Présentation des questions
Les journées des psychologues du Centre hospitalier du Vinatier sont l’occasion de débats et d’échanges, elles permettent de penser ensemble pour faire avancer la pratique de chacun. Elles prennent à présent une place importante dans l’espace professionnel de la région. Les participants y sont de plus en plus nombreux et viennent de plus en plus loin. Depuis 10 ans donc, les thèmes choisis essaient d’être au plus près des intérêts et des tensions qui traversent les équipes, la psychiatrie, l’université et la société dans ses rapports à la folie.
« Mais que fait donc la psychiatrie ? L’acte et l’agir ! »
Notre titre, pour le rassemblement du 21 octobre 2005, convoque Freud d’emblée. En effet, S. Freud1 termine Totem et tabou par cette double référence poétique et biblique : « Au commencement était l’acte… ».
Une partie du texte de l’« Esquisse »2 est une métapsychologie de l’action. L’acte est le mouvement de fond de la métapsychologie freudienne et la mise en acte, l’agir du passé oublié et refoulé se trouve être une retombée de ce mouvement.
Si Freud distingue acte et parole, acte et représentation, il ne les oppose pas : l’origine en est toujours pulsionnelle.
Il faut donc souligner l’ambiguïté et le paradoxe entre une conception de l’analyse comme verbalisation et rétention de la mise en acte, et une conception du transfert comme fragment de répétition, inéluctable agir. Ainsi, ce qui est pris en compte dans la référence analytique, ce sont des événements psychiques qui prennent valeur d’acte.
Plus tard, Piera Aulagnier3, avec d’autres, a étendu le champ ouvert par Freud des névroses aux psychoses, à celui des pathologies qui ont en commun un usage préférentiel de l’agir : somatisations, addictions, ou mises en actes. Cela l’a conduite à approfondir l’action exercée par la réalité, le corps, pour se demander quelles sont les conséquences et les limites des interactions entre fonctionnement psychique et fonctionnement somatique ainsi que l’impact du rapport à l’autre dans la construction de l’enfant.
Freud nous a appris le différé, la mise en latence du pulsionnel, l’importance de la temporalité… Ce n’est pas sans un certain malaise qu’il a vu revenir l’agir sur le devant de la scène, pressentant une menace pour l’élaboration psychique.
Or, à quoi assistons-nous actuellement ? Il semble que soit portée attention, et préférentiellement médiatisé, ce que l’on peut entendre comme une focalisation sur la question de l’acte, une valorisation des agirs sur la scène publique, le tout dans une accélération du temps. Comment se fait-il que les changements sociaux se centrent autant sur la question de l’acte ?
J’évoquerai 3 points, 3 exemples, qui nous touchent en tant que soignants et nous laissent désemparés.
Tout d’abord les terribles violences contre des soignants qui ont nourri une récente actualité comme en témoigne l’éditorial du Monde du 14 mai 2005 soulignant les difficultés de la psychiatrie publique.
L’angoisse suscitée par cette médiatisation de l’agir a pour effet la constitution de clivages entre la figure du meurtrier et celle de la victime, et engendre des réponses en miroir de nos dirigeants prônant la « répression au karcher » ou la mise en place de cellules plus étanches.
Comment composer avec l’existence de ces clivages et la pression qu’exerce sur nous la forme des réponses qui nous sont proposées ?
Mon deuxième point consistera à évoquer à l’aide d’Élisabeth Roudinesco4 « cette pulsion évaluatrice généralisée qui envahit les sociétés libérales et réduit l’homme à une chose, le sujet d’une marchandise, tout en prétendant obéir aux principes d’un nouvel humanisme scientifique ».
Nous sommes l’objet depuis quelques années d’une expérimentation d’évaluation du coût de la santé. Par des glissements progressifs, le système s’est transformé en un relevé d’activité constituée d’actes juxtaposés morcelant soignants et soignés. Insidieusement, ces relevés d’activité conduisent à augmenter les actes produits et la gravité des pathologies pour obtenir plus de moyens et de personnel.
Il ne s’agit pas dans ce propos de contester la réalité économique, certes, ni la difficulté gestionnaire, mais d’évoquer les conséquences de méthodes qui réduisent l’humain à ses objets partiels.
L’objectif de cette journée a été de convoquer à un partage sur la manière dont chaque hôpital, chaque service, chaque soignant composent avec ces contradictions profondes et particulièrement préjudiciables dans le champ de la psychiatrie.
Mon dernier point soulignera la conquête des sites culturels universitaires et soignants par les nouvelles théories et techniques de soin prétendant à une hégémonie et se livrant à une revisite partiale et idéologique des années d’histoire de la psychiatrie française. Je pense ici à la parution du Livre noir de la psychanalyse, promotionnant l’exclusivité des techniques cognitives et comportementales.
Il s’agirait, selon ces nouvelles théories, de résoudre les symptômes du corps et les déviances du comportement sans s’occuper de leur sens. Un discours de vérité viendrait en place d’une écoute du patient visant une normalisation, une rationalisation, une rééducation systématique.
Une posture d’expert remplacerait la posture clinicienne. Les « psys » devenant spécialistes de l’humain, détiendraient ainsi un savoir définitif sur : comment tenir son bébé, comment divorcer, comment perdre son père… Dans cette optique, nous serions des experts de la vie et la vie deviendrait donc une maladie.
Là non plus, notre souci n’est pas de pourfendre la recherche dans ces domaines, ni de contester l’utilité de l’avancée des techniques rééducatives dont nous avons constaté la pertinence dans l’expérience acquise au fil des années de soin. Seule la tentative d’hégémonie et le combat idéologique visant à éliminer la prise en compte de la conflictualité psychique inquiètent véritablement les travailleurs du soin que nous sommes.
Le trouble s’accentue devant la multiplicité des approches qui s’imposent et nous placent dans une confusion des langues où se perd de vue l’unicité de l’humain. En conséquence, patients et familles se trouvent paradoxés et manifestent une détresse observable devant le peu de contenance dont ils font l’objet.
Comment alors entendre cette énigme de la souffrance humaine dont nous parlait Jean Guillaumin lors de notre précédente journée il y a deux ans ?
Comment pouvons-nous imaginer l’avenir de notre travail quelle que soit notre fonction et notre place dans l’institution ?
Bilan de la journée
Roland Gori5 et Christian Hoffman, professeurs d’université, psychologues et psychanalystes, nous ont apporté leur contribution et nous ont soutenus tout au long de la journée dans nos questionnements du côté de l’anthropologie du sujet humain : son rapport à la folie, l’essence de son agir et de ses actes.
La journée était organisée de telle manière que chacun puisse se sentir partie prenante des élaborations proposées par les intervenants. Des groupes de travail préalables avaient été constitués pour inviter R. Gori et C. Hoffman6 à développer leurs propos et leur pensée à partir de situations cliniques concrètes mises à jour et discutées dans ces groupes. Nos deux intervenants se sont prêtés avec intérêt au jeu.
R. Gori s’est livré à une intervention clinico-théorique in situ, s’exposant à des questions, voire à des contradictions d’autant plus serrées qu’elles avaient été préparées en groupe.
Les participants ont donné un ton particulièrement libre aux échanges. R. Gori a surplombé progressivement les situations cliniques présentées en proposant une analyse épistémologique conséquente des discours scientifiques sur la folie, discours qui utilisent soit l’outil de la logique consciente, soit l’outil de la logique inconsciente. Ces propos prennent toute leur valeur dans la situation conflictuelle actuelle en psychiatrie. La qualité de la réflexion de R. Gori met en lumière la faiblesse théorique et la médiocrité des arguments échangés dans les tournures médiatiques du débat actuel. Ce débat semble en effet plus au service du pouvoir des uns et des autres qu’au service d’une réflexion véritable visant l’intérêt des malades.
« Si l’éthique fait défaut à la science, c’est bien parce que celle-ci s’est sans cesse éloignée de la pensée, de la pensée de ce souci de soi qui constituait la finalité de la connaissance antique… Nous ne pouvons nous résoudre à choisir entre une médecine techno-scientifique redoutablement efficace et une médecine humaine privée de moyens, démunie de reconnaissance scientifique et sociale. La médicalisation de l’existence et la marchandisation des expériences de vie vont ensemble… Le psychanalyste a appris que la véritable souffrance dans la souffrance, c’est son non-sens et que l’on souffre moins lorsque l’on souffre pour quelqu’un ou quelque chose… Dans cette civilisation folle de l’instrumentalisation du vivant et de l’objectivation du sujet humain, comment évaluer l’effet des paroles, le bienfait de la véritable présence de l’Autre ? Comment, et avec quels critères, évaluer qu’il fait plus clair quand on parle, comme le disait le petit garçon, de l’histoire freudienne ?...
Bien au-delà des épistémologies de la psychopathologie, de la médecine et de la psychanalyse, c’est d’un choix de société qu’il s’agit. Un choix éthique. C’est de l’humain qu’il s’agit, de son avenir comme de son histoire, de son site comme de sa signature. En tant que cliniciens nous en avons reçu l’héritage7… »
Suite aux vignettes cliniques initiales interrogeant la clinique de l’acte ou du non-acte dans les thérapies de deux adolescents en CMP, C. Hoffmann8 s’attache à distinguer l’acte du passage à l’acte. L’un comme l’autre sont la marque d’un franchissement : l’acte signe un passage dans le réel entraînant le symbolique et peut être lu chez l’adolescent comme une action signifiante qui arrête la cogitation imaginaire paralysante. Il se formalise dans un énoncé du type « je l’ai fait ! ».
Le passage à l’acte (acting out), indique un « vouloir la jouissance tout de suite », qui est un court-circuit du désir et n’attend rien de l’autre. Il est alors vécu comme hors-transfert. La violence survient là dans un contexte de mépris de la parole. Lors des récents événements de violence sociale, la prévalence de l’enjeu de l’image (TV, scoops…) fait perdre de vue la fonction d’adresse des mises en scènes comportementales. On est dans une logique narcissique où l’évocation du nom du père ne fait plus médiation. Le débat avec la salle pose la question de savoir ce qu’est une demande de soin à l’adolescence et C. Hoffmann souligne alors les réponses parcellaires souvent faites à cette question. Un accord semble se dessiner quant à la nécessité d’une réponse par l’acte à visée symbolisante dans la relation avec les adolescents.
À l’issue de cette journée de travail, nous pouvons souligner l’intensité des débats qui ont eu lieu, permettant à chacun de se repérer dans les grandes questions actuelles concernant l’évolution de la psychiatrie et de s’approprier des éléments de compréhension de son propre rapport à chaque patient dans l’institution soignante.
Les journées des psychologues du Vinatier sont organisées tous les deux ans et ouvertes à toutes les catégories professionnelles des différents services, hôpitaux, lieux de soin de la région lyonnaise. Elles sont organisées par l’Association des psychologues de l’hôpital ; elles sont financées par une partie de son budget de formation continue avec le soutien logistique de la direction de l’hôpital.