La partialité dans la science, la formation et l’intervention sanitaire, éducative et sociale

À partir de la pratique : du savoir à la théorisation

DOI : 10.35562/canalpsy.2886

p. 13-16

Plan

Texte

La nécessaire dialectique partialité/objectivité en sciences humaines

Héritée des sciences dures, l’objectivité apparaît être une démarche destinée à produire une connaissance qui, selon le Petit Larousse, posséderait la « qualité de ce qui est conforme à la réalité, de ce qui se décrit avec exactitude ». Son étymologie nous ramène à l’adjectif « objectif ». Dérivé du latin « objectivus », le terme signifie « appartenant à l’objet de la pensée », à savoir ce qui existe indépendamment de la pensée humaine, mais fait l’objet d’une captation par elle. Tout l’enjeu des sciences réside donc dans l’aptitude du chercheur à se saisir de ces objets sans qu’ils soient altérés par ses passions ou ses besoins. Ce principe d’objectivité sous-jacent à la recherche scientifique fait de la subjectivité et de ses corollaires tels la partialité, des phénomènes indésirables : elle biaiserait les résultats scientifiques en les imprégnant de la personnalité du chercheur. Aussi, pour certains il faut l’expurger en l’inscrivant dans un système de prise de recul. Tel est le cas pour Gaston Bachelard (1938, p. 241), suggérant que le chercheur se distancie de son objet de recherche en passant par l’œil d’autrui :

« … nous proposons de fonder l’objectivité sur le comportement d’autrui [...] nous prétendons choisir l’œil d’autrui – toujours l’œil d’autrui – pour voir la forme – la forme heureusement abstraite – du phénomène objectif : dis-moi ce que tu vois et je te dirai ce que c’est. Seul ce circuit, en apparence insensé, peut nous donner quelque sécurité que nous avons fait complètement abstraction de vos visions premières. [...] Il faut d’ailleurs remarquer que toute doctrine d’objectivité en vient toujours à soumettre la connaissance de l’objet au contrôle d’autrui. »

Pour Thomas Kuhn (2008), en revanche, le progrès scientifique est réalisé par des hommes dont les motivations peuvent être la valorisation de soi ou encore l’esprit de compétition. Et, malgré les avancées permises par des méthodologies objectivantes, selon Kuhn (2008, p. 181) « quoi que voie l’homme de sciences après une révolution, il regarde malgré tout le même monde ». Ce qui tendrait à signifier que si les connaissances scientifiques sont susceptibles de changer, c’est à l’homme et sa psychologie qu’il faut imputer cette possibilité de changement. Alors, si pour Isabelle Stengers (1997, p. 16) « … quiconque connaît un chercheur sait très bien que rien n’est moins “neutre” que son attitude envers les questions sur lesquelles il ou elle travaille », quelle est la pertinence d’adopter une démarche cherchant à expurger toute subjectivité ? Peut-elle être adaptée aux sciences humaines, lorsque le chercheur opère sur un autre humain, doté des mêmes qualités sensibles et élaboratives que lui ? Faut-il pour autant l’évincer des sciences humaines ? Nous tenterons d’éclairer ces questionnements dans une première partie théorique. Puis à l’aide d’une étude de cas tirée de notre pratique de psychologue en psychiatrie hospitalière, nous illustrerons l’hypothèse selon laquelle objectivité et partialité tirent leur fécondité de leur mise en tension.

Argumentation théorique

L’objectivité en sciences humaines surgit comme une intention héritée des sciences dures. Vouloir être objectif, c’est s’imposer consciemment des devoirs et des obligations d’ascète pour capturer ce qui existerait indépendamment du chercheur. Une telle démarche est-elle applicable en sciences humaines ?

Objectivité et angoisses du chercheur

Commençons par nous interroger sur l’intérêt qu’il y a à appliquer à l’Homme des méthodes réservées aux objets inertes. L’histoire de la psychologie expérimentale est jalonnée de procédés ingénieux, inventés pour piéger la réalité humaine dans son extériorité, c’est-à-dire purifiée de toute trace d’interaction avec le chercheur, avant sa capture. La démarche opère ici sur deux types d’éléments. Tout d’abord, elle tend à produire un chercheur, affectivement inerte, susceptible d’inhiber toute manifestation de sa subjectivité dans sa relation à son objet de recherche. Elle s’applique ensuite à un objet de recherche humain, qui serait constitué d’une matière constante, compréhensible, préservée de toute influence réciproque avec le chercheur. Cette idée d’un homme totalement accessible conduirait à envisager le chercheur tel un outil anonyme, une sorte de machine qui, d’une part posséderait une nature différente de ceux qu’il étudie et d’autre part, pourrait révéler chez l’homme, ses caractères universaux.

 

 

Caroline Bartal

Or, le chercheur ne peut se départir de sa psychologie ni de son vécu pour appréhender son objet de recherche. Il est amené à le réinterpréter en fonction de ses propres contours. Tout chercheur retrouve toujours un peu de soi dans son travail de recherche. Alors, si comprendre l’autre est une opération de transformation à partir de soi, on peut se demander si le chercheur ne craindrait pas, en retour, d’être transformé par l’autre, c’est-à-dire par son propre objet de recherche. Car il ne peut ignorer le reflet que cet autre lui tend, et avec lequel il est amené à se saisir lui-même. Cet effet de miroir provoquerait alors chez lui l’angoisse de voir sa propre identité et son ipséité réinterprétées par un inconnu. Dans ce cas, la démarche visant la recherche de points communs, comme dans la recherche d’universaux, pourrait constituer une défense du chercheur. Il se protégerait de l’altérité et de la différence émanant de chacun des sujets de sa recherche. L’exigence d’objectivité servirait dans ce cas à le préserver illusoirement de l’influence de l’autre. Alors qu’en réalité, elle révèle le processus angoissant de construction de l’autre à partir du chercheur.

C’est ce que Devereux (1967) a pointé dans son ouvrage De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement. Il y développe son principal argument selon lequel la science du comportement « doit exploiter la subjectivité inhérente à toute observation en la considérant comme la voie royale vers une objectivité authentique plutôt que fictive » (1967, p. 16). Par-là, il met en avant la nécessité pour le chercheur de cesser de filtrer la réalité au travers de « tests, des techniques d’enquête, des “trucs” et autres artifices heuristiques ». Ils aménagent une distance supposée éviter l’influence entre observateur et observé et donc l’expression de la subjectivité du chercheur. Plus encore, Devereux suggère que le chercheur s’interroge en tant que processus participant à la production des données sur son objet de recherche, faisant de son comportement et de son contre-transfert une source de données scientifiques.

Comprendre l’illusion de l’objectivité ne signifie pas pour autant qu’il faille l’évacuer des sciences humaines. Elle permet au chercheur de se distancier des phénomènes qu’il produit et de là, participe à la création de nouvelles connaissances. L’objectivité fait donc partie du processus épistémologique. Qu’en est-il en psychologie clinique ?

Les dispositifs cliniques préparent à une rencontre entre deux subjectivités

L’objectivité, en psychologie clinique, se présente comme une démarche. Elle s’actualise par la mise en place d’un cadre et d’un dispositif sous-tendus par un ensemble théorique. Ils définissent les places et les positionnements du clinicien et du patient, ainsi que leurs attentes respectives. Les entretiens qui s’y déroulent ne sont donc pas des conversations ordinaires. Leur architecture relève d’une mise en scène qui organise les conditions de production des discours. L’entretien produit ainsi des fragments de l’intimité du patient qui sont susceptibles d’entrer en résonance avec l’intimité propre du clinicien et de produire son contre-transfert. Ce sont précisément ces éléments qui sont utilisés en Psychanalyse, en tant que reliefs d’un discours entre deux inconscients : celui du patient et celui du clinicien. Ils rendent compte de phénomènes qui échappent au contrôle induit par le dispositif. Ils traduisent cette part d’intersubjectivité nécessaire à l’avancée clinique. La subjectivité du clinicien peut aussi intervenir sous d’autres formes : une implication personnelle, une réaction émotionnelle, voire des actes manqués ou des passages à l’acte. Ce sont des phénomènes souvent mal vécus par le clinicien. Pourquoi ?

L’inquiétude de la partialité

Située en opposition avec l’objectivité, la partialité est souvent comprise comme son échec. Elle est pensée comme une discontinuité et est vécue par le chercheur comme une inquiétude. Celle que sa recherche ne constitue qu’un discours circulaire sur lui-même. Pour le clinicien, il s’agit de l’inquiétude d’influencer son patient selon ses choix propres, c’est-à-dire de conseiller, d’affilier et de se constituer comme modèle, plutôt que de résoudre. Cette inquiétude fait ressurgir le fantasme d’un clinicien tout puissant, manipulant son patient tel un sujet de pâte à modeler. Ce qui nous amène à nous interroger sur la possibilité de mener une thérapeutique qui ne soit pas imprégnée des jugements moraux du thérapeute, qui soit libérée de ses besoins narcissiques. Bref une thérapeutique qui permettrait au patient de se révéler à lui-même. Aussi, comment concilier objectivité et partialité ?

Dialectique de la partialité et objectivité

En thérapeutique comme en recherche, la difficulté du clinicien à se montrer impartial amène à s’interroger sur les possibilités de l’homme à sortir de soi pour atteindre l’autre, c’est-à-dire à pouvoir le saisir dans une angoissante distance. Elle fait aussi prendre conscience du fait que la partialité ne peut être que de l’ordre d’un désir, c’est-à-dire une intention qui peut échouer à s’actualiser dans la réalité. Mais un désir nécessaire, en ce qu’il doit amener le chercheur clinicien à ne jamais renoncer à l’une, ni à l’autre, mais à les mettre en tension, étant donné l’identité de nature entre patient et clinicien. En effet, on oublie que le patient peut avoir une fonction thérapeutique pour le clinicien. De même que le sujet, objet de recherche, se questionne toujours sur les intentions du chercheur, ses hypothèses, ses inductions. C’est ce principe d’identité entre le praticien et son sujet qui amène à penser la constitution des sciences humaines sur un modèle circulaire, et la relation clinique sur le modèle d’un entretien entre deux subjectivités. Il nous conduit à envisager une nécessaire dialectique objectivité-subjectivité en recherche comme en clinique, pour amener le chercheur clinicien à prendre du recul et à poursuivre un questionnement sur ce qu’il produit.

Étude de cas

Nous allons présenter une étude de cas qui permet de saisir la fécondité d’une telle dialectique. Les éléments de cette étude portent sur la retranscription de notes, issues d’entretiens menés sur deux ans. Je rencontre M. P., en 2007 au Centre médico-psychologique de Cannes. Âgé d’une cinquantaine d’années, il consulte dans le cadre d’une injonction de soins d’une durée de cinq ans. Il a été accusé d’avoir agressé sexuellement un mineur dans une piscine municipale et de détenir des photos à l’insu des personnes photographiées. Bien que l’agression n’ait pu être vérifiée, des témoins ont confirmé les pratiques exhibitionnistes de M. P. Dans l’attente de son jugement, celui-ci a été détenu neuf mois en prison.

Le dispositif clinique

Lors de nos premiers entretiens, je me sens tendue, avec un contre-transfert assez défavorable, nourri d’images de pédophilie. M. P. recherche à maîtriser toutes les sphères intervenant dans nos interactions : outre son discours, il contrôle son attitude, sa gestuelle, son regard. Il s’enquiert de mes rôle, fonction et fonctionnement institutionnels. Je le questionne afin de connaître les faits qui lui ont été reprochés ainsi que sa propre version. Puis, pour des problèmes d’horaires, je lui propose de poursuivre nos entretiens à l’hôpital, en consultations externes. Le dispositif est ici sensiblement différent : je porte une blouse blanche, je le reçois dans un bureau portant mon nom et inscrit dans l’unité de soins. Je conserve cependant la même disposition des chaises, en face-à-face direct. M. P. m’informe alors qu’il suit une seconde prise en charge auprès d’un psychanalyste privé, en ville.

Premiers éléments anamnestiques

Je reconstitue les premiers éléments biographiques. Ingénieur, M. P. est le cadet d’une fratrie de deux frères. Ses parents sont décédés tous deux d’un cancer en 1995 et 2002. Il décrit une mère dure, autoritaire et possessive à propos de laquelle il dit : « On a eu du mal à s’en détacher, moi je suis parti de la maison et je me sentais contraint de venir la voir. Elle m’a privé de mon libre arbitre. » Il évoque un père tout aussi dur « C’était à la dure, fallait pas pleurer » ou encore « T’es bon à rien avec tes mains, t’as intérêt à réussir tes études ! » Cependant, il ne se risque jamais à une critique, évoque un profond respect et de la culpabilité à l’idée de les juger. Apparaît alors le personnage de sa grand-mère paternelle décrite comme « une maîtresse femme… Ma grand-mère était faiseuse d’anges… Je me demande d’ailleurs si j’aurais dû naître… mon frère était désiré, et moi, j’ai dû passer au travers ».

On retrouve ici la source d’une inquiétude sous-jacente, liée à l’angoisse de mort et que l’on peut mettre en lien avec sa conduite de voyeur-exhibitionniste. Comme si en se montrant, il récupérait, dans le regard de l’autre, la confirmation qu’il est vivant – c’est-à-dire qu’il a réchappé à l’avortement et qu’il peut donc être investi comme objet d’amour. Mais toujours en s’aménageant un espace de fuite contre le risque de rejet et de mort où, être vu, c’est aussi s’exposer au risque d’induire l’avortement. Il y a donc un double mouvement ambivalent associé au fait d’être vu. M. P. fait remonter le début de son comportement exhibitionniste au décès de sa mère, en parlant du « besoin de me montrer ». Sa sexualité se résume à un processus alternant exhibition et voyeurisme. Dans le premier, il peut s’agir d’un maillot de bain dont le cordon mal noué se défait et glisse, découvrant les parties sexuelles de M. P. S’ensuit une période où il capture, camouflé derrière ses rideaux, des images de femmes dénudées évoluant au bord de la piscine. La police retrouvera quelque quatre mille photographies prises ainsi et enregistrées sur son PC.

Quelques hypothèses étiopathogéniques de la perversion sexuelle

Comment conceptualiser les symptômes de M. P. ? Dans ses écrits sur le destin des pulsions, Freud (1915, p. 28-32) décrit les mécanismes de retournement et de renversement, actifs dans les perversions et les met en lien avec une problématique narcissique. Dans la seconde topique, il met en évidence certains mécanismes de défense intervenant dans l’acte pervers, dont les mécanismes de fixation/régression, mais aussi le déni de la castration maternelle. Selon Pirlot et Pedinielli (2009, p. 46), ce déni « le met à l’abri de la castration et protège de l’angoisse de castration. Le pervers construit un fantasme de femme-phallique qu’il maintient dans la réalité par les actes pervers ».

Le mécanisme défensif du clivage du Moi participe également de l’économie psychique du pervers. Ces différents éléments nous permettent de saisir quelques ressorts intrapsychiques pouvant intervenir dans le fonctionnement de M. P. On retrouve : le rôle prépondérant d’une mère autoritaire, étouffante, doublée d’une grand-mère tueuse de fœtus ; des possibles fixations/régression avant un stade œdipien auquel il n’a pas eu accès ; une sexualité primaire, autoérotique, jamais actualisée avec l’autre ; la nécessité pour M. P. de recourir à des détours afin d’obtenir de l’autre la confirmation de son existence et enfin, l’impossibilité d’élaborer ses conflits. Ce qui questionne alors la place du clinicien en tant que sujet, c’est-à-dire le risque d’installer une scène qui permettrait à M. P. de rejouer le couple voyeur-exhibitionniste. Je vais cependant montrer comment la subjectivité du clinicien a constitué un outil clinique.

Lorsque le vécu du clinicien vient éclairer les faits du patient

Tout au long de cette prise en charge, je fus traversée de questionnements, souvent en rapport avec mon propre vécu lointain et proche : je me suis alors rappelé plusieurs souvenirs de ma propre enfance, tel que cet exhibitionniste, nu sous son manteau quand j’avais huit ans, qui me surprit sur le chemin de l’école. Ou encore lorsque récemment, arrêtée à un feu rouge, je vis un homme en train de se masturber dans son véhicule. C’est alors que l’insight surgit de ma colère. En m’imposant la vision de sa sexualité, l’automobiliste venait de me priver de ma liberté de refuser cette vision et, ce faisant, m’objectalisait. C’était un véritable paradoxe, qui me piégea puisque pour choisir de refuser cette vision, il fallait encore que je regarde. Ce dernier élément me permit de saisir chez mon patient : l’attente de celui qui s’exhibe pour surprendre ; la colère de celui qui est piégé et surpris et, par cet effet de surprise, la confirmation pour l’exhibitionniste, exalté par sa jouissance, d’être reconnu dans son existence. Ici, ce sont des éléments subjectifs, issus de mon vécu personnel, qui sont venus éclairer certains mécanismes psychologiques du patient.

Lorsque le patient exige la réciprocité

Cependant, la subjectivité peut aussi être utilisée comme un élément du dispositif. Nos entretiens ont ainsi montré une évolution intéressante, mesurable au fait que M. P. ait pu récemment me faire part de ses tentatives de séduction envers plusieurs femmes. Il m’a expliqué avoir pris conscience de ses faiblesses : son appréhension du toucher réciproque, l’angoisse d’être rejeté, ses « pannes » sexuelles. Il a décrit le clivage entre son corps sourd et le surinvestissement du sens de la vue, avec un regard pénétrant au sens concret, qui aménage une distance et épargne à M. P. les enjeux de la rencontre intime. Cette évolution peut également être appréciée à la lumière de ce qui a été négocié dans le dispositif. Très tôt, M. P. m’a laissé comprendre la nécessaire réciprocité dans nos échanges, et qu’il ne se livrerait que si moi-même, j’acceptais cet exercice. Je m’ouvris donc sur mon travail de clinicien, de chercheur, sur mes lectures, mes questionnements et parfois sur des objets anodins : la date de mes vacances, la durée de mon trajet ou le moyen de transport utilisé pour me rendre à l’hôpital. L’échange d’éléments issus de ma subjectivité a contractualisé, de manière implicite, l’organisation du dispositif. Cependant, l’un des risques contenus par la présence d’éléments subjectifs était de mettre M. P. dans une position de voyeur de la subjectivité du clinicien, autrement dit de me faire le complice implicite de la dyade voyeur-exhibitionniste. Or, les éléments objectifs et formels du dispositif, à savoir le cadre, les positionnements, le port de la blouse, etc., ont désactivé les mécanismes inducteurs de la perversion par le retournement : alors que le voyeur est caché, le dispositif le met en pleine lumière ; alors que l’exhibitionniste joue sur l’effet de surprise, le dispositif coupe cet effet et transforme le fait exhibitionniste en un récit. Enfin, le dispositif induit une activité d’élaboration et de verbalisation qui réinterprète les faits et vient mettre du sens sur des actes mus par la libido. La présence de la subjectivité du clinicien a donc modifié le dispositif qui n’a cependant pas perdu de son aptitude éclairante. Subjectivité et objectivité ont été mises en tension. Elles ont constitué ici le gage d’une relation de confiance, contrairement aux dispositifs de l’environnement carcéral. M. P. a en effet expliqué que l’argent versé en dédommagement à sa victime lui avait permis de s’« acheter » sa liberté et de lui épargner de difficiles élaborations. Le dispositif clinique a donc permis à M. P. de s’exposer sans s’exhiber. Autrement dit, de se dévoiler sans le risque d’être jugé.

Apport d’une dialectique de l’objectivité et de la subjectivité

L’opposition dynamique entre les éléments de ma subjectivité et l’objectivité du cadre a donné naissance à un environnement inhabituel. Bien que porté par le dispositif, cet environnement a accueilli une part d’imprévisibilité, permettant une rupture féconde. Elle a, en effet, permis le surgissement d’une temporalité et d’un espace nouveau favorisant la rencontre. Tout l’intérêt réside dans cette part d’humanité qui ne s’est inscrite dans aucun cadre prévu.

Cette étude de cas fait émerger plusieurs constats : La subjectivité du clinicien a été ici convoquée en tant que condition nécessaire à l’établissement d’une relation thérapeutique particulière au vu de la personnalité de M. P.

Cependant, l’objectivité a aussi été une règle importante, guidant la mécanique des entretiens qui était de dévoiler, identifier, comprendre et mettre en lien. Par ailleurs, ce dispositif devait être suffisamment étayant pour que M. P. y dépose des éléments de sa propre intimité sans qu’il s’y sente jugé ou menacé de disparition. On peut donc penser que les exigences de subjectivité et d’objectivité ont inscrit la relation thérapeutique dans un processus dialectique. La complémentarité entre l’une et l’autre a permis à M. P. de construire son discours dans un cadre produisant des potentialités susceptibles de le modifier.

Conclusions

La problématique voyeur-exhibitionniste nous introduit dans le domaine du narcissisme où la signification des symptômes met en évidence la nécessité vitale pour un sujet de se voir confirmer sa propre existence. M. P. convie ici un clinicien qu’il aurait eu tendance à objectaliser. Cependant l’injection dans le dispositif d’éléments appartenant à la subjectivité du clinicien et entrant en résonnance avec son propre discours, lui a fait recouvrir sa position de sujet. La question de l’autre et de sa subjectivité est donc centrale puisque le fonctionnement pervers conduit à son déni. En dehors de ce cas particulier, et à la lumière des discours de Devereux (1967) ou Stengers (1997), il semble donc vain et inutile d’expurger toute trace de subjectivité dans les sciences humaines. Elle apparaît être un élément et un processus inhérent à toutes formes de relations intersubjectives. Cependant, elle ne doit pas pour autant induire l’abandon d’une recherche d’objectivité, mais au contraire s’y opposer dans une relation dialectique. C’est la tension entre l’une et l’autre qui apparaît féconde pour le chercheur. En clinique, le psychologue convie également sa subjectivité afin de rétablir une symétrie dans l’échange, c’est-à-dire annuler le positionnement réducteur où le clinicien est celui qui sait la souffrance d’un patient qui l’ignorerait. La confiance sous-jacente s’installe souvent lors de moments non cadrés, hors dispositifs, tels qu’à la fin de l’entretien, sur le pas de la porte, dans le couloir, les escaliers ou encore à l’extérieur de l’hôpital. Là, le patient peut s’aventurer sur le terrain de l’humour, parfois de la confidence et ne convie que la subjectivité du clinicien.

Bibliographie

Bachelard G. (1938), La formation de l’esprit scientifique, J. Vrin, Paris, 1999.

Devereux G. (1967), De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Aubier Flammarion, Paris, 1980.

Freud S. (1915), Métapsychologie, Gallimard, Paris, 2002.

Kuhn T. (1962), La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, Paris, 2008.

Pirlo G., Pedinielli J.-L., Les perversions sexuelles et narcissiques, Armand Colin, Paris, 2009.

Stengers I., Sciences et pouvoirs. La démocratie face à la technoscience, La Découverte, Paris, 1997.

Illustrations

Citer cet article

Référence papier

Sonia Gérard, « La partialité dans la science, la formation et l’intervention sanitaire, éducative et sociale », Canal Psy, 93 | 2010, 13-16.

Référence électronique

Sonia Gérard, « La partialité dans la science, la formation et l’intervention sanitaire, éducative et sociale », Canal Psy [En ligne], 93 | 2010, mis en ligne le 01 octobre 2021, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2886

Auteur

Sonia Gérard

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