme ce qui est comblé à la fin… et se révèle donc, du coup, avoir fait défaut au début.
Or, ce deuxième sens, ou cette deuxième orientation, déplace sensiblement la lecture, puisqu’il la fait porter sur l’événement auquel aboutit le conte (le terminus ad quem des rhéteurs), et non sur celui d’où il part (terminus a quo) : non pas la mort de la mère, mais le mariage de Cendrillon, en tant que figure majeure qu’il faut interroger d’abord si l’on cherche à élaborer une hypothèse interprétative. On pourra certes objecter que le mariage final est un des lieux communs les plus fréquents dans les contes ; mais c’est la valeur spécifique qu’il prend dans Cendrillon qu’il s’agit de construire - valeur qui, du fait d’un contexte différent, ne se laisse pas assimiler à celle des noces concluant Peau d’âne ou Le Chat botté.
Et valeur à construire, non « sens caché » à débusquer. À l’instar du « moment de conclure », auquel se ramène tout acte interprétatif, il s’agit là d’une performance de lecteur, d’une hypothèse de signification (d’enjeu), qui n’est exclusive d’aucune autre. Le seul critère de validité dont elle puisse se réclamer sera d’ailleurs plus familier aux psychologues qu’aux « littéraires » : il tient aux effets de l’interprétation, c’est-à-dire à la rentabilité qu’elle procure pour y indexer un maximum d’éléments du texte, et par là leur donner sens. Mariage, donc. Que comble-t-il qui a fait défaut auparavant ? Un indice peut nous mettre sur la voie : Perrault mentionne que Cendrillon non seulement se marie, mais s’attache aussitôt à marier ses demi-sœurs (« dès le jour même », précise-t-il) en signe du pardon qu’elle leur accorde pour toutes les maltraitances auxquelles elles l’ont soumise précédemment. Cette frénésie matrimoniale ne signe-t-elle pas le retour de la mixité dans un univers qui s’en trouvait dépourvu ? Car tout dans cette histoire, à partir du remariage, s’est déroulé dans un huis clos féminin où cohabitaient, sans altération masculine, la marâtre et la marraine, Cendrillon et ses demi-sœurs. Du père-mari il n’est plus fait mention chez Perrault : il disparaît du texte1. Il pourrait aussi bien être mort, ou en voyage, ou au bureau, ou au bistrot… le lecteur n’en sait rien : on n’en parle plus, il n’existe plus. Exit. Et la seule irruption possible de l’autre sexe au sein du gynécée ne peut dès lors être conduite que sur le mode féerique (fantasmatique ou onirique), dans un univers complètement aberrant où on est prêt à tout - même à prendre des citrouilles pour des carrosses et des lézards pour des laquais ! - et dont on connaît d’ailleurs d’emblée le caractère hautement artificiel : à minuit, les effets de l’hallucinogène prendront fin…
Deux autres moments du texte viennent alors appuyer cette hypothèse, ou résonner de sens à partir d’elle. Le premier tient au processus de « découverte » de la jeune fille du Bal. Le messager parti à sa recherche, avec pour seul indice la pantoufle de vair abandonnée, passe de foyer en foyer et de fille en fille, et les demi-sœurs de l’héroïne sont rejetées comme les autres, éliminées par un test au symbolisme sexuel appuyé. Que Cendrillon émette seulement de s’y soumettre relève pour elles du plus haut ridicule et provoque leurs moqueries : comment imaginer seulement qu’elle ait à voir avec la féminité, elle dont le sobriquet dit justement qu’elle n’est que fonctionnelle2 - une sorte de version avant la lettre d’un aspirateur qu’on range, à côté de la cheminée en l’occurrence, quand on n’en a plus momentanément usage ? « On rirait bien si on voyait un Cucendron aller au Bal « avaient-elles déjà dit précédemment, quand, occupées à leur toilette avant la nuit magique, elles imaginaient comme la pire incongruité de s’y rendre à trois. Le genre grammatical employé est significatif : masculin à valeur de neutre, comme il arrive fréquemment dans la langue française, et donc absolument hors féminin. Mais… Le Gentilhomme qui faisait l’essai de la pantoufle, ayant regardé attentivement Cendrillon, et la trouvant fort belle, dit que cela était juste, et qu’il avait l’ordre de l’essayer à toutes les filles.
Autrement dit : c’est un regard d’homme qui la découvre et la réintègre, ou même la fonde, dans l’ordre du féminin (depuis le « leurs yeux s’ouvrirent, et ils connurent qu’ils étaient nus » de la Genèse, la perception/ création de la différence sexuelle est décidément toujours liée au discernement du regard attentif d’un homme sur une femme, d’une femme sur un homme). Là où la puissance magique de la marraine, contrainte au même du gynécée, ne pouvait créer qu’enivrement illusoire, l’altérité est réintroduite et, par elle, Cendrillon passe de l’état de « non-femme » à celui de « femme » - en une transformation cardinale qui constitue ainsi, du point de vue narratif, le pivot majeur du récit.
Le deuxième épisode dont un tel pari de lecture peut rendre compte est celui du détour par le spectre de la double mère, bonne et mauvaise, sur lequel nous avons vu qu’achoppait la première approche, fondée sur le seul désir « conscient » de Cendrillon, dans la mesure où n’apparaissait guère alors le lien qu’il entretenait avec le mariage final. Sans doute s’éclaire-t-il mieux maintenant. Car l’absence (ou, chez Grimm, la faillite) du masculin et des figures de père et d’époux qu’il regroupe, laisse entière place nette au débordement du maternel dans le face-à-face métonymique de la mère et de la fille, et à l’envahissement de la jouissance de l’Autre (« pré-œdipienne » dit Freud) dès lors qu’aucune métaphore paternelle ne vient la contenir ou la déplacer. La Toute-bonne marraine d’un côté, la Toute-méchante marâtre de l’autre, ne font ainsi que décliner l’ambivalence d’adoration et de haine suscitée par la mère, et la réduction de la petite fille à un objet-déchet que représente la passivité radicale, recherchée et rejetée à la fois, dans laquelle enferme un tel face-à-face. En ce sens, les deux figures antithétiques ne réfèrent pas à de nouveaux comparses : elles déclinent fantasmatiquement l’unique personnage de la mère, et disent ce que celle-ci devient quand la fonction du père se met à faire défaut. Ce n’est pas la mort de la mère de Cendrillon qui déclenche le conte, c’est le fading du père et sa sortie du récit.
Ou encore, pour être plus précis et éviter le cliché menaçant selon lequel les épousailles finales reviendraient à le restituer sous les traits de l’époux : c’est cette disparition qui entraîne celle de la mère, en tant que cette dernière ne se définit comme telle que par rapport au père, et porte ainsi, dans sa fonction même, la marque d’une altérité. On retrouve notre hypothèse : la privation de l’altérité est instituée dans le conte à travers les deux formes solidaires de disparition du couple parental (Cendrillon ne manque pas de père seulement, ni même de mère seulement : manquant de l’un des deux, elle manque aussi de l’autre). La même privation est ensuite relayée par la figure du gynécée ; et c’est elle que, par d’autres voies - l’instauration de la sexualité -, le mariage va réparer, du fait d’un regard d’homme qui ne doit même rien à l’amour, puisqu’il ne sera même pas celui du futur époux…
On pourrait poursuivre, bien sûr, car, une fois lancé, le démon de l’interprétation ne connaît plus de limites… Mais ce qui fait le profond intérêt d’un texte est aussi qu’il objecte toujours un « reste » à chaque interprétation. Comme un accroc à la cohérence construite - et à partir duquel il est toujours possible de repartir, de questionner, de relire… J’en signalerai un en terminant : la petite pantoufle de vair, dont Perrault a d’ailleurs fait le sous-titre de son conte. Dès l’abord, ces pantoufles ont un statut spécial : elles seules, dans tout l’accoutrement et la suite de Cendrillon pour le Bal (robe, parure, carrosse, etc.), ne sont pas nées du charme de la baguette magique : après avoir exercé son pouvoir de métamorphose provisoire, la Fée, nous précise Perrault, les a remises à sa filleule, donc apportées à son intention. Élément doublement hétérogène : elles introduisent quelque chose de « réel » dans le monde de l’illusion, et elles laissent la trace du rêve dans la réalité, quand, après le douzième coup de minuit, le Prince éploré en ramasse une sur les marches du Palais. Le ver (sans jeu de mots…) était donc dans le fruit ? et le gynécée pas si homogène que ça, puisque la Bonne mère, à défaut de pouvoir créer de l’autre, pouvait au moins en transmettre ? Que cet « autre » devienne en l’occurrence, par la suite, le support d’un énorme symbole sexuel peut nous faire penser que, finalement, nous parviendrons bien à faire aussi entrer la pantoufle dans notre lecture !
Mais elle a pris pourtant, dans nos mémoires, une telle indépendance que je préfère lui laisser aussi son statut a-fonctionnel, pour mieux lui reconnaître celui d’embrayeur de rêverie - comme ce fut le cas pour André Breton dans les belles pages de L’Amour fou (1966, p. 38-413), où il en construit une lecture poétique et non plus narrative : au hasard de ses déambulations flottantes dans les allées d’un marché aux puces, son regard est soudain saisi par une cuiller en forme de petit soulier. Une fois chez lui, la contemplation rêveuse de l’objet déroule des associations conduisant à la jeune fille du bal. Mais toutes les significations possibles et toutes les images s’effacent alors peu à peu devant un engendrement de suites sonores : le mot « Cendrillon », puis la séquence « cendrier Cendrillon »… et la mise en jeu d’une représentation de mots se substitue chez le poète au récit d’une représentation de choses…