Une partialité nécessaire dans le soin psychique auprès du malade somatique
Notre propos concerne la guérison1, ou plutôt le positionnement psychique et professionnel du psychologue face au malade somatique, soit un sujet atteint dans sa chair, parfois gravement, au point que le pronostic vital puisse même se trouver engagé.
Cette clinique nous amène à interroger ce qu’est la guérison pour nous psychologues clinicien(nes) ? Comment en effet pensons-nous la guérison ? Que faisons-nous de l’état de santé du patient, de sa bien portance ou (et surtout) au contraire de sa fragilité somatique ? Pour le dire autrement, les praticiens du psychisme peuvent-ils « réellement » rester sourds et aveugles à la (dimension de) réalité somatique du patient ? Que nous intervenions dans le cadre de l’hôpital général, ou non, pouvons-nous nous affranchir de toute considération ou préoccupation thérapeutique, qui plus est vis-à-vis de l’équilibre somatique du patient et privilégier, en conséquence, ainsi que Sigmund Freud l’a historiquement montré, la seule écoute de la vie psychique et fantasmatique du sujet ? Et ce, ajouterons-nous, sans mesurer, voire même dans l’ignorance sinon dans l’inconscience totale… des effets qu’aura en retour la mobilisation de cette vie psychique et fantasmatique sur l’état somatique du patient ?
En réponse à ces questions, l’hypothèse que nous proposons est la suivante : la « préoccupation thérapeutique » du psychologue témoigne assurément d’une partialité du clinicien, mais d’une partialité nécessaire dans le soin psychique auprès du malade somatique.
Pour soutenir cette hypothèse, nous reprendrons succinctement dans un premier temps la question très générale de la guérison en psychanalyse, puis, dans un second temps, nous envisagerons la question de la spécificité de cette guérison face au malade somatique. Ce qui nous conduira alors, dans un troisième temps, à envisager comment la préoccupation thérapeutique du clinicien pour le malade somatique prend singulièrement sens au regard des enjeux du processus transféro-contre-transférentiel, au regard des enjeux psychiques actualisés dans ce processus, et comment alors cette préoccupation thérapeutique peut être pensée comme une modalité « d’expérience agie partagée » (Haber, Godfrind, 2002), laquelle s’avère bien souvent nécessaire à la réorganisation du sujet malade.
Psychanalyse et guérison
Le désir de guérison a, comme chacun le sait, plutôt mauvaise presse chez les praticiens du psychisme d’orientation psychanalytique, sans doute parce que Sigmund Freud (1937) a écrit que « la guérison vient de surcroît » ; d’autres psychanalystes après lui sont même allés jusqu’à soutenir que la guérison serait inutile. Catherine Clément (1978) rappelle en effet à ce propos combien la guérison est devenue, pour certains psychanalystes d’obédience lacanienne, un mot haïssable : « … Guérir c’est bon pour les psychiatres, les psychologues, pour les médecins, pas pour eux » (Clément, 1978, p. 82) écrit-elle en parlant de ces analystes.
Mais quand Sigmund Freud formule cette idée de la guérison comme une finalité secondaire du traitement psychanalytique, il ne parle alors que de l’objectif de la cure-type, d’une part, et de la seule disparition des symptômes psychiques, symptômes névrotiques qui plus est, d’autre part. Les malades porteurs de troubles somatiques ayant été dès la naissance de la psychanalyse, écartés de son approche, jugés même comme contre-indications à celle-ci2. L’extension, depuis, de l’abord psychanalytique à de tels malades (comme à d’autres, réputés difficiles) invite donc d’ores et déjà à relativiser sinon revisiter cette conception de la guérison. Nous y reviendrons plus loin.
À ce premier élément s’ajoutent encore les débats et controverses qui, bien qu’anciens, demeurent toujours d’actualité entre psychothérapie et psychanalyse, l’opposition entre elles deux, d’ailleurs souvent résumée par une tout aussi célèbre formule que la précédente3, à savoir : à l’or pur de la psychanalyse s’oppose le vil plomb de la psychothérapie. Formule voulant donc encore signaler que le travail d’exploration de l’inconscient mené dans la cure prime bien davantage sur la résolution des conflits psychiques sous-jacents aux symptômes du patient, a fortiori sur la disparition de ces symptômes. Et si ces symptômes disparaissent, alors, comme le dit joliment la première formule freudienne, c’est « de surcroît ».
S’en tenir à une telle vision – ou s’attacher fétichiquement à cette formule – revient à oublier que les implications thérapeutiques sont pourtant bel et bien inscrites dans la définition même de l’analyse, ainsi que Michel de M’Uzan (1994) l’a rappelé. En effet, « dans la pratique psychanalytique, le désir de guérir se trahit dans la notion de cure elle-même, ainsi que dans l’insistance sur le pôle bienveillant de la neutralité définie par Freud » (Duparc, 1994, p. 990). Autant dire qu’il semble bien y avoir eu chez Freud lui-même une ambivalence à l’égard du désir de guérison ; ambivalence qui trouverait sans doute sa source, selon François Duparc (1994), dans le vif contre-investissement du désir de Freud de guérir (justement !) sa mère dépressive après la mort de son frère Julius.
Laissons de côté l’histoire freudienne pour revenir à cette antinomie énoncée/supposée entre thérapie et psychanalyse.
Michel de M’Uzan n’a pas manqué de s’interroger sur l’évolution au sein de la psychanalyse ayant conduit à un tel discrédit, pour ne pas dire un tel opprobre, sur les ambitions thérapeutiques de la psychanalyse. Ainsi, écrivait-il : « À l’heure actuelle, on raille volontiers celui qui se risque à parler des implications thérapeutiques en psychanalyse. […] Quant au terme de “guérison”, seul un esprit candide peut se laisser aller à le prononcer. » (M’Uzan, 1994, p. 33). Comme ces mots en attestent, la guérison est devenue un objet à la limite de la faute, de la honte, pour ne pas dire du mépris.
D’où provient pareille évolution, sinon dérive ?
Notre propos centré sur la guérison somatique en psychanalyse nous conduit non pas tant à recenser l’ensemble des éléments ou facteurs ayant pu conduire à cette évolution, qu’à nous centrer sur un type de raison pouvant éclairer le délaissement, l’abandon, voire la méfiance psychanalytique vis-à-vis de l’ambition thérapeutique de la cure (ou de celle par extension du travail psychique). À savoir que l’ambition thérapeutique peut, dans certains cas, s’avérer néfaste au déroulement du processus analytique lui-même.
C’est ce dont rend compte, par exemple, le psychanalyste Pierre Fédida (2002) à partir du cas de Raphaëlle, l’une de ses patientes en analyse, à laquelle il est conduit à lui signifier – « de façon assez directive », comme il le reconnaît lui-même (Fédida, 2002, p. 99) – d’aller consulter un gynécologue (de son choix) en raison de symptômes physiques avérés (et qui vaudront d’ailleurs une hospitalisation à la patiente). Pierre Fédida montre combien cette intervention de sa part a influé sur la suite du travail analytique, au point d’ailleurs de l’interrompre4 : la patiente n’a, en effet, pas supporté cette intervention (verbale) de la part de son analyste dans la sphère de sa vie somatique, intervention vécue par elle comme une rupture d’avec la position analytique attendue de lui, et vécue surtout comme la répétition et reviviscence, dans l’analyse, d’une attitude maternelle davantage centrée sur l’écoute des besoins du corps que des besoins psychiques de sa fille. Cet épisode, voire cet aléa, dans le processus analytique fait ainsi écrire à Pierre Fédida que « les idéaux de la guérison font courir le risque de couper la régression transférentielle de son plein accomplissement » (Fédida, 2002, p. 99).
Comme on le voit bien avec cette situation clinique, l’intervention de l’analyste portant sur une partie de la réalité de la patiente, sa réalité somatique en l’occurrence, a exacerbé chez celle-ci un transfert maternel alors peu supportable et de ce fait aussi peu élaborable pour/par elle à ce moment précis de la cure. Mais aurait-il vraiment fallu à l’analyste rester sourd et muet devant les nécessités somatiques de Raphaëlle, devant le risque vital encouru ? Lui aurait-il fallu risquer de renforcer le déni de la patiente à l’endroit de ses besoins vitaux, et ce, pour favoriser et maintenir un lien transférentiel qui n’attendait sans doute qu’une occasion pour être attaqué et rompu… en vertu de la compulsion de répétition ?
La réponse est sans aucun doute éminemment variable du fait de la personnalité du patient (ici de la patiente) concerné, mais variable aussi selon chaque praticien, et surtout aussi selon les convictions ou théories de référence de ce dernier.
C’est ici qu’il convient donc d’aborder cette question de la guérison – ou plus simplement celle de l’attention portée au corps réel – d’un point de vue plus spécialisé qu’est celui de l’approche psychanalytique du malade somatique, que cette brève vignette clinique empruntée à Pierre Fédida a permis chemin faisant d’introduire.
La psychanalyse et le malade somatique
Auprès des patients somatiques, la priorité et l’objectif premiers et patents du travail psychique ne sont évidemment pas de soigner, au sens d’éradiquer l’affection organique dont souffre le patient ; en revanche il ne saurait être question de négliger la dimension du corps réel du patient et celle de ses enjeux vitaux. Face à cette clinique particulière5, le (psychologue) praticien ne peut, en effet, se contenter d’être seulement à l’écoute privilégiée, voire exclusive du corps imaginaire et érogène ou des seuls conflits psychiques de son patient. A fortiori – et cela arrive de temps à autre, Raphaëlle, la patiente de Pierre Fédida permet de l’apercevoir – quand le patient présente une attitude de déni vis-à-vis de son état de santé et de ses dérèglements somatiques. Car cela reviendrait en effet alors à cautionner cette attitude défensive chez le patient. Cela équivaudrait, du côté du clinicien, à la reproduction en miroir de l’attitude déniante du patient. Cela équivaudrait donc encore à une communauté de déni, qui « affecterait ici le corps, et donc aboutirait à la mort » (Aisenstein, 1991, p. 648). En somme, la dénégation pour ne pas dire le déni chez le psychologue du désir de contribuer à l’amélioration (voire à la guérison) symptomatique du patient constitue un risque pour le patient lui-même.
Comme l’écrit encore Marilia Aisenstein, « l’idée de “besoin de guérison” devient [alors] dans ce domaine [la clinique médicale, le champ psychosomatique] beaucoup plus complexe qu’en matière d’analyse classique » (Aisenstein, 1991, p. 648). Telle est aussi la position de Marie-Claire Célérier, psychanalyste intervenant en territoire médical, et pour laquelle, face au malade somatique, « on est loin de la position éthérée du soi-disant non-désir de l’analyste dans la cure et de la guérison obtenue de surcroît » (Célérier, 1989, p. 125).
Il apparaît donc vain de se défendre plus avant contre ce désir (aussi ténu soit-il…) de guérison chez le clinicien à l’endroit du patient ; bien au contraire importe-t-il de le reconnaître comme (un) élément constituant (parmi d’autres) de son contre-transfert, élément qu’il convient en conséquence de penser singulièrement, et de penser dans le lien transférentiel au patient bien évidemment aussi. Nous y reviendrons un peu plus loin.
Un point paraît devoir au préalable être souligné, rappelé, dans cette question de l’abord clinique, voire psychanalytique, du malade somatique. À savoir : le rôle, central, ou clef, que tient l’autre, l’objet, le rôle que joue celui-ci dans l’équilibration psychosomatique. En effet, l’équilibre – comme d’ailleurs le déséquilibre – psychosomatique du sujet n’est ni seulement affaire de corps, d’intégrité biologique, d’absence d’agents toxiques dans l’environnement du sujet, ni même simple affaire de psychisme, et surtout de psyché fonctionnelle, non carencée, bien mentalisée… comme le soutiennent certains modèles théoriques, ni même des deux réunis, c’est-à-dire de leurs seules inter-relations. Sans souscrire à la théorie relationnelle proposée par Mohammed Sami-Ali (2003), théorie qui fait justement de la relation ce qui relie et subsume le psychique et le somatique chez l’individu, il importe de rappeler que dans l’organisation psychosomatique – comme, réciproquement, dans la désorganisation psychosomatique – il est fondamentalement question de l’autre, de la relation affective existant entre sujet et objet.
Pour illustrer cette dimension relationnelle, on peut évoquer cette célèbre et néanmoins triste situation clinique rencontrée au cours de sa carrière par le Dr Lown, cardiologue américain.
Alors qu’il était interne dans un service hospitalier, le Dr Lown accompagne, avec d’autres assistants, le chef de service lors d’une de ses visites auprès des malades. S’adressant au groupe de médecins qui l’accompagnent, ce chef de service se met à dire à propos de l’une des patientes, et devant celle-ci – patiente qui a été soignée à plusieurs reprises par le passé dans ce même service pour une pathologie cardiaque – qu’elle « a une T.S. ». Juste après le départ de la chambre du Professeur, l’état somatique de la patiente alors stabilisé se modifie brutalement, et elle fait un œdème pulmonaire. Interrogée peu après par le Dr Lown sur ce qui lui arrive, la patiente relate alors les paroles du Professeur, en particulier l’abréviation T.S. qu’elle a entendue comme le fait d’être en phase de situation terminale (en anglais : « Terminal Situation » ou T.S.). Or le médecin-chef de service avait, par cette abréviation, juste voulu indiquer (à ses assistants, qui plus est !) un diagnostic, à savoir que la patiente présentait un « Tricuspis Stenosis » (ce T.S. voulant donc ici désigner la sténose d’une valve cardiaque). La patiente, elle en revanche, avait entendu, imaginé, compris autre chose de ces paroles (en l’occurrence, un pronostic, et un pronostic létal). Malgré tous les efforts menés par le Dr Lown tant au plan médical qu’au plan relationnel pour rassurer la patiente sur son état physique, celle-ci devait décéder quelques heures plus tard.
Dans cette histoire, on ne peut en toute vraisemblance imputer le décès de la patiente aux seules paroles du Médecin. Peut-être doit-on plutôt évoquer l’hypothèse chez elle d’une désorganisation massive préalable, brutalement majorée par l’impact traumatique (traumatique au sens freudien, c’est-à-dire débordant son pare-excitation) qu’ont eu en revanche pour elle ces paroles, compte tenu du contexte de fragilité somatique pré-existante et avérée qui était le sien, compte tenu également de la singularité de son économie psychique, peut-être alors par trop dépendante d’un Autre – ici le médecin-chef – perçu comme toute-puissante (voire comme ayant sur elle un pouvoir de vie ou plutôt de mort…). À cet égard, la désorganisation somatique brutale et létale de cette patiente serait donc, entre autres choses et du strict point de vue psychologique (mais ce n’est là que pure hypothèse), liée à cette méprise relationnelle, à son « erreur » d’interprétation des paroles d’autrui, c’est-à-dire encore à ce qui de (ou dans) la relation intersubjective médicale qui se voulait pourtant soignante a pris pour cette patiente singulière (à ses yeux et oreilles) un tout autre sens, en l’occurrence un sens mortifère plutôt qu’un sens vitalisant, porteur et restaurateur de son intégrité somatique. L’évocation de cette tragique situation clinique – certes infiltrée du prisme de son auteur, le Dr Lown, et d’un autre auteur Jean-Benjamin Stora (1999) qui la rapporte lui-même – loin d’être rarissime en clinique médicale, permet de mettre en évidence le poids non seulement des mots, mais aussi de l’objet soignant, sur le patient.
Les soignants œuvrant en milieu hospitalier peuvent justement narrer bien d’autres situations de ce type : comment tel patient, dont l’état somatique déclinait le week-end, « ressuscite » dès le lundi matin, au retour dans le service de telle ou telle infirmière particulièrement en empathie avec lui et/ou, corrélativement, sur laquelle il projette une imago maternelle rassurante, voire alors aussi vitale ou vitalisante6… Ce point ramène donc très précisément aux enjeux transféro-contre-transférentiels, et à ceux qui sont en particulier actualisés dans la relation du patient au clinicien, car le clinicien en tant qu’objet libidinal – ou objet de transfert – tient justement une place de choix dans la possible advenue d’aménagements nouveaux (aménagements d’ordre psychique et pas seulement de désordre somatique, comme dans la situation de la patiente Américaine à l’instant rapportée) chez le malade ; et la préoccupation thérapeutique du clinicien pour celui-ci n’y est sans doute pas étrangère.
Contre-transfert et malade somatique
La situation de maladie somatique, a fortiori si elle est grave ou à caractère létal, ne peut laisser le psychologue praticien indifférent ou neutre ; c’est une situation qui, à un degré ou à un autre, est source d’excitations traumatiques, et vis-à-vis de laquelle il importe « de parvenir à faire le deuil progressif de l’idéal (narcissique) de soma intact et intègre que tout un chacun porte en soi » (Debray, 2001, p. 61), faute de quoi le praticien s’expose inévitablement à certaines blessures dans sa pratique. Car « le patient porteur d’un risque pour sa propre vie est aussi porteur de risque d’échec et d’atteinte narcissique pour son thérapeute » (Parat, 1995, p. 244). La maladie comme source d’anxiétés pour le clinicien lui-même est sans doute ce qui explique en dernier ressort (chez lui) certaines positions voire certaines théories de la pratique – telle que la théorie consistant à privilégier l’écoute et l’attention sur la parole, le discours et le corps imaginaire (avec un tel modèle, on tient à distance ce qui est justement source d’anxiétés) ; c’est aussi ce qui peut expliquer, encore, certaines attitudes techniques, telles que celle, par exemple, consistant à refuser en psychothérapie un patient porteur d’affection somatique (sous prétexte qu’il est une contre-indication au travail psychique ; ce type d’attitude existe encore « malheureusement »), ou, pire7 encore, attitude consistant à passer le relais à un confrère soi-disant « spécialisé dans la prise en charge des malades somatiques » à partir du moment où le patient se met à développer une symptomatologie somatique ; la préoccupation thérapeutique qui retient notre attention ici constitue sans nul doute elle aussi une autre forme d’attitude du clinicien qui a partie liée avec les effets sur le professionnel de la rencontre avec le malade somatique. Plus globalement, il convient d’avoir à l’esprit que si la technique psychothérapeutique qui va être proposée (ou non) au patient tient en principe largement aux convictions et aux présupposés théoriques du praticien, les idéaux et les idéologies de celui-ci contaminent son contre-transfert (Aisenstein, 1991) ; mais la réciproque est tout aussi vraie, à savoir que c’est aussi (pour ne pas dire : surtout) le contre-transfert du praticien qui organise massivement chez lui ses convictions tant théoriques que techniques8. « … On ne peut “purifier” totalement la psychanalyse de toute infiltration idéologique, mais […] il convient plutôt d’en limiter l’impact en essayant de prendre conscience de la façon dont elle hante notre théorie et notre pratique. » (Duparc, 1994, p. 989.)
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Alors, au vu de ces différents éléments, la préoccupation thérapeutique du clinicien : sens ou non-sens ? Nécessité pour le patient ? Pour son thérapeute ? Défense de celui-ci alors ? Ou « expérience agie partagée » ?
Les psychanalystes Jacqueline Godfrind et Maurice Haber (2002) ont décrit sous le terme d’« expérience agie partagée » ce qui de la relation transféro-contre-transférentielle ne parvient pas à prendre forme psychique ou verbale dans le décours du processus psychanalytique, mais va souterrainement donner lieu à des agis de la part de l’analyste9 avant que celui-ci n’en prenne conscience et surtout ne puisse élaborer psychiquement ce qui est en jeu, ce qui est agissant à ce moment-là du déploiement du processus transférentiel. Ainsi, accepter sans réflexion un changement d’horaire de séance, ou bien alors d’honoraire… constituent quelques exemples de ce type d’agir de l’analyste, agir qui vient la plupart du temps en réponse à des expressions ou demandes elles-mêmes agies et surtout inconscientes du patient. Loin de constituer une entrave au processus analytique, Jacqueline Godfrind et Maurice Haber montrent combien nombre de ces agis participent pleinement au travail analytique, à la condition toutefois d’être perçus, pensés et analysés en après-coup de leur survenue.
De prime abord, il apparaît que la préoccupation thérapeutique ne rejoint pas totalement la description de l’expérience agie partagée. En ce sens que cette préoccupation thérapeutique est, la plupart du temps, loin d’être agie inconsciemment par le clinicien, elle est au contraire peu ou prou consciente ; les travaux précédemment rapportés de Marilia Aisenstein (1991) ou de Marie-Claire Célérier (1989) font clairement apparaître qu’elle est même une sorte de prérequis incontournable10 de la pratique clinique avec les malades somatiques, dont l’équilibre psychosomatique est précaire et justement vulnérable à la relation avec autrui. Là où expérience agie partagée et préoccupation thérapeutique se rejoignent, de notre point de vue, c’est en regard de ce qui se trouve actualisé ou activé dans le transfert par ces patients atteints dans leur soma, quelle que soit la déclinaison clinique de cette affection du psychosoma. Deux courts exemples ici pour introduire ce qui apparaît en jeu. Tout d’abord, celui d’une femme, à peine sortie de cure de chimiothérapie, qui prend rendez-vous pour un suivi psychologique ; elle énonce d’emblée ses angoisses de l’échec des traitements (médicaux). Elle a entendu parler des « bienfaits de la psychothérapie », elle espère alors « par la psychothérapie s’aider à aller mieux », toujours de ses propres mots. Au seuil comme au sortir de cette primo-consultation, la psychologue est plus que touchée par la détresse de cette femme, encore jeune, déjà très amaigrie et très faible, sans cheveux ni sourcils, et qui ne demande pas autre chose, en somme, que de l’aider à maintenir son auto-conservation ; s’agit-il d’une demande incongrue ? (Chacun se prononcera.) En tout cas, cette demande ne présente aucun caractère irrationnel ou irrecevable du point de vue psychologique.
Second exemple, celui de cette autre jeune femme qui remplit toutes les séances préliminaires de ses « énormes » problèmes conjugaux (selon elle) alors que ceux-ci ont surtout réactivé et exacerbé une anorexie chronique très invalidante pour son existence, mais dont elle s’évertue, en somme, à ne rien vouloir savoir ni parler. La psychologue passe plusieurs séances inconfortables au sortir desquelles elle se dit à chaque fois que l’essentiel n’a pas été vu, ou plutôt pu être parlé avec elle. Elle lui proposera toutefois une psychothérapie à la seule condition qu’elle soit simultanément suivie par un médecin de son choix, afin de lui signifier par-là l’attention portée à son autoconservation malgré elle. Bien que cela n’aura aucune incidence directe sur son comportement alimentaire (à court terme), la patiente pourra ultérieurement exprimer combien elle a été touchée par cette attention, véritable point de nouage du lien thérapeutique qui s’avérait au départ très précaire.
Ces deux très brefs exemples pour souligner la reconnaissance, versus le déni, de la réalité somatique chez le patient et quelques-uns de leurs effets aussi sur le clinicien, voire sur l’engagement thérapeutique.
Mais ces exemples mettent aussi et plus encore en évidence ce qui se transfère dans la rencontre clinique, c’est-à-dire ce qui se transporte, s’actualise/s’active dans cette interrelation. En l’occurrence, force est de constater que le clinicien est massivement sollicité, convoqué psychiquement auprès de ce type de patients dans une fonction de type maternel, véritable duplication symbolique d’une « préoccupation maternelle primaire » (Winnicott, 1965). En effet, le patient touché dans son soma se présente bien souvent aussi, conjoncturellement ou structurellement, sous le signe du dénuement psychique, de la difficulté à penser, à se penser, difficulté à mentaliser ce qu’il vit ou a vécu, en amont de la décompensation somatique tout autant que durant l’expérience maladive elle-même, sidéré qu’il soit, la plupart du temps, par l’impact de cette épreuve d’actualité. Incombe alors au clinicien le rôle ou la charge d’aider le sujet à inscrire psychiquement cette expérience de réalité traumatique dans son histoire et même d’abord dans son espace psychique (sa topique subjective). L’objet du travail clinique consiste alors en tout un travail de liaison, de figuration, de mise en représentations et en affects de ce qui se trouve, pour l’heure, et du côté du patient, brut, impensable, non mentalisable, déroutant, angoissant ; patient pour lequel les mots, les pensées comme les affects sont donc manquants ou peu disponibles, c’est-à-dire peu aptes justement à remplir une fonction de liaison. Soit de la part du clinicien envers le patient malade une véritable fonction alpha, à l’instar de celle exercée par la Mère auprès de l’infans, le sujet d’avant la parole ou privé de celle-ci. La préoccupation thérapeutique (du psychologue pour le psychosoma du patient) paraît constituer une expérience agie partagée, entre clinicien et patient, en ce sens alors fondamental où c’est bien dans cette rencontre au sein de laquelle l’un, le patient, en état de vulnérabilité, de détresse somatique, état qui n’est pas sans rappeler celui du nourrisson (compte tenu de sa néoténie, de son immaturité, biologique comme affective), dépend comme lui, massivement, d’un environnement portant/porteur, capable de le penser, de le rêver, de l’envelopper de pensées qui lui permettront de (re)tisser sa peau psychique avant peut-être de faire peau neuve, au sens plus littéral du terme.
Pour conclure, et en regard de cette vulnérabilité psychosomatique du patient, il convient de redire combien le psychologue ou psychanalyste, travaillant qui plus est dans le contexte hospitalier, qui est souvent un contexte, à répétition, de mise en danger de mort, ne peut donc rester sourd, muet ou neutre devant l’impact de ses attitudes verbales comme non verbales sur le sujet et sur l’équilibre pulsionnel de celui-ci. François Pommier, psychanalyste confronté lui aussi dans sa pratique à ce qu’il nomme des « cliniques de l’extrême », écrit ainsi de son côté que : « Face à des situations qui mettent en jeu la mort réelle, le psychothérapeute est[-il] amené à abandonner ses schémas familiers de représentation pour se laisser “défaire par l’angoisse de la rencontre” (Fédida) » (Pommier, 2008, p. 37).
L’abandon de certaines idéologies – telle que celle de « la guérison de surcroît » – au profit d’une identification empathique aux besoins de l’autre, est sans aucun doute une attitude partiale, mais il semble bien s’agir d’une partialité nécessaire, nécessaire pour la survie physique comme pour la vie psychique du patient.