Texte

Quelque chose du travail de la pensée renvoie à la querelle ; l’échange en ce domaine est volontiers polémique, et c’est dans le heurt des idées que naît souvent l’idée nouvelle.

On voudrait pouvoir dire que l’Université participe à ce travail, qu’elle met à la disposition d’étudiants une organisation suffisamment diversifiée, porteuse de courants de pensée suffisamment opposés pour que naissent des élaborations personnelles chez les étudiants, ainsi confrontés à des positions divergentes, à des façons peu compatibles de penser le monde et soi-même.

Pour ce faire il faudrait que l’Université craigne l’uniformité dont naît l’ennui, et qu’elle se présente autrement que comme une cohorte de semblables. Je ne suis pas sûr qu’elle y parvienne totalement, au moins en psychologie, car il ne me semble pas qu’elle accepte volontiers de se soumettre à la règle de l’exogamie. C’est d’abord le recrutement des enseignants qu’il faudrait interroger : il passe par des élections « démocratiques », les pairs élisent un pair, les enseignants un nouvel enseignant. Ce régime électoral, probablement le moins mauvais qui soit, a pourtant l’inconvénient majeur de favoriser la confusion entre le pair et le semblable : des semblables pourraient élire un semblable, dans une tentative de reproduction du même par les mêmes.

Certes, nous autres enseignants, nous en savons bien le danger, et sommes naturellement prêts à recruter quelqu’un venu d’ailleurs, un différent qui ne pense pas comme nous… mais au dernier moment il nous sera sans doute bien difficile de résister à la douceur de la conformité, et de ne pas nous laisser séduire par ce qui pourrait faire miroir.

Heureusement, au final, la situation n’est pas si catastrophique, et les différences de personnalité entre enseignants sauvegardent une hétérogénéité relative. Mais le danger d’uniformisation qui interdirait la pensée reste important dans la mesure où les enseignants d’une même sous-discipline de la psychologie (en tout cas en ce qui concerne la psychologie clinique) sont à peu près référés aux mêmes auteurs et aux mêmes courants de pensée. Les différences viennent des personnes et non des divergences théoriques. Alors la polémique, exclue du champ de la pensée, se retrouve soit dans des conflits de personnes (de personnalités) soit dans des conflits de sous-disciplines pour la conquête du pouvoir et de l’hégémonie relative.

Il me semble bien qu’un étudiant deviendrait en quelque sorte un apprenti, si les mêmes référentiels lui étaient présentés par tous les enseignants d’une même sous-discipline ; référentiels uniques qui font alors parole d’évangile ou idéologie, incassables même intouchables…

Ainsi enseigné l’apprenti sait ce qu’il a à savoir, tout le monde le lui a répété, il n’a qu’à s’exécuter. On peut rêver, a contrario, d’une Université où l’étudiant aurait à se constituer une pensée originale à partir du déploiement de corpus antagonistes qui lui seraient présentés.

J’ai appris, dans une note en bas de page d’un livre de Legendre, qu’on nommait au Moyen Âge bartolistes ceux qui, ne pensant pas, hors du chemin ouvert par leur maître Bartole, devenaient « spécialistes du sentier battu » . Vous avez dit Legendre, et pourquoi pas Lacan ? Des pensées presque absentes chez nous, des auteurs dont on parle peu, méconnus plutôt maudits, ou alors doucement effleurés pour ne pas donner dans l’ostracisme, et garantir l’œcuménisme.

Et pourtant, ces propos doivent être tempérés ; à côté des titulaires il existe des enseignants vacataires ; certains pensent ailleurs ou différemment. Savoir par quel biais ils se sont retrouvés à l’Institut de Psychologie est une autre histoire, mais ils sont en tout cas porteurs d’une altérité ; venus d’ailleurs, recrutés dans la tribu probablement par des équipes déjà elles-mêmes plutôt à la marge, ils arrivent et repartent apportant une pensée venue d’ailleurs. Dotés d’un statut fragile, à la merci des « restructurations », ils peuvent faire naître une tension avec la pensée officielle. On leur doit sans doute plus qu’on ne le croit ; ils participent au maintien de cette différence nécessaire pour qu’il y ait formation et non apprentissage ; ils produisent des « effets d’exogamie » .

À propos d’auteurs interdits dans le cadre de la fac de Psycho (Lyon)

Plutôt qu’interdits je dirais que certains auteurs sont peu à la mode : Carl Rogers par exemple. Je sais, c’était dans les années 50, mais en le retravaillant je me rends compte qu’il n’a pas vieilli d’un poil et pour moi qui pratique la relation dite d’aide au quotidien dans ma pratique, je me promène dans son travail comme si son niveau de recherche me proposait des retrouvailles, des rencontres en lien avec une éthique de la psychologie où, plutôt que de titrer le cas clinique, il s’agirait de titrer la rencontre.

Un autre auteur dont j’entends peu parler c’est Groddeck. En 1917 il a reçu cette lettre de Freud : « Vous me priez instamment de vous confirmer de façon officielle que vous n’êtes pas psychanalyste, que vous n’appartenez pas au groupe de mes disciples, mais que vous pouvez prétendre avoir une position originale, indépendante… je suis obligé d’affirmer que vous êtes un superbe analyste qui a saisi l’essence de la chose sans pouvoir la perdre. »

Françoise Convers
Étudiante FPP (Groupe du samedi, J.-M. Charron)

Citer cet article

Référence papier

Paul Fustier, « L’apprenti et l’étudiant », Canal Psy, 8 | 1994, 4.

Référence électronique

Paul Fustier, « L’apprenti et l’étudiant », Canal Psy [En ligne], 8 | 1994, mis en ligne le 22 juin 2021, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3218

Auteur

Paul Fustier

Professeur à l’Université Lumière Lyon 2, responsable du DESS de psychologie clinique

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