« Un incapable scolairement garanti et un compétent scolairement démuni sont séparés à vie tels le noble et le roturier »
Pierre Bourdieu dans un rapport au Collège de France en 1985
La validation des acquis a fêté son 25e anniversaire. Après avoir connu des débuts difficiles (Pineau, Liétard, Chaput, 1991), elle répond dans sa dernière version à une forte demande sociale, relayée par les partenaires sociaux. Les dispositifs qui se sont succédé, caractérisés par une logique d’allègement1 (VAP 852, VAPP 92), ont donné naissance à la loi « innovante » du 17 janvier 2002 instaurant la VAE (Validation des Acquis de l’Expérience). Dans les précédentes versions, la délivrance d’une certification restait subordonnée à un passage en formation. Ce dernier verrou saute avec la loi de modernisation sociale, dont les décrets et textes réglementaires permettent à la France de se doter d’un dispositif original sur le plan européen, destiné à donner une reconnaissance officielle à l’expérience de chaque individu. Ainsi, la prise en compte d’une expérience personnelle (associative, militante, syndicale) et/ou professionnelle permet d’obtenir l’intégralité d’une certification, sans nécessairement revenir en formation. En cela, la prise en compte d’une « véritable logique de l’expérience, dans un pays marqué par le culte du diplôme et du savoir académique, constitue une petite révolution » (Merle, 20033). Tout d’abord, cette reconnaissance et validation de l’expérience à travers la possible délivrance d’une certification participe à l’évolution du rapport social au savoir. Abattre la barrière considérée comme naguère infranchissable entre les savoirs d’actions et savoirs théoriques, c’est remettre en cause ou du moins discuter un modèle de répartition et de positionnement des individus dans l’espace social. Telle position dévolue hier au seul diplômé devient potentiellement accessible à l’autodidacte faisant état d’une riche expérience.
Ce changement de paradigme pose de manière étroite, à la fois des questions sociales, politiques et épistémologiques sur la nature des savoirs. Il questionne ainsi nos pratiques de formateurs et nous invite à repenser l’accueil des candidats à la VAE, tant pour leur accompagnement, que pour la mise au point d’un dispositif évaluatif. En cela si la VAE questionne, interpelle, dérange, enthousiasme, elle est un stimulant pour mieux saisir comment la personne construit des savoirs dans et par les situations. Nous évoquerons dans ce texte quelques difficultés rencontrées fréquemment par les candidats engagés dans cette démarche. Nous aborderons également la nécessité pour l’institution universitaire, de faire évoluer son dispositif d’évaluation, peu adapté à la prise en charge des demandes de VAE.
Reconnaissance d’une expérience ou des acquis de l’expérience ?
Lors de sa mise en place, la VAE a suscité de vives oppositions dont certaines tiennent à la crainte de « brader » les titres et diplômes. Or, la campagne de communication ministérielle4 appuyée sur le slogan « Transformez votre expérience en diplôme ! » n’a pas contribué à clarifier les exigences de cette démarche. Ainsi, certains candidats ont pu s’imaginer troquer leur expérience, attestée par quelques fiches d’emploi et un CV étoffé, contre une certification.
Cette représentation « erronée » du processus reflète assez peu la réalité de la démarche, qui s’avère, aux dires des candidats, exigeante et coûteuse en temps5. Elle l’est surtout par le caractère inattendu du « travail sur leur travail » auquel ils vont se confronter. C’est probablement cette prise de conscience de la nécessité d’opérer un pas de côté qui marque l’entrée effective dans la démarche. Dans un premier temps, les candidats valorisent spontanément leur parcours en mettant en avant des performances : « J’ai permis à l’entreprise d’augmenter son chiffre d’affaires où j’ai monté un dispositif de formation pour 80 stagiaires… grâce à mon engagement syndical, j’ai pu obtenir une augmentation de salaire pour l’équipe… » Or, sans nier cet indicateur de la compétence, la performance ne reflète pas le niveau de compréhension de la personne sur cette activité mise spontanément en avant. On peut réussir une même activité par absence de doutes (en reproduisant un mode opératoire éprouvé) sans toutefois être en mesure de comprendre. Piaget (1974) a distingué la réussite et la compréhension comme deux processus distincts. Ainsi, la réussite peut précéder la compréhension que le sujet en a, ce qui fait dire à Pierre Vermersch (1991) que l’action efficace se suffit à elle-même. Obéissant souvent à des routines, des automatismes peu conscientisés, certains auteurs les qualifient de compétences incorporées, car faisant corps avec l’agir du sujet (Leplat, 1995). Ce décalage entre le faire et le dire du faire s’observe fréquemment chez les professionnels, qui peinent à expliquer comment ils font pour faire ce qu’ils font. Le langage apparaît souvent inadéquat pour exprimer la richesse et les subtilités de l’expérience vécue du travail.
L’évocation et la verbalisation : des difficultés récurrentes
Le candidat à la VAE se trouve confronté à un exercice inhabituel de remémoration et d’élaboration de son expérience, perçue souvent comme insaisissable. Il doit choisir les situations, les activités qu’il perçoit comme pertinentes pour « convaincre » le jury. Si la loi n’a pas institué l’obligation d’un accompagnement pour les candidats, de nombreux rapports en ont souligné l’intérêt (Benhamou, 2005 ; Besson, 2008). Pour autant, qu’est-ce qui le caractérise ?
Il tient avant tout à la position adoptée par l’accompagnateur qui doit se dégager d’une position d’expert, pour privilégier une aide à l’explicitation. Comme nous le rappelons au candidat en début d’accompagnement :
Il est également important de rappeler au candidat que toute situation débouchant sur une réussite ou un échec est potentiellement source d’apprentissage. Assez paradoxalement, l’échec invite davantage à la réflexion sur ce que l’on a fait que la réussite. Cet étonnement passé, nombre de candidats demandent alors, non sans malice : « Suis-je engagé dans une validation des acquis de mes échecs ? »« Vous êtes l’expert de votre expérience, le rôle de l’accompagnateur va consister principalement grâce à une technique d’entretien d’explicitation de l’action à vous faciliter l’accès aux implicites de l’expérience. Mon incompréhension et mes interrogations seront alors des guides efficaces lors de la description et l’analyse de votre expérience. Enfin, puisque vous prétendez détenir telles compétences ou connaissances, votre travail va consister à retourner aux sources de vos propres apprentissages et les analyser. »
« Si ces échecs ont été une source d’apprentissage, ils participent de la construction de vos acquis d’expérience… et s’avèrent tout aussi importants que vos réussites. » Ce pas de côté, que l’accompagnateur tente de faire faire au candidat, est un préalable indispensable à la poursuite du processus, car il permet de se dégager d’un discours prescriptif (ce que l’on attend de la personne) pour se centrer sur ce qu’il a effectivement réalisé et comment il s’y est pris. Il s’agit alors d’aider la personne à pouvoir identifier les sources de ses apprentissages et les expliciter.
Une évaluation décalée pour un parcours toujours singulier…
Si le savoir d’expérience conquiert un statut d’équivalence6 avec le savoir académique, les modalités d’évaluation éprouvées par le formateur dans l’exercice initial de son activité professionnelle ne sont plus adaptées. Ce changement procède d’un renversement de perspective, que Vincent Merle (2008) qualifie de réversibilité : À l’issue d’une formation, « l’apprenant sait, donc on peut supposer qu’il saura faire », alors que dans le cadre d’une VAE, on se situe dans la logique « il sait faire donc on peut supposer qu’il sait ». D’une logique de transmission vers les apprenants, le formateur glisse vers une logique de réception d’une expérience singulière, qu’il doit appréhender sans recourir aux modalités classiques d’évaluation des connaissances.
Jacques Aubret (1999) a mis en évidence l’inadéquation des méthodes classiques d’évaluations transposées dans le champ de la VAE. Dans les évaluations traditionnelles, « l’acquis est reconnu en fonction de l’amont, c’est-à-dire du programme dans lequel il a un sens [...], il est attendu, on vérifie qu’il est là ». L’enseignant fixe les règles de l’évaluation, en gardant la « main » sur les modalités, les supports et les barèmes de notation. Cette maîtrise du processus s’inscrit dans une logique de formation qui valorise la transmission de connaissances de quelqu’un détenteur d’un savoir vers quelqu’un qui ne sait pas. Ainsi conçue, l’évaluation atteste d’une valeur prédictive du candidat à occuper tel ou tel emploi.
La VAE bouscule ces repères évaluatifs, car les acquis de l’expérience ne renvoient pas ou peu à des apprentissages strictement organisés, et placent fréquemment le jury devant de l’imprévisible. Il n’y a donc pas de cadre prédéfini pour l’analyser et l’évaluer. Le candidat est invité à conduire le processus en fournissant les preuves et choisissant le type d’argumentaire qui lui semble pertinent. Ce renversement de perspective suppose une évolution de l’outillage conceptuel sur lequel s’appuient les acteurs de l’évaluation. Il change la nature de la démarche qui n’est pas à sens unique, mais implique un échange, un dialogue relativisant la dimension hiérarchique traditionnelle de l’évaluation. Ce dialogue s’inscrit selon Feutrie (2003) dans une approche globale et intégrée, qui tente d’apprécier l’expérience dans l’interaction et la mobilisation des ressources au service de la réussite et non pas par rapport à un champ disciplinaire.
Toutefois, cette modification du regard évaluatif ne doit pas nous faire perdre de vue le support commun sur lequel travaillent candidat et jury, à savoir le référentiel. L’expérience dont il est question n’est pas une expérience « en l’air », mais se réfère nécessairement à une référence, censée caractériser la certification et guider le travail d’argumentation.
Cet aspect est en général assez mal appréhendé par les candidats qui s’engagent dans la démarche de VAE. Ainsi, très tôt dans le processus d’accompagnement, l’accompagnateur s’attache à rappeler que le travail du jury consiste à évaluer l’adéquation des acquis d’expérience du candidat avec la certification sollicitée. Les situations décrites et analysées dans le dossier sont sélectionnées à la lumière du référentiel du diplôme qui opère cette fonction de guide et de ressources pour la formalisation.
Conclusion
Le mémorandum7 sur l’éducation et la formation tout au long de la vie met l’accent sur la nécessité de reconnaître l’expérience comme totalement constitutive des apprentissages. La reconnaissance d’une légitimité des savoirs développés dans l’action nous invite à mieux comprendre la dynamique du développement des compétences. Aux antipodes d’une vision comptable du dispositif, qui s’en remettrait aveuglément à une seule durée d’exercice (professionnelle ou extra-professionnelle) pour en déduire la délivrance d’une certification, l’engagement dans une démarche de VAE devrait s’apparenter à une démarche formatrice (Cuvillier, 2004 ; Liétard et Merle, 2004).
Ce travail réflexif dont l’objet est sa propre activité personnelle et professionnelle se révèle être un moment privilégié de développement des compétences qui combine le rôle de l’apprentissage par l’action et celui de l’apprentissage par l’analyse de l’action (Weill-Fassina et Pastré, 2004). Comme tout travail sur soi, l’aide d’un tiers est une ressource utile, maintes fois évoquée par les candidats. Assurément, le psychologue grâce à sa maîtrise de l’entretien peut apporter une contribution significative à la professionnalisation du métier « émergent » d’accompagnateur VAE.
Si certains observateurs ont noté le caractère à la fois novateur et « révolutionnaire » du dispositif VAE, il présente un air de famille avec le dispositif de formation à partir de la pratique (FPP), cousin proche, qui vient de fêter ses 30 ans. Comment qualifier alors cet ancêtre ?