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« J’avais dans mon assiette un poisson particulièrement appétissant et bien doré, une sole grillée je crois… J’en prélevais délicatement les premiers filets et les dégustais avec délices. Puis j’entrepris de creuser l’œil avec ma petite cuiller et c’est alors qu’à mon horreur indicible, le poisson se mit à bouger : il était vivant dans mon assiette !
J’étais pétrifiée par le sentiment d’une culpabilité sans nom de ne pas m’en être rendu compte avant. »

Ce rêve enfantin et terrible condense le paradoxe de la pulsion cruelle qui n’est ni le désir d’infliger de la souffrance ni celui d’en jouir mais proprement l’ignorance de l’altérité sensible de l’autre qui n’est perçu que comme une proie. Aussi, contrairement au sadisme, la cruauté a-t-elle d’abord une dimension archaïque qui se confond avec la pulsion elle-même.

La cruauté ne se révèle telle que lorsque la motion pulsionnelle dans sa nature autarcique est prise à revers par la révélation « a posteriori » que lui renvoie son objet lorsqu’il lui montre qu’il est vivant, sensible, mutilable, parfois de manière irréversible.

Pourtant la cruauté banale prend des aspects plus acceptables, au moins en apparence. Bien loin de la destructivité ou du sadisme, elle n’hésite pas à se donner l’innocence de l’expression de la réalité, voire celle de la dureté de la loi et se confond alors avec le refus inexorable de l’apitoiement ou de la miséricorde.

La cruauté resurgit pourtant insensiblement quand le sujet se prend à vouloir l’imposer comme une nécessité en s’en faisant l’agent. Il risque alors de s’y identifier et de se désolidariser de la souffrance de celui qui la subit et, raide comme la justice, de s’infatuer d’un rôle qu’il pense supérieur.

De l’expérience enfantine de trahir un frère ou une sœur et de le faire punir en rapportant ses méfaits aux parents, à l’obéissance passive, ou prétendue telle, de l’exécutant d’ordres inhumains, il n’y a qu’une différence d’âge et de degré.

Dans les deux cas une solidarité « naturelle » se brise et se bafoue afin de jouir des bénéfices d’un rapprochement avec le pouvoir. Mais en quoi cette affaire relèverait-elle du « féminin » ?

Il ne s’agit pas, on s’en doute, d’attribuer la cruauté aux femmes comme un apanage spécifique, ni même de dire en quoi le fait d’appartenir au genre féminin dessinerait une typologie particulière d’actes ou de fantasmes cruels. Peut-être, en revanche, dans la mesure où l’agressivité et la violence sont plus précocement et solidement réprimées chez la fille, les conditions d’observation de la pulsion cruelle originaire sont-elles plus aisément observables.

Ne l’oublions pas : c’est sa fille, Anna, qui a appris à Freud les méandreux fantasmes d’une petite fille témoin de la violence parentale à l’égard d’un autre enfant de la fratrie… On sait que son père n’hésitera pas à y voir « un trait primaire de perversion » (Freud, 1919) et à en construire la structure ternaire du fantasme « Un enfant est battu », dont on ne retient souvent que l’apport concernant le masochisme, issu du retournement qui fait de l’enfant battu le fantasmant lui-même.

Or c’est au contraire de la première phase du fantasme que nous souhaitons repartir (« Le père bat l’enfant haï par moi ») telle qu’Anna devenue fille préférée de Freud le lui révélera, à l’âge adulte, dans le rapprochement œdipien qui mettra celui-ci en position d’analyste et assurera à celle-là d’être indéfectiblement « du côté du père »...

Qu’est-ce qu’évite tout enfant dans cette rupture de la solidarité fraternelle sinon l’expérience douloureuse que Freud décrit en ces termes : « Ainsi, plus d’un enfant qui se considère comme trônant en sécurité dans l’amour inébranlable de ses parents a été d’un seul coup déchu de tous les cieux de sa toute-puissance présomptueuse. » (ibid., p. 227).

Il nous faut donc retourner au temps d’avant la chute, avant cette « rupture du sol de l’évidence » (Mijolla-Mellor, 1992) pour situer le plaisir propre au fantasme de fustigation. Or, à ce stade, c’est la mère ou du moins le maternel tel que le père aussi peut, en partie, y avoir part qui constitue le monde.

Cependant, le féminin que nous désignons ici n’est pas pour autant le maternel vu du point de vue de la mère, et pas non plus le féminin tel que Freud s’efforcera de le définir comme une acquisition longue et difficile pour la petite fille.

Il s’agit de cette image archaïque bien représentée par la conjonction entre l’approche kleinienne et celle de Piera Aulagnier, où la vie pulsionnelle de l’enfant se confond avec le féminin de la mère qui tend à l’englober, entend ses demandes avec ses propres projections et se fait pour lui « porte-parole » dans sa relation anticipante au monde.

Le féminin ainsi désigné est ce conglomérat primordial dans lequel l’enfant est immergé qu’il soit fille ou garçon et dont il devra sortir pour ne pas rester appendice ou terre colonisée de cette matrice originelle. Mais en quoi la cruauté est-elle ici concernée ?

Si nous revenons à la première phase du fantasme « Un enfant est battu », nous trouvons sous la plume de Freud une bien intéressante formulation qui nous conduit tout droit à l’informe insaisissable du conglomérat précédemment évoqué. Le fantasme qui satisfait à la fois la pulsion amoureuse de l’enfant et ses intérêts égoïstes n’est pas facile à caractériser : « Cela ressemblerait donc à la promesse faite par les trois sorcières à Banco : pas à coup sûr sexuel, pas même sadique, mais pourtant la matière d’où doivent sortir l’un et l’autre ».

Cette étrange prédiction shakespearienne situe la cruauté en deçà du sadisme dans la jouissance de la toute-puissance que l’enfant prête à la mère primordiale.

Que celle-ci soit aussi faite de la complémentarité qu’apporte l’enfant, qui en jouit par symbiose, explique pourquoi ce féminin-là repose sur le fantasme de celui-ci. La cruauté y apparaît comme un temps d’avant, ce que l’ambiguïté de la notion de « barbarie » tentera de rejoindre dans un retour qui ne peut être que destructeur. À l’inverse, ce que le rêve du poisson évoqué plus haut confirme, c’est que comme représentation primaire, la cruauté est inconsciente et, en revanche, se révèle dans l’après-coup de la chute hors de la toute-puissance qui en fait alors une faute irrémédiable.

Vouloir malgré tout tenter de s’identifier à cette toute-puissance cruelle est impossible car le vœu lui-même est sadique dans son essence, guidé par une attente de plaisir qui n’ignore plus rien de la souffrance de l’autre.

À ce point, se rejoignent et se fixent en un nœud pervers la destructivité spontanée, qui est liée au mouvement même de la vie qui s’affirme aux dépens et dans l’inconscience de ce qui l’entoure, et la rigidité des équilibres de pouvoir qui en assurent la régulation.

S’appuyant sur cette dernière, le sadisme individuel va prendre l’alibi d’une cruauté nécessaire et salutaire, légale en un mot, celle qui ignore, rejette, élimine comme on « dégraisse » le personnel excédentaire d’une entreprise ou que l’on « élague » ce qui n’est pas rentable ou qui fait de l’ombre…

 

 

Jérôme Dupré-Latour

Mais peut-on se déprendre de la cruauté ? Freud nous a appris que d’un point de vue individuel ou collectif, il était vain et dangereux de vouloir ignorer notre penchant à l’agression et à la prédation d’autrui. Le connaître permet-il pour autant d’en réprimer ou d’en sublimer l’exercice ou bien au contraire, est-ce que le champ alors ouvert n’est pas d’autant plus illimité qu’il se pare des apparences de la bonne conscience et des bons motifs ?

Ce difficile partage entre dureté et cruauté fait le fond de bien des dérives. Freud lui-même n’hésite pas à assurer à son patient l’Homme aux rats qu’il n’a pour sa part aucun penchant à la cruauté, qu’il ne voudrait certes pas le tourmenter, mais qu’il ne peut le dispenser de choses dont il ne dispose pas : « Il pourrait tout aussi bien me demander de lui faire cadeau de deux comètes », conclut-il.

La dénégation de Freud a long à nous apprendre sur le sujet de la cruauté. On sait qu’il exigera de l’Homme aux rats que, malgré son angoisse et sa souffrance, réitérées par le récit du supplice cruel des rats qui pénètrent dans l’anus du condamné par un entonnoir et le dévorent de l’intérieur, il le dise à haute voix et, en l’énonçant, en assume la terrible jouissance.

La cruauté s’inscrit en cascade dans un jeu de miroirs : celle de l’inventeur du supplice, celle du bourreau, celle de celui qui la raconte (le « capitaine cruel » mais aussi l’Homme aux rats lui-même) et enfin celle des écoutants qui la retransmettront comme élément du récit clinique.

On y verra selon les protagonistes une barbarie sadique, une jouissance masochiste ou l’expression de la dureté de la règle, celle de l’analyse en l’occurrence, qui impose de tout dire quel que soit le déplaisir qui s’y attache.

Tenter de débusquer la cruauté sous ses formes banalisées et d’en comprendre la signification pulsionnelle et les risques d’extension individuels et collectifs constitue pour le psychanalyste une gageure à tenter.

Mais comment l’appréhender en une forme simple sans la vider de son contenu et en faire un portrait abstrait, une épure métapsychologique ?

Le recours à la littérature est une manière de retrouver la clinique sans avoir à se confronter aux insolubles questions éthiques qui surgissent dès que l’on rend compte d’une histoire confiée par un patient. En l’occurrence la cruauté au féminin pouvait être assez largement illustrée et devenir l’argument à l’origine de ce livre par les « reines du crime » qualifiant certaines romancières de langue anglaise, auteurs de romans policiers ou de nouvelles. Considérées souvent comme les héritières d’Agatha Christie, elles en sont en réalité fort différentes et ne se ressemblent pas davantage entre elles. Elles ont cependant quelque chose en commun qui justifie cette filiation imaginaire. Il apparaît qu’une interrogation sur ce que les lecteurs – et plus particulièrement les lectrices – de ces textes pouvaient y rechercher (et y trouver massivement, si on tient compte du fait qu’il s’agit à chaque fois de best-sellers) est de nature à éclairer une jouissance du cruel, une manière de vivre les motions primitives dans ce domaine qui ne sont jamais qu’imparfaitement recouvertes par le vernis de la civilisation.

Au-delà de l’énigme et du suspense, de l’angoisse et du plaisir que génère le scénario lorsqu’il s’agit d’une situation imaginaire maîtrisée, quelque chose de commun dans la manière de conduire le récit, de présenter les faits, me semble justifier le rapprochement entre ces femmes auteurs de fictions. Cet affect récurrent qui traverse leurs textes se rapporte à la cruauté, et l’interrogation surgit de savoir si on serait alors en présence d’une modalité spécifiquement féminine de cette composante pulsionnelle que Freud considérait d’essence masculine.

Certes, la distance de la narration permet de désigner cette cruauté comme celle de l’autre auquel aucune identification n’est requise et qui conforte au contraire le lecteur dans sa position d’innocence. Mais, pourquoi avoir besoin de s’en persuader toujours à nouveau si ce n’est pour mobiliser le frisson de la présence du pulsionnel sous sa forme archaïque, celle du temps d’avant quand la culpabilité n’avait pas encore exercé son emprise ? L’immédiateté du principe de plaisir est au fondement de la cruauté qui se confond toujours avec l’insensibilité, voire l’inhumanité, non pas dans la recherche de la souffrance de l’autre mais dans l’indifférence, l’ignorance à son égard.

Une telle position s’avère rapidement intenable car elle supposerait un sujet sans fantasme, sans perception de l’autre. De ce fait, le destin de la cruauté originaire est d’être rattrapée par le sadisme qui introduit du désir et donc de l’humain.

Pourtant, cette indifférence nous concerne autrement que comme une position mégalomaniaque délirante ou abstraite. Elle renvoie fondamentalement à la disproportion, à l’asymétrie qui existe entre le bébé et sa mère.

C’est cette même disproportion que l’on retrouve toutes les fois où il est question de cruauté qui s’exerce toujours à l’égard d’un faible qu’il s’agisse d’un enfant, d’un animal ou d’une minorité ethnique. Le modèle originel de cette relation de dépendance de celui qui va devenir victime à l’égard de celui qui va abuser de sa force se trouve dans la relation entre la mère et le tout petit enfant.

Si les pleurs de ce dernier lorsqu’ils l’alertent et qu’elle y répond efficacement constituent la matrice de l’échange humain et le point de départ des motifs moraux, n’est-ce pas précisément parce qu’il est en son redoutable pouvoir de les ignorer ?

À ce titre l’indifférence maternelle peut bien apparaître comme la figure emblématique de la cruauté, d’une cruauté sans sadisme qui ne serait que l’absence de l’extension de son narcissisme à l’infans, nécessaire à la survie de ce dernier.

Les figures féminines convoquées ont converti cette dimension le plus souvent en son envers, soit celui de l’emprise sur l’autre avec son cortège de justifications au nom du Bien, de l’éducation ou du sacrifice personnel. Mais le fantasme de la Déesse Mère, omnipotente et indifférente constitue la face cachée de ce continent noir vis-à-vis duquel l’aberration suprême serait d’imaginer qu’il puisse vouloir quelque chose en dehors des objets de sa propre complétude.

Illustrations

References

Bibliographical reference

Sophie de Mijolla-Mellor, « La cruauté originaire », Canal Psy, 77 | 2007, 4-6.

Electronic reference

Sophie de Mijolla-Mellor, « La cruauté originaire », Canal Psy [Online], 77 | 2007, Online since 22 septembre 2021, connection on 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2794

Author

Sophie de Mijolla-Mellor

Professeur de psychopathologie et psychanalyse à l’Université Paris Diderot, psychanalyste, membre du IVe Groupe, directrice de l’école doctorale « Recherches en psychanalyse »

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