Le cancer a-t-il une composante psychique ? Est-ce une maladie psychosomatique ? Le psychisme agit-il sur cette affection, et comment ? La « mentalisation », concept proposé par P. Marty (1991) et/ou « la fonction de l’imaginaire », terme issu cette fois de la théorisation de M. Sami-Ali (1987), ont-ils – réellement – une valeur biologisante, c’est-à-dire ces processus psychiques auraient-ils une vertu favorisant la réorganisation somatique de l’homme atteint physiquement ?
Toutes ces questions qui reviennent de façon récurrente, les trois premières chez l’homme du commun, les dernières étant plus spécifiques des spécialistes, et des psychanalystes psychosomaticiens en particulier, nous invitent à revenir sur le terme psychosomatique, son (plutôt ses) acception(s) et surtout les croyances, dérives et méprises auxquelles il donne encore lieu aujourd’hui.
Psychosomatique, une appellation non protégée
Comme le notait déjà N. Nicolaïdis (2000), le terme psychosomatique n’est pas une appellation protégée. De là découle sans doute la pluralité des significations, usages et surtout mésusages, que ce terme a connus et connaît encore. Ainsi que nous l’avons récapitulé dans un précédent écrit1, le terme psychosomatique peut s’employer en tant qu’adjectif ou substantif et venir qualifier maints objets : maladie (ou trouble), malade, approche, ordre, situation, unité… Tel est en effet ce qu’on a pu observer au fil de l’histoire de cette nouvelle discipline2, la psychosomatique, ou approche du sujet (cf. plus loin) née au carrefour de la médecine, de la psychologie et de la psychanalyse, et où se sont succédé différentes conceptions de ce qui, pour leurs auteurs respectifs, pouvait être qualifié, pensé comme psychosomatique : ainsi, et pour n’en donner que quelques exemples, on est successivement passé d’une conception de la « maladie psychosomatique » défendue par F. Alexander3 aux USA dans les années 1950, à celle, concomitante, de « malade psychosomatique » de F. Dunbar, puis à celle de I’« ordre psychosomatique » proposé dans les années 1980 par P. Marty4 et les membres de son école, dite École Psychosomatique de Paris (ou Ipso).
Quoi qu’il en soit, à ce jour et malgré ce que laisse entendre, supposer, fantasmer, la construction même de ce terme formé du préfixe psycho placé devant le mot somatique, quand les spécialistes de notre discipline, la psychologie clinique d’orientation psychanalytique, emploient ce terme, c’est de façon dégagée de toute idée du primat du psychisme. En effet aujourd’hui, il n’est pas, et même certainement plus, question de penser une quelconque action causale du psychisme qui prédominerait sur tout autre facteur ou déterminant dans la genèse, chez l’individu, d’une affection, dont l’expression (la forme) est somatique, c’est-à-dire d’une affection qui engage la santé voire le pronostic vital du sujet, et ce de manière plus ou moins importante qui plus est.
Sans doute faudrait-il pouvoir se déprendre de ce terme psychosomatique, l’abandonner – comme le suggère, par exemple, P.-H. Keller (2000, 2008) – et lui préférer, comme on le fait justement en psychologie clinique à l’université Lyon 2, l’expression plus générale de Clinique du somatique5 – tant ce terme de psychosomatique est susceptible d’entretenir l’équivoque ou le malentendu ; car il tend surtout de par sa construction sémantique même à suggérer un déterminisme psychique majeur – dans l’ensemble des maladies sinon dans certaines d’entre elles seulement, mais engageant toutes quoi qu’il en soit le corps réel du sujet – là où en réalité il convient plus que jamais de reconnaître :
- d’une part, la polyfactorialité, le polydéterminisme existant dans toute situation de trouble, que celui-ci se manifeste sur un registre physique ou psychique. Pour n’en prendre qu’un exemple, il faudrait être (un psychopathologue) fou aujourd’hui pour ne pas reconnaître l’existence, démontrée scientifiquement, de paramètres biologiques ou génétiques par exemple dans les troubles psychopathologiques, tels que schizophréniques ou autistiques, mais ces paramètres à eux-seuls n’épuisent aucunement la signification de la survenue de ces troubles chez le patient et n’excluent nullement en conséquence des approches thérapeutiques autres, telles que psychologiques et psychanalytiques ;
- et d’autre part, la multiplicité des formes de causalité (il existe une causalité de hasard, une causalité paradoxale, etc.) ainsi que l’ont récemment rappelé G. Pragier et S. Faure-Pragier (2007), tout en sachant aussi qu’en matière de causalité aujourd’hui, il est bien moins question de linéarité que de circularité, de récursivité. Les différents facteurs, d’ordre multiple, engagés dans la survenue d’une affection interagissent entre eux selon des boucles de rétroaction, annulant de ce fait tout espoir de parvenir un jour à isoler la part agissante respective de chacun des agents pathogènes répertoriés dans son apparition. Ces données invitent donc plus que jamais à se déprendre de l’illusion psychique causaliste univoque. Cela vaut bien sûr aussi pour toute autre illusion portant sur d’autres causalités… (Certes, l’on sait bien aussi que les fantasmes ont la vie dure et surtout raison d’être pour leurs auteurs… !) C. Smadja et G. Szwec, membres de l’École psychosomatique de Paris, avaient déjà tous deux invité à cette position de renoncement en écrivant en 1995 que « … les théories du “tout biologique” ou du “tout psychique” ne conduisent qu’à des impasses6 ». Elles sont surtout pures spéculations imaginatives au regard des considérations récentes de la Science soulignant de plus en plus l’interaction entre organisme et environnement (cf. par exemple les travaux de P. Magistretti sur la plasticité neuronale et l’environnement).
Corps réel-corps imaginaire ou l’intrication du psychique, du libidinal et du somatique
Aujourd’hui donc, si le terme de « trouble psychosomatique7 » et son usage perdurent dans la littérature psychopathologique psychanalytique, c’est au titre de catégorie clinique, pour différencier ces phénomènes ou situations dans lesquels le corps réel du sujet est assez massivement engagé/touché, en regard de la catégorie clinique du « trouble de conversion » mobilisant davantage le corps imaginaire et érogène du sujet, même si au demeurant, et comme S. Freud (1905) n’avait pas manqué déjà de le souligner, il existe néanmoins toujours, chez le sujet porteur du-dit symptôme de conversion, une situation de « complaisance somatique » – autrement dit un substratum dans le corps réel (une atteinte de ce corps réel). Ce qui tend à montrer au passage que corps réel et corps imaginaire sont loin de s’exclure totalement, comme certains modèles théoriques psychosomatiques l’ont longtemps prôné, mais au contraire que tous deux entretiennent des rapports constants, continus parfois aussi distendus, en tous les cas variables ; ils sont intriqués, plus ou moins8, à des degrés divers, selon les individus (N. Dumet, 2002) et même selon les moments de la vie chez un même individu (C. Dejours, 2002). Trouble de conversion et trouble psychosomatique ne sont alors à ce titre que des paradigmes cliniques – sinon surtout des constructions théoriques – illustrant chacun l’exacerbation d’un corps dominé (pour l’un, le premier) ou au contraire amoindri (pour le second, ou seulement dans certains cas) dans ses potentialités imaginaires. Encore convient-il de préciser que ce n’est pas le même imaginaire qui se trouve mobilisé, associé ou pas de la même manière encore dans ces différentes cliniques du corps affecté voire malade. Si le trouble de conversion mobilise davantage l’imaginaire œdipien névrotique du sujet, le trouble somatique (ou trouble psychosomatique, donc, selon notre vocabulaire spécialisé), lui, convoque davantage le registre de l’imaginaire archaïque ou prégénital, même si bien sûr des vécus et angoisses de séparation comme de castration peuvent aussi être réveillés au passage chez le malade somatique.
Objet et modalités cliniques d’une approche psychosomatique psychanalytique
Ainsi, maintenir et promouvoir aujourd’hui une approche psychosomatique psychanalytique ne consiste nullement à « aborder le symptôme somatique […] [en se plaçant] d’un point de vue causaliste » comme le dénonçait M.-J. Del Volgo (2000), mais bien plutôt à aborder le sujet dans son ensemble, dans la totalité de sa personne. Cette approche invite notamment à envisager chez lui les différents destins possibles de son économie pulsionnelle : psychique, comportemental, corporel et somatique. Nous distinguons ici ces différents registres pour des raisons uniquement pragmatiques/didactiques, tant dans la réalité humaine il nous parait inconcevable de les hiérarchiser et a fortiori de les opposer radicalement entre eux. Certes le somatique n’est pas le psychique ; certes il existe des agis comportementaux et somatiques, phénomènes de pures décharges ; mais ceux-ci, s’ils traduisent, parfois sinon souvent, l’échec ou l’impossibilité d’un travail psychique, d’une expression psychisée chez leurs auteurs, sont bien l’œuvre d’une subjectivité, d’une subjectivité en peine assurément, en peine surtout de traiter ses excitations, souvent délétères, autrement que selon ce registre. « Penser psychosomatique9 » ne consiste donc nullement à « aborder le seul symptôme » (comme le pensait alors M.-J. Del Volgo, 2000) mais à appréhender l’autre et sa souffrance, quel que soit le registre particulier (psychique, somatique, …) selon lequel cette souffrance s’exprime, à partir de la singularité de sa subjectivité, la sienne autant que celle du patient. En cela cette écoute et rencontre de l’autre ressortit bien d’une approche authentiquement psychanalytique (I. Adomnicaï, M. Houari, 2008).
Ces rappels et précisions terminologiques étant faits, qu’en est-il maintenant de l’approche psychosomatique du sujet porteur d’une affection cancéreuse (ou plus largement atteint par une maladie grave et/ou à caractère létal) ?
Loin d’étudier cette question au regard des travaux (encore peu nombreux… ) consacrés en psychanalyse à l’approche du malade cancéreux et auxquels nous renvoyons le lecteur10, nous reprendrons brièvement ici le cas d’une patiente, Mme B.11, ayant présenté successivement deux atteintes cancéreuses (atteinte du sein, puis quelques années plus tard de l’utérus) pour nous intéresser à un petit point, le rôle que jouât pour cette patiente sa propre théorisation psychosomatique de ses troubles somatiques dans la suite du travail psychique intra- et intersubjectif qu’il fut possible de mener ensemble.
À peine passés les premiers instants, un peu difficiles, de la première consultation12, Mme B. énonce rapidement le lien qu’elle a établi elle-même entre ses maladies et la personne de son conjoint, ses présences-absences, et en conséquence son désarroi et sa culpabilité (à elle) de se déclencher des maladies pour qu’il reste justement présent à ses côtés. Cette patiente, qui se décrit comme très cérébrale – entendons pour notre part rationalisante à certains égards – alloue donc spontanément et rétrospectivement une origine psychique à ses troubles et relie même leur localisation anatomique à des vécus très précoces, vécus maladifs eux aussi, ayant même (déjà ?) fait craindre pour sa survie. Les médecins consultés alors l’avalent en effet, rapporte-t-elle, jugée « perdue », condamnée ; et Mme B., bébé (âgée de neuf mois), s’en était « miraculeusement » sortie après l’invocation d’une prière, soit en réalité après le retour en urgence de ses parents à son chevet (la patiente étant alors à la garde de ses grands-parents, séparée géographiquement de ses parents pour des raisons d’abord professionnelles puis familiales de ces derniers). Cette patiente présente donc pour particularité13 d’avoir spontanément théorisé ses affections en termes psychosomatiques14. Si cette production auto-théorisante et la recherche d’une causalité psychique à ses différents troubles somatiques15 signent chez Mme B. une attitude fort défensive, cette théorisation constitue simultanément « son roman de la maladie » (M.-J. Del Volgo et al., 1994) et même sa « vérité subjective » (J. Lacan, 1966 ; M.-J. Del Volgo, 1997, 2003) qu’il convient à ce titre d’entendre et de respecter. Précisons de suite bien sûr que face à cette théorie psychosomatique propre à la patiente, nous nous gardons bien de dire quoi que ce soit à Mme B. ; nous nous gardons de réfuter ou de cautionner sa conviction personnelle, mais nous l’invitons à dire (cf. « l’instant de dire », M.-J. Del Volgo, 1997) et nous nous contentons dans cette première séance comme dans d’autres de relancer parfois son processus psychique associatif. C’est dire que cette patiente ne présente aucun des signes psychiques déficitaires majeurs associés à la somatisation selon la théorie de l’lpso : pensée opératoire, dépression essentielle, pauvreté psychique, etc. Certes, pour Mme B. les atteintes cancéreuses sont derrière elle mais elle est venue consulter pour deux nouveaux troubles (surpoids et diabète). Ce qui est en revanche patent dans son discours comme dans son fonctionnement, c’est (notamment) un important besoin de se vider, de se décharger enfin de vécus pesants. Parmi les plus prégnants et douloureux pour elle : l’éloignement affectif de son mari vécu comme un abandon, la liaison extra-conjugale de son mari et la naissance d’un enfant issu de cette liaison. Si l’éloignement affectivo-physique du mari lui fait revivre de nombreuses séparations infanto-juvéniles d’avec ses parents, la naissance de cet enfant vient quant à lui raviver et répéter dans le vécu de Mme B. la naissance de ses petits frères et sœurs quand elle était fillette puis adolescente et alors tenue éloignée/à distance de sa mère durant les grossesses de celle-ci. Comme on l’entr’aperçoit, des angoisses et vécus, tant actuels qu’infantiles, tant de castration que de séparation, sont particulièrement prégnants chez Mme B. et là encore mettent en défaut l’hypothèse martyenne d’absence de représentation mentale chez le patient somatique. Au contraire, et même si l’on observe au départ un fonctionnement psychique sous l’égide de mécanismes intellectualisants, rationalisants et la recherche d’une causalité psychique, ceux-ci n’obèrent pas le travail psychique de Mme B. Celle-ci présente une véritable capacité à penser (et panser psychiquement) ses troubles et souffrances, et progressivement au décours de la relation thérapeutique nouée avec elle, elle va se livrer à un véritable travail psychique de tissage ou filage de ses représentations, des plus actuelles aux plus anciennes, infanto-juvéniles et même archaïques, opérant là un véritable travail d’élaboration de certains traumas affectifs présents mais surtout passés, incorporés sans doute, voire clivés (C. Dejours, 2001) et alors en attente, à la faveur de sa souffrance affective, elle-même indexée sur ses expériences maladives antérieures ou plus récentes, d’appropriation subjectivante.
Ces quelques éléments cliniques nous permettent juste de souligner, pour conclure, combien l’approche psychosomatique du sujet conduite ici est fondamentalement psychanalytique dans la mesure où il s’agit de cheminer avec le patient (certes Mme B. ne fait pas partie des personnalités les plus difficiles que l’on peut rencontrer dans la pratique clinique, et a fortiori en clinique du somatique), au gré de ses associations16, de son travail de la pensée et aussi de son corps (ses expériences, ses maux somatiques, ses souffrances) en tant que celui-ci se donne « comme exigence de travail pour la pensée » (C. Dejours, 2002).