Il faudra bien en (re)venir aux mots !

DOI : 10.35562/canalpsy.3194

p. 5-6

Texte

Dans nos hôpitaux psychiatriques publics, la tendance actuelle est celle de l’effacement de l’histoire, de l’absence de transmission, de la suppression sans délais de services entiers (CMP de proximité, services de soins en « séquentiel », équipes transversales…) pour des raisons arbitraires, d’une véritable abrasion des savoirs infirmiers, éducateurs, cliniques, d’une rapide disparition de toute cette tradition précieuse, qui loin d’être immuable, garde en elle toutes les trames des pratiques soignantes passées et l’épaisseur de leurs transitions épistémologiques.

Le discours idéologique rendant possible ces dégâts considérables repose sur des paralogismes et des raccourcis qui empêchent de penser. En se demandant, par exemple, si l’on doit ou non « résister aux changements » on biaise le débat en supposant a priori que tout changement (synonyme de « progrès ») est nécessairement « bon » et « bien pensé » en amont. Pourtant, les équipes qui « résistent » ou contestent ces changements sont constituées d’adultes professionnels et non d’enfants ou d’adolescents… La vraie question, la seule qui ne stigmatiserait pas de manière honteuse ces équipages, serait de s’intéresser à « pourquoi » les professionnels de terrains repèrent dans certains changements de mauvaises décisions, des choix au mieux arbitraires, au pire guidés par la nécessité d’économiser, de simplifier, de mettre l’exception au dehors. Et pourquoi, est-il finalement si difficile pour ceux qui réforment de revenir en arrière et d’avouer qu’une décision était particulièrement inadéquate ?

Autre exemple de ces raccourcis délétères pour nos facultés de penser et notre dignité. Prétendre ad nauseam que la psychiatrie et la pédopsychiatrie française sont « en retard » concernant la prise en charge des troubles neuro-développementaux, de la schizophrénie, des autismes, des situations de handicap, de la marginalité… constitue une confusion entre les moyens mis en œuvre pour le traitement des patients et de leurs troubles et les théories du soin qui accompagnent ces traitements et en organisent le sens.

Depuis le premier débat fondateur entre Philippe Pinel et Jean-Marc Gaspard Itard au sujet de la prise en charge d’un enfant souffrant d’autisme (tiens donc !), la psychiatrie moderne n’a jamais fait l’économie de débats épistémologiques et de mises en perspective de courants différenciés. Ces débats qui ont jalonné l’histoire de la prise en charge de la souffrance psychique et de la maladie mentale, lorsqu’ils sont rappelés aux contemporains (dans le cadre de la formation des psychiatres et des psychologues notamment) font partie de la richesse de la psychiatrie à la française. Alors que le manque d’une démarche rétrospective et dialectique fait partie de ce qui désorganise et appauvrit des pratiques qui sont aujourd’hui désaffiliées, non-coordonnées, dénaturées par les logiques stériles de la « rationalisation » des soins. En parallèle, il est nécessaire de dire et de redire, que ce n’est pas la responsabilité d’un courant théorique en particulier, si les hôpitaux français sont gagnés par une épidémie de fermeture de services, de suppression de lieux de soin, si l’on supprime ou fusionne des postes, si l’on abandonne des territoires en fermant des CMP de proximités, si l’on laisse de côté une pathologie (trop chronique, trop coûteuse, trop complexe, pas assez Plug and Care…) au profit de dispositifs d’excellence destinés aux patients les plus simples à « rétablir ». Souvent une confusion est faite entre la « qualité » des soins prodigués dans un service reconnu pour son orientation plutôt psychodynamique et les conditions financières et institutionnelles qui sont mis à disposition des équipes pour tenter de fonctionner.

Il faut aussi rappeler, autant que possible, que la démarche « qualité » dans ce qu’elle découle directement du modèle industriel, est une démarche qui vise à ce que les produits d’une entreprise comportent le moins possible d’écarts et de différences à une norme pré-déterminée ! Les contrôles qualités ne sont pas réalisés pour améliorer la qualité des produits comme nous pourrions naïvement le croire, mais pour éliminer les produits qui ne correspondent pas à la norme « qualité » définie comme rentable car ne ralentissant pas la chaine de production. Mais cela peut-il être la « qualité » dans le cadre d’une approche scientifique humaine en psychiatrie ?

Au regard de ces tendances à l’uniformisation, il est précieux que, dans ce numéro, Marie-Noëlle Babinet et Costanza Cannarsa nous aient rappelé que la grande avancée des neurosciences que constituent les travaux de Damasio, n’a pas été la résultante d’une étude expérimentale standardisée en double-aveugle, mais de la prise en compte d’observations issues d’une seule monographie, c’est-à-dire celle du patient Phineas Gage. La monographie, l’étude de cas en milieu ordinaire, ayant autant de données « sérieuses » à nous apporter que les sondages de cohorte en milieu stérilisé avec l’illusion de maîtrise de toutes les variables.

Alors, les tenants de l’evidence based medecine ont beau jeu de présenter leur démarche comme un procédé à la méthodologie exemplaire, quand il s’agit de catégoriser avant de comprendre, quand il s’agit de répertorier avant d’analyser, quand il s’agit de rejeter les écarts et les « petits rien » qui font pourtant l’essentiel à la compréhension des processus normaux et psychopathologiques d’un sujet.

La CFTMEA (Classification Française des Troubles Mentaux de l’Enfant et de l’Adolescent) est désignée par ceux-là comme le symbole du retard « à la française ». Qu’ils se rassurent, les logiciels gérant le dossier informatisé de l’usager en psychiatrie ont déjà mis à la porte cette classification ! Mais qu’ils s’inquiètent car le DSM5 est, comme le rappelle dans son article Éric Jacquet, fortement critiqué outre-Atlantique…

Avant sa détérioration récente, la psychiatrie et la pédopsychiatrie française (le texte de Philippe Grondin le signale bien au travers de la question de la psychiatrie institutionnelle) n’avaient pas des « années de retard » sur la psychiatrie américaine (ou mondiale-globale), mais au moins cent ans d’avance ! Cent ans car ces pratiques au « chevet » des malades et de leurs symptômes venaient en approcher aussi tous les enjeux psychiques, affectifs, relationnels, systémiques et cognitifs. Mais cent ans de recul et de prise en compte « méta » également, car cette complexité pouvait être accueillie et travaillée dans des espaces-temps de complémentarité pluridisciplinaire où la subjectivité et la partialité étaient incluses dans un processus multidimensionnel d’analyse des situations (au contraire de ce que l’évidence martelée par les instances scientistes nous recommande). Cent ans, car vingt fois, cent fois, cent mille fois, les cliniciens chercheurs ont retravaillé leurs modèles, les ont adaptés, modifiés, parvenant à une théorie du fonctionnement psychique et psychopathologique au plus près de ce que le vivant, l’humain, le groupal donnaient à voir et à sentir aux soignants impliqués et engagés dans cette démarche de rencontre qu’est le soin.

Mais parfois l’humilité, la démarche pas à pas, la lente et tangente construction de « ponts » entre « nous » et « eux », au risque d’une salutaire identification qui rend possible et pensable le lien, ne suffisent pas pour faire entendre la pertinence de ces modèles (qui sont davantage apparents à des processus qu’à des procédés). Il faut donc en venir aux mots, il faut en revenir à l’histoire et rappeler les jalons qui ont fait, en psychiatrie comme en science, de certaines tentations idéologiques des impasses. Impasses dans l’écoute et la compréhension des patients, de leurs pathologies et de toutes leurs dimensions.

Citer cet article

Référence papier

Frédérik Guinard, « Il faudra bien en (re)venir aux mots ! », Canal Psy, 126 | 2020, 5-6.

Référence électronique

Frédérik Guinard, « Il faudra bien en (re)venir aux mots ! », Canal Psy [En ligne], 126 | 2020, mis en ligne le 01 septembre 2021, consulté le 18 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3194

Auteur

Frédérik Guinard

Psychologue clinicien, docteur en psychologie et en psychopathologie clinique

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