Nous avons le plaisir de vous présenter ces deux numéros spéciaux réalisés grâce aux contributions de certains participants au dernier colloque international intitulé « Éloge du bricolage dans un monde en voie de standardisation : Formation, travail, institution ».
S’intéresser au bricolage, c’est s’attacher à regarder l’activité au plus près des acteurs. Ce regard de « myope » est souvent perçu par les organisateurs du travail comme étrange, parfois subversif car il fait le choix de comprendre l’activité, avec celles et ceux qui la pratiquent. Dans de nombreuses organisations de travail, on se cramponne à l’idée que ce que font les professionnels recouvre fidèlement ce qu’ils doivent faire. Cette illusion d’un professionnel exécutant à la vie dure. Ainsi, derrière le « travailler conforme » c’est-à-dire dans la conformité à ce qui est prescrit, il y a toujours un « travailler autrement ». C’est dans le « travailler autrement » que résident les « alternatives », souvent rendues invisibles. Malgré les procédures, le travailleur adapte, détourne, court-circuite les prescriptions, gage d’une créativité, d’un refus, d’un évitement. Entre ce qui doit être fait, ce qui est encadré par les procédures, protocoles, bonnes pratiques, se développe un rapport actif et transformatif du vivant à son milieu. Elle nous rappelle que la personne n’est pas objet de normes, individu strictement prisonnier de contraintes extérieures, mais initie dans l’action un travail de renormalisation. L’individu, le collectif de travail produisent aussi des normes, produisent leurs normes, qui orientent leur activité. En reprenant une formulation de Canguilhem, nous dirions que l’individu ne s’adapte pas seulement à son milieu, il construit ses normes pour vivre dans ce milieu, « chacun voulant être sujet de ses normes », ce qui dans le fond rend le taylorisme « invivable ». Or, faute d’espaces de débats collectifs entre gens du métier, fixant des repères, la tentation est de simplifier le réel avec les scripts, les protocoles, les « bonnes pratiques ». Cette tentation est d’autant plus grande qu’ils sont présentés comme gain d’efficacité, mais également soucieux de préservation de la santé. Pourtant, le travailleur n’est pas dupe, il fait rapidement l’expérience de l’insuffisance de ces procédures face au réel de l’activité. Le caractère inanticipable de l’activité ouvre vers un bricolage, collage des instances brisées. Ce bris-collage est une tentative de s’engager dans une activité dont on construit le sens. Réappropriation de soi à travers l’acte sur lequel on développe une puissance. Expérience d’une puissance de l’acte grâce à une puissance sur l’acte. Cette réappropriation n’est pas seulement individuelle, mais soutenue par des collectifs, soucieux de réaliser un travail de qualité. L’absence de dialogue autour de l’activité et ses dilemmes, participe à déprécier les savoirs de métier. La référence extérieure, qui fait office de norme pour agir, disparaît au profit d’une activité en solitaire, supervisée ou parfois contrôlée par un dispositif technique. L’évaluation de son activité est souvent confiée à l’usager, au client, à qui on a vendu un service, une prestation. Le bricolage s’entend alors comme tentative désespérée de, malgré tout, travailler. Ce malgré tout se fait au détriment de la qualité de son travail, dans lequel on ne se reconnaît plus suffisamment, avec les effets que l’on connait sur la santé. Le tour de force de ces nouvelles organisations est d’isoler l’individu et par la même invisibiliser les rapports sociaux. Le bricolage qui est à l’œuvre, relève alors fréquemment d’une démarche individuelle, pour ruser avec cette activité peuplée d’injonctions contradictoires. Le travailleur doit jouer, se jouer du dispositif technique qui à la fois facilite souvent sa tâche tout en participant à contrôler son travail grâce aux traces de son activité. Le bricolage peut consister à brouiller ses traces, pour déjouer ce contrôle, et déployer une activité à la marge. Activité de détournement, d’intelligence rusée, pour ne pas être asservi au dispositif. Ce développement d’un pouvoir d’agir, dont le bricolage est une expression, nous semble attester de la vitalité des individus et collectifs de travail. Elle participe de ces alternatives souvent invisibles.