Un jeudi soir chez Jean-Marie Charron

Ou un mode de fonctionnement dans un groupe FPP et les réflexions et questions qui découlèrent

p. 7-9

Texte

Dans la Formation à Partir de la Pratique, plus communément nommée la FPP, les groupes travaillent d’une certaine façon qui me paraît originale, particulièrement intéressante, riche et fructueuse.

Des individus de tous âges, sexes, milieux, pays, races, formations, métiers… se regroupent autour d’un « professeur », d’un « enseignant », d’un « guide orienteur », d’un représentant de l’enseignement universitaire d’une part, d’une certaine idée de cet enseignement dans la transmission et l’acquisition du « savoir » d’autre part, dans le but global d’obtenir les niveaux successifs – de la première année à la maîtrise – dans le domaine de la psychologie ; avec pour espoir final d’être admis à un DESS afin d’être Psychologue.

Depuis que je suis à la FPP, je n’ai connu qu’un seul groupe de travail ; celui de J.-M. Charron.

Cependant, à l’occasion :

  • et de la « foire aux professeurs » qui a lieu le premier samedi de rentrée lors duquel les étudiants inscrits dans le système FPP viennent être éclairés sur son fonctionnement dans un premier temps, passant de l’un à l’autre en les questionnant et en écoutant leurs réponses au sujet de leurs intérêts essentiels et de leur façon de travailler dans un second temps,
  • et grâce aux rencontres avec des étudiants d’autres groupes et aux discussions qui en suivirent,

je ne crois pas me tromper en affirmant que le système est basé sur la participation de chacun au travail collectif et sur la confrontation de ses pratiques, de ses idées, de ses croyances et de ses connaissances à celles des autres éléments du groupe, enseignant compris cela va de soi !

Autrement dit, il faut, à un moment ou à un autre, s’avancer au centre du groupe afin de se présenter ; de présenter tout au moins son dossier ou les éléments de réflexion le constituant : la problématique, les grandes orientations, les structures, les apports théoriques, etc., somme toute :

  • le thème,
  • les zones dans lesquelles le débat va se dérouler,
  • les hypothèses,
  • l’évènement déclencheur de la réflexion (« l’évènement traumatique » comme le nomme P. Fustier),
  • la méthodologie,
  • les auteurs ayant déjà abordé le sujet, etc.

Ce travail, sous le regard plus ou moins bienveillant et du groupe et, bien entendu, de l’enseignant dont le rôle est, me semble-t-il, de recentrer les débats dans le cadre universitaire en particulier dans le domaine des connaissances et des méthodes.

Ceci étant, voici un exemple de ce qui peut se passer dans un groupe et le « travail » que cela peut provoquer. À vous de juger de l’intérêt de cette démarche.

Jeudi 17/02/94 (20h-22h) Il était prévu qu’une étudiante, S. G., nous parle du dossier qu’elle avait présenté l’année précédente pour l’obtention de son DEUG : dossier sur Marc Chagall.

Il est difficile, parfois, de parler de quelque chose de passé, de fini. Elle éprouve ce genre de difficulté. Mais elle a cependant envie de nous en faire part pour plusieurs raisons.

Tout d’abord pour recevoir un retour sur son écrit qu’elle n’a, dit-elle, pas eu. Elle a obtenu le niveau demandé mais n’a pas eu de commentaire « éclairant ». Était-ce bon ? Suffisamment, sans doute, au vu du résultat. Mais qu’en a réellement pensé le jury, ça, elle ne le sait pas. Et elle aimerait bien avoir un avis, une opinion.

Ne serait-ce que pour se situer pour la suite de ses études, de ses recherches ; second point de son envie de nous parler de ce dossier. Faut-il qu’elle continue dans la même voie ? Qu’elle change complètement de sujet ?

Des questions sur elle-même et sur ses intérêts profonds et ses recherches, donc. Sur la FPP et ce qui est réellement demandé également. Que veut-on de nous ? Que faut-il penser ? Que faut-il lire ? Que faut-il dire, écrire ?

Tout ceci entraînant des difficultés de sa part à nous exposer quelque chose de clair. Comme si tout était maintenant flou et vraiment oublié.

Et puis elle commence à parler de Chagall ; à le situer géographiquement, historiquement, « familialement » si je puis dire. Ce qui fait qu’elle a été amenée à s’intéresser à lui. Ce qui l’a attiré chez lui.

Elle dit à ce moment que Marc Chagall est issu d’un « milieu modeste mais très pratiquant ».

Et elle continue à parler, lentement ; en cherchant en elle-même le fil de son histoire. Puis ne dit plus grand-chose. Un silence.

À ce moment, je lui demande : « Pourquoi as-tu dit que Marc Chagall était issu d’un milieu modeste MAIS très pratiquant ? »

Et insensiblement, de réponses en nouvelles questions, le débat s’est trouvé déplacé d’un certain niveau descriptif et relativement superficiel à un niveau plus réflexif et plus impliqué personnellement sur le choix du sujet et sur les raisons un peu plus profondes motivant celui-ci et permettant, peut-être, de répondre aux premières questions soulevées au début de ces deux heures.

Travail de groupe engagé dans une voie plus personnelle, plus « intime » que le début de la séance.

À un moment donné, difficile à situer chronologiquement, quelqu’un, D. G., a dit : « Il va falloir sortir le divan ».

Phrase non relevée par quiconque à cet instant. Et le groupe s’est terminé.

Et le travail interne, la réflexion – chez certains d’entre nous – a commencé.

Dimanche 20/02/94 (15h) Pourquoi cette phrase ? Je réponds, après coup, après que la situation me soit revenue sur mon vélo ce matin et qu’elle m’apparaisse réellement importante.

J’avais conscience, sur le moment, de quelque chose à ne pas négliger mais je n’avais pas véritablement relevé l’intérêt de cette remarque ni été particulièrement frappé par celle-ci sur-le-champ ; préoccupé que j’étais par la recherche dans la compréhension du cas présenté par S. G. à propos de Marc Chagall.

Même après que D. C. m’ait souligné l’intérêt de cette intervention, sur le trottoir, immédiatement dès la sortie, je n’eus pas de réaction particulière. Pas d’analyse plus profonde non plus avec B. C. dans la voiture durant le parcours du retour si je m’en souviens bien.

Cela m’avait préoccupé d’une façon, floue et très diffuse, d’une manière presque infime comme quelque chose de peu de poids, de peu d’intérêt en fait.

Alors que cette phrase me semble maintenant essentielle à propos de la façon dont le travail des groupes s’effectue. Essentiel à double titre : à celui, particulier, du travail de jeudi dernier tout d’abord, et à celui plus général de la façon dont un groupe peut et doit fonctionner.

Je réponds maintenant. « Est-ce que tu voles au secours de la veuve et de l’orphelin ? Est-ce que tu penses que nous faisons ici de la Psychanalyse, de la psychothérapie ? Est-ce que tu crois que nous faisons cet effort de réflexion uniquement dans le but de passer le temps ou d’ennuyer S. ?

Que signifie ton intervention ? Que tu as une autre vision des choses ? Que tu veux intervenir autrement, à un autre niveau ? Que tu possèdes la ou les solutions aux questions de S. ? Que tu désires polémiquer pour le simple plaisir de polémiquer ?

Quand quelqu’un présente un sujet, parle d’un sujet, il me paraît évident qu’il l’a voulu, choisi, désiré ; c’est une partie de lui-même, une projection de sa personnalité. Sans pour cela être lui-même complètement.

Et là, la difficulté est effectivement grande.

Nous ne sommes pas des groupes de psychothérapie ; c’est évident et nous l’avons répété maintes et maintes fois. Mais nous voulons être psychologues et pas mathématiciens ou chimistes. Et, en psychologie, jusqu’à preuve du contraire, il me semble que l’objet d’étude et d’intérêt se situe pour nous chez et dans l’humain : nous sommes tournés vers l’humain plus que vers toute autre chose, toute autre discipline et, lorsqu’on nous parle de quoi que ce soit, il me semble que par-dessus tout et par-delà tout le reste, c’est l’autre qui nous intéresse.

Et si parler avec l’autre, rechercher avec lui les raisons de son travail, de ses choix, de sa démarche doit être de la psychothérapie alors, oui, il faut arrêter de présenter des dossiers de la façon dont nous le faisons actuellement ; et, par la même occasion, arrêter la FPP dont le fondement me semble être justement dans la richesse de ce travail, de cette méthode, de cette recherche.

Car, si, pour les autres, au début, un dossier est un sujet neutre, presque impersonnel, un objet indépendant posé sur une table que chacun peut prendre, lire et consulter, il est en fait le fruit du travail d’une personne précise, sans être La Personne en son entier ; et il a, forcément, avec son auteur des liens privilégiés qui peuvent aussi bien se révéler positifs que négatifs.

Positifs dans le cas d’une analyse partant d’un mouvement, d’un intérêt personnel de base et débouchant sur une réflexion plus générale et universelle ; négatifs si le recul s’avère nul et si la recherche apparente n’est que la recherche de soi.

À la FPP nous travaillons sur les dossiers et donc sur et avec les gens qui les écrivent dans le but de les aider, de les faire avancer et non dans celui de les soigner. Mais, quoi qu’il en soit, à un certain moment on vient toucher la personne dans sa chair ; parfois à vif. Pour aider l’autre à cerner sa position, pour l’aider à orienter sa recherche vers une forme de détachement, d’analyse et de réflexion plus proche de la réflexion universitaire. « Dégagée de l’affect » comme dirait Paul Fustier.

Je crois que nous étions dans ce courant jeudi dernier et, si ce n’était pas le cas, j’aimerais beaucoup que tu m’exposes ton point de vue, que tu nous dises ta façon de penser, d’agir ; ce que tu as ressenti la dernière fois et qui t’as fait penser que nous pratiquions une certaine forme de psychanalyse.

Il me semble que la réponse à ces questions est quelque chose de très important du point de vue méthodologique en général et du point de vue de la FPP en particulier. Et pour ma part essentiel au sens où, si je suis à la FPP plutôt qu’ailleurs, c’est que j’ai, moi-même répondu d’une certaine façon et qu’il me serait désagréable de voir ces réponses balayées d’un revers de la main. »

Analyse d’un mini-dossier : Donc, à partir de cette phrase, style « événement traumatique » pour rester avec Paul Fustier, diverses phases se sont déroulées :

  1. Idée vague.
  2. Essai de résoudre cette idée, ce problème, qui « travaille », qui « gêne » quelque part.
  3. « Éclair » sur mon vélo.

Puis :

  • → une problématique : « que voulais-tu exactement dire ? »

Et :

  • → une hypothèse : le travail de jeudi dernier est le travail normal en FPP ; avec, en corollaire : le dossier et la personne sont intimement liés et « évalués ».

D’une manière plus générale : Le retour d’une situation apparemment banale et sans sens en un moment incongru et plutôt étonnant car n’ayant aucun rapport conscient logique avec le vécu actuel est, en fait, « éclairant ». Il révèle une question importante sous-jacente.

Par exemple en voiture, sur un vélo, en balayant, en épluchant les patates, en faisant la vaisselle, etc., lors de toutes sortes d’activités physiques libérant l’esprit, lui permettant d’être dans un état « sophronique » ; dans une sorte d’inconscience flottante proche d’un certain sommeil lucide comme un rêve éveillé sans volonté ni désir aucun.

Mais, également, dans les situations d’écoute de l’autre ; dans cet état où l’on entend sans entendre et où l’on saisit plus les tendances que les certitudes, où les discours émis et le discours sous-jacent ne sont plus toujours en phase ou, au contraire, se rejoignent parfaitement dans une impression de vérité et de plénitude, comme lors de ce jeudi, et où l’on avance sur des pistes qui s’éclairent petit à petit grâce aux points de vue multiples du groupe.

Exemple : « Milieu modeste MAIS très pratiquant » pour reprendre la phrase de S. G. qui a lancé la réflexion sur son dossier et : « Il va falloir sortir le divan » pour le cas présent.

Si je voulais être plus explicite, je dirais qu’un psychologue est quelqu’un qui doit, à un moment donné faire ressortir l’élément (les éléments ?) qui soulignera le comportement, l’attitude d’une personne devant la vie ?

Et de faire ressortir cette attitude, ce comportement afin de lui en faire prendre conscience ; de lui montrer en quelque sorte ce que l’on voit d’elle, ce que son attitude implique, ce qu’elle révèle aux autres, ce qu’elle impose aux autres, ce qu’elle induit dans son rapport aux autres, etc.

De façon à lui faire prendre un certain recul par rapport à « elle-même », par rapport à sa position « innée », « instinctive », « naturelle », « culturelle »… Et cela, aussi bien pour Monsieur « Tout-le-monde », que pour un entretien professionnel, que dans une situation thérapeutique, que dans le travail d’un groupe FPP…

Dans le cas de jeudi dernier, et pour ne pas « sortir le divan », je ne dirais rien de ce que cette phrase peut te révéler à toi-même mais, par contre, je voudrais parler de ce qu’elle révèle, et vis-à-vis de moi-même, et vis-à-vis de la FPP et de ma – et de notre – relation avec elle…

Citer cet article

Référence papier

André Bœuf, « Un jeudi soir chez Jean-Marie Charron », Canal Psy, 13 | 1994, 7-9.

Référence électronique

André Bœuf, « Un jeudi soir chez Jean-Marie Charron », Canal Psy [En ligne], 13 | 1994, mis en ligne le 07 avril 2021, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3159

Auteur

André Bœuf

Étudiant FPP Groupe de J.-M. Charron

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