Introduction
La notion de bricolage est souvent associée à une stratégie de détours. Elle s’utilise lorsque ne pouvant affronter une question, nous sommes contraints de prendre un biais, de faire un détour afin de l’aborder ou plutôt de permettre à ce qui résiste à l’intérieur de nous de l’aborder.
L’art-thérapeute se définit comme un bricoleur en ce sens qu’il inscrit au sein même de son atelier cette notion de bricolage.
Lévi-Strauss le définit ainsi :
« Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son enjeu est de toujours s’arranger avec les “moyens du bord”, c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures.
L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas définissable par un projet (ce qui supposerait d’ailleurs, comme chez l’ingénieur, l’existence d’autant d’ensembles instrumentaux que de genres de projets, au moins en théorie), il se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que “ça peut toujours servir”. » (Lévi-Strauss, 1960.)
Deux notions me semblent à retenir dans ce texte : la pratique du « ça peut toujours servir » ainsi que la temporalité qu’il définit.
« Ça peut toujours servir »
C’est-à-dire qu’à un moment donné, quelque chose en nous a reconnu l’objet ou l’image qui va plus tard faire sens. Quelque chose va permettre de faire advenir sa pensée et d’entrer ainsi dans une créativité.
Jung, qui associe l’inconscient à la créativité, écrit que l’image réveille l’inconscient (Thibaudier, 2002). Selon J. Natanson (2002), au vocabulaire utilisé par Freud : Bild (image), Darstellung (figuration) et Vorstellung (représentation), Jung pour sa part en utilise un autre – Anschauung – dont le sens est également représentation.
Selon Elie Humbert (1983) pour Jung, l’activité du conscient se définit en trois verbes Geschehenlassen (laisser advenir), Betrachten (considérer/engrosser) et Sich auseinandersetzen (se confronter avec).
Ainsi, dans l’Anschauung, il s’agit d’un « regard sur » (sur ce que l’on aura « laissé advenir » afin de s’y « confronter »), donc d’une représentation plus proche du verbe Betrachten (considérer/engrosser) que ne l’est la Vorstellung freudienne.
Il s’agit donc pour nous d’accueillir cette image et de nous laisser « engrosser » en nous y confrontant.
La temporalité
« S’arranger avec les moyens du bord c’est-à-dire avec toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. »
Cette notion de strates temporelles va correspondre aux strates de l’inconscient, qui comme le disait Lacan n’a pas de temps. L’inconscient navigue entre les diverses strates psychiques dans une temporalité indéfinie et non hiérarchisée c’est-à-dire en dehors de notre temps linéaire puisque selon l’analyse de Colette Soler (2009) il est savoir sans sujet. Il ne peut donc être qu’émergence.
L’atelier d’art-thérapie
L’Atelier d’art thérapie situé en hôpital psychiatrique de jour accueille quotidiennement des patients psychotiques chroniques. Dans la psychose les données existentielles et temporelles sont précisément en souffrance. Aussi, la créativité se trouve bloquée par deux tendances :
D’une part le débordement des processus primaires. De l’autre le nivellement des capacités d’expression par une stéréotypie de la pensée qui bloque l’imaginaire.
Or, afin de permettre au psychotique de s’approcher de lui-même il faut selon le terme d’Erwin Straus (1956) commencer par pouvoir créer un « moment pathique ». C’est-à-dire un moment qui permette d’accéder à un certain niveau de rencontre et à un certain niveau « de sentir ». Ce moment a besoin d’être circonscrit dans un certain lieu : une unité de soins et dans cette unité le lieu de l’Atelier.
L’Atelier accueille des personnes nécessitant une hospitalisation à plein temps pour des troubles psychiques aigus ou chroniques. Pendant la prise en charge, l’hospitalisation du patient peut être limitée à une présence à temps partiel (hospitalisation de jour, discontinue, sortie d’essai) afin de faciliter des processus de réinsertion.
Ainsi 4 axes de travail sont développés :
- L’axe psychogénétique : systématiquement priorisé, il est soutenu d’une orientation théorique psychanalytique pour la mise en œuvre des programmes de soins ou de prises en charge comme pour les réflexions institutionnelles ou d’équipe.
- Les dimensions biologiques et somatiques des soins : elles sont assurées par les médecins de l’unité (un psychiatre, un praticien hospitalier, un interne de spécialité).
- La réinsertion sociale : elle est mise en œuvre dès le début des soins, sous la forme la plus adaptée (recherche d’emploi, recherche de logement, aide pour la résolution de tout problème médico-social ou administratif).
- L’inscription dans un espace culturel : participation à l’Atelier, y sont proposées plusieurs activités d’expression artistiques qui contribuent à la restauration des processus de création et de symbolisation.
La base du soin est la relation interpersonnelle qui permet l’identification des troubles psychiques et la mise en œuvre des réponses adaptées. L’entrée en relation avec le patient, ce « moment pathique », est la garantie de la mise en œuvre d’un programme de soin adapté à chacun, élaboré avec lui et tenant compte de son histoire individuelle.
L’entrée en relation avec le patient dans l’Atelier se fait par l’intermédiaire d’un médiateur : Le collage, les fleurs (création d’Ikebana qui symbolise le temps – naissance-vie-mort – dans le bouquet) l’actualité (l’immédiateté du temps), le conte (historicité du temps).
Selon les thèmes culturels y participent une médiatrice (l’art-thérapeute), un psychologue et/ou une infirmière.
Si on envisage à la manière d’Oury la dissociation psychotique comme un défaut de rassemblement, on peut considérer le collage comme un médiateur approprié afin d’aborder cette question. Dans son texte « Corps et Psychose » (1976) Jean Oury cite le cas d’un malade qui parlait plusieurs langues et qui au choix répondait avec l’une ou avec l’autre langue, une tour de Babel. La question consiste à savoir lorsque l’on est psychotique et même si on n’en a pas conscience comment se réapproprier son corps. Comment arriver à habiter un corps que l’on puisse reconnaître et nommer. Heidegger dans son article « Bâtir, habiter, penser » (1951) dit que la personnalisation c’est « habiter son corps comme lieu vivable qui ne soit pas comme une passoire mais qui soit délimité ».
Afin de travailler cette question il faut dans un premier temps venir à l’Atelier, y être accueilli et se sentir suffisamment en confiance pour oser se dire et se montrer dans sa production.
La place de l’Atelier dans l’institution
Il s’agit d’un lieu « ouvert », inscrit dans le cadre de l’unité de soin. Tous les patients sont invités à y participer sans indications particulières. Ceci correspond à la notion de site définie par J. Oury (1960) « Position de l’espace et du temps où l’on est dans la possibilité de se dire. L’espace de travail devient lui-même soignant. » L’activité a une fonction symbolique du point de vue institutionnel. Elle a lieu le lundi en début de semaine. C’est un fil conducteur pour le reste de celle-ci grâce à l’exposition, dans le service, des collages effectués pendant la séance.
Une salle est réservée à cette seule fonction d’Atelier. Les tables y sont à demeure. Le matériel est mis à disposition des patients. Ils disposent de ciseaux, tubes de colles, feuilles de dessin, feutres, crayons, peinture acrylique ou gouache, revues artistiques et culturelles.
Élaboration du processus à travers le collage
Dans l’Atelier, tout le monde prend le risque de se dire. Patients et soignants participent à la création des collages à travers plusieurs gestuelles.
Sur le plan artistique, un collage consiste à fixer avec de la colle ou toute autre manière, sur la surface d’une peinture ou d’un dessin, un matériau réel totalement étranger à celui-ci.
Ce nouveau procédé touche au processus de représentation.
Il s’agit :
- d’une nouvelle exploitation de l’espace,
- d’une modification de la perception et de l’image mentale unifiée du tableau de chevalet,
- d’une temporalité liée à l’immédiateté,
- de l’arrivée d’un monde morcelé, fragmentaire,
- d’un processus de superposition de strates temporelles.
Ainsi nous ne sommes plus dans un espace perspectif unifié tel le tableau classique de la Renaissance qui instaure le sujet dans son être au monde, (Panofsky, 1975) mais dans un espace fait de couches juxtaposées, apparentes ou superposées.
Le collage, à travers « La cueillette », rassemblements d’objets soit venus de l’espace urbain (tickets de bus) soit du quotidien, des magazines et des journaux, devient médium de la perception. Il permet une juxtaposition des états de consciences, une manière de les révéler et de les percevoir simultanément.
Ce travail de cueillette fonctionne un peu comme une écriture automatique, en laissant les choses venir à soi. Le choix photographique consiste de cette façon à se laisser choisir par l’image. L’image va susciter notre désir de la prendre. Elle interpelle, interroge quelque chose en nous de l’ordre de l’inconscient. Elle devient symptôme d’un Faire Être, d’un Faire Œuvre comme le nomme G. Bataille, ou Indice au sens du philosophe Charles S. Peirce (1901).
Nicole
Elle se présente à l’hôpital pour un problème d’alcoolisme. On s’aperçoit vite que ce problème somatique est à mettre au second plan, face au vide qui habite cette femme : elle n’exprime aucun affect. Une incapacité à être seule a rendu impossible la séparation d’avec une mère possessive. Elle est lors de sa venue à l’hôpital âgée de 49 ans. Elle est assez imposante physiquement. L’alcool lui aurait « détruit les jambes » comme elle se plaît à le répéter. Elle est obligée de se déplacer à l’aide d’un cadre. Son invalidité rend difficile tout déplacement. Ainsi, elle vient en taxi uniquement le lundi matin afin de participer à l’Atelier collage. Son installation dans l’Atelier se fait en bout de table, son cadre à proximité sur le côté. Une fois installée, elle ne se lève plus. Nous lui apportons les ciseaux, la colle et les journaux dont elle a besoin. Rituellement, elle demande le thème de la journée. Alors qu’elle sait pertinemment que nous travaillons sans en imposer aucun. À la réponse négative que nous lui faisons, elle répond en choisissant son propre thème de travail.
Dans l’Atelier nous nous sommes intéressés à ce qu’elle produisait. Nous nous sommes aperçus que ces thèmes n’étaient pas choisis au hasard. Ils étaient reliés à son père qui lui-même était alcoolique. Suite à cette prise de conscience, nous sommes venus régulièrement parler avec Nicole de ses choix et l’avons aidé à la mise en place des images sur la feuille. Petit à petit, elle a commencé à nous interroger sur ce qu’elle trouvait et qu’elle ne connaissait pas : telle image, tel mot. Nous pourrions dire qu’un désir de savoir émergeait. Nous lui avons alors demandé d’ajouter de la peinture à ses collages. Au début, elle n’était capable de peindre que des traits horizontaux en rayonnement autour des images. Nous lui avons montré d’autres façons de procéder.
Nous avons insisté pour que, malgré son handicap, elle participe aux sorties culturelles. Au-delà de toute attente, elle s’intéressa fortement aux expositions. Elle était tellement passionnée qu’elle était capable de monter seule, en se tenant uniquement à la rampe de l’escalier, les 3 étages du Musée St Pierre à Lyon. Revenue à l’Atelier, elle a abandonné petit à petit ses thèmes. Ceci s’est fait sans aucune intervention de notre part. Ses affects ont alors commencé à émerger :
Elle se figure en clown accompagné d’un (père) gendarme.
Elle figure une carte d’Italie, lieu de son origine familiale.
Le rapport avec son histoire personnelle est devenu de plus en plus signifié et verbalisé.
Maintenant elle nous attend toujours pour coller ses images. Elle a besoin de ce « moment pathique » un temps personnel d’expression, de relation privilégiée avec nous. Si les premiers collages n’avaient aucun intérêt plastique, petit à petit nous avons vu émerger une réelle qualité esthétique. De plus, Nicole nous montre sa capacité à s’investir, se prendre en charge. Elle n’hésite plus à se lever pour laver ses pinceaux.
Dernièrement sont apparus dans ses collages des yeux et des perspectives avec de la lumière au fond.
Comme l’a écrit Ewin Panowsky (1975) à la Renaissance, la théorisation de la perspective a symbolisé l’homme s’affranchissant de la domination divine (Dieu, le père) afin de regarder droit devant lui à l’horizon son propre avenir.
Aussi cette représentation nous a permis de penser que Nicole s’éveillait à une nouvelle présence d’elle-même, en prenant une distance d’avec son propre père.
Un peu plus tard comme pour confirmer notre intuition elle commence à ne choisir que de l’informe, au sens de G. Bataille (1929), pour composer ses images : « L’informe n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser…. Pour G. Bataille la philosophie entière n’a pas d’autre but : il s’agit de donner une redingote à ce qui est, une redingote mathématique. Par contre affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat. »
Elle dit souvent qu’elle ne comprend pas ce qu’elle fait mais accepte de se saisir des images insolites afin de construire son propre univers.
Peut-être accepte-t-elle ainsi de cheminer dans son intérieur qui s’il ne ressemble pas encore à une redingote mathématique, c’est-à-dire un univers bien agencé, se met tout de même à exister. Peu importe qu’il soit encore informé car comme pourrait le dire Pierre Fédida (2000) « C’est comme si le concept de ces objets n’avait plus le temps de leur représentation (temps du refoulement). Ils représenteraient le temps de l’inconscient hors de tout refoulement. L’informe est ainsi associé à l’inconscient, au travail du rêve. »
Cette patiente qui n’avait aucun entretien thérapeutique s’est servie de l’Atelier comme d’un espace dans lequel elle a pu théâtraliser et mettre en forme son histoire. L’Atelier est devenu, pour elle, un espace de relation qui lui a permis la prise en charge de sa propre création.
La notion d’indice
L’indice ou l’index Pierce (1901) est : « un signe ou une représentation qui renvoie à son objet non pas tant parce qu’il a quelque similarité ou analogie avec lui ni parce qu’il est associé avec les caractères généraux que cet objet se trouve posséder, mais avec les sens ou la mémoire de la personne pour laquelle il sert de signe ».
L’indice révèle une relation causale avec l’objet.
Il introduit dans l’espace de la continuité spatiale, la notion d’absence et celle de distance. Le feu lorsqu’il est visible n’a pas besoin d’être désigné par la fumée.
Dans le cas de Nicole nous avons pu appréhender cette notion d’indice dans le choix des images qu’elle faisait. Ainsi dans le collage l’image photographique va posséder deux fonctions : une fonction indicielle mais également une fonction iconique. En ce sens, qu’elle renvoie à son objet, également en vertu de sa ressemblance à celui-ci.
L’ontologie de l’image photographique avec son modèle réel nous conduit à penser son utilisation comme un ready-made.
« Un objet pris dans le monde réel sur lequel l’artiste n’intervient pas. Il est posé comme une œuvre d’art par décision de celui-ci. Il est le témoignage du réel dans l’œuvre. »
Rosalind Krauss (1990) introduit le rapport du ready-made au langage :
« L’immédiateté du ready-made est logiquement reliée non seulement à l’effondrement des convenances linguistiques (ou semble l’indiquer) mais encore à l’abandon de cette idée selon laquelle le langage aurait un sens qui lui serait propre et qui n’existerait indépendamment de la volonté d’un locuteur donné. »
En donnant une prédominance au sujet R. Krauss montre qu’il faut saisir l’image photographique comme la trace d’un évènement particulier en rapport avec le patient.
Ainsi, nous devons penser, comme J. Derrida nous y invite, « la vie comme trace afin de déterminer l’être dans sa présence » (Secret, 2012).
La notion de répétition
Dans l’Atelier, cette notion qui se situe au niveau du geste : déchirer, couper, arracher d’abord puis coller, assembler, redonner forme ensuite. Cette répétition peut s’apparenter à la pathologie du psychotique souvent enfermé dans un comportement stéréotypé et résistant à tout changement. Elle est donc rassurante. Cette réassurance peut accompagner et conduire le patient vers un acte de création qui, en lui-même, constitue un ébranlement du moi.
En effet, si l’acte de créer est l’acte de perdre pied afin d’accueillir un nouveau fondement du moi, il est nécessaire que le cadre apporte suffisamment de réassurance et de liberté pour permettre cet accueil.
A. Ehrenweig (1967) définit comme le stade initial de la création celui où se projettent dans l’œuvre des parties fragmentées de soi. Le collage dans son rapport complexe à l’instantané et à la simultanéité ne cherche pas à capturer un moment mais plusieurs. Cette temporalité fragmentée rassemble les instants multiples du Moi en un moment unifié à l’intérieur de cette même image. Celle-ci va alors engendrer un processus intellectuel, un inévitable va et vient du regard qui travaille à combler les manques temporels.
Nous pouvons le penser comme une mémoire au travail au sens où G. Didi-Huberman (1990) le définit :
« L’origine n’est pas seulement ce qui a lieu une fois et n’aura plus jamais lieu. C’est tout aussi bien et même plus exactement ce qui au présent nous revient comme de très loin, nous toucher au plus intime et, tel un travail insistant du retour mais imprévisible, vient délivrer son signe ou son symptôme. De loin en loin donc, mais toujours plus approchant de notre présent, notre présent obligé, sujet aliéné à la mémoire. »
Cet éternel déphasage par rapport à toute construction d’un temps plein nous indique le lien direct avec l’inconscient ainsi qu’avec les diverses strates qui le constituent. Le collage comme médium de la perception permet ainsi une juxtaposition de divers états de conscience de manière à les percevoir non plus l’un dans l’autre, c’est-à-dire l’un occulté par l’autre, mais l’un à côté de l’autre.
Cette distanciation va permettre de mieux les appréhender. Un autre procédé associé à cette notion de bricolage est celui de la « Tache ».
La tache
La tache est une matière projetée sur une surface, une toile ou un écran. C’est-à-dire une projection ou un « lancer ». On peut associer ce mouvement projectif à une première distanciation. Distanciation propice à un certain décollement du moi vis-à-vis des affects inconscients. La tache semble être sans consistance et sans essence. C’est une matière informe qui va s’opposer à la forme des photographies.
Rosaline Krauss dans son article « Corpus delicti » (1985), nous dit :
« Bataille ne donne pas de sens précis à l’informe, il lui enjoint plutôt une tache : défaire les catégories formelles, nier que chaque chose ait sa forme propre, imaginer que le sens est devenu sans forme, comme une araignée ou un ver de terre écrasé sous le pied. »
Sur un plan, psychique, cette matière n’est pas sans faire référence au stade anal qui selon la théorie freudienne est cette période qui se joue entre 2 à 3 ans en général. L'enfant découvre le plaisir que lui procure le fait de retenir les matières fécales (rétention) ou de les expulser (défécation). C'est aussi, à cet âge, la période d'opposition. Dans le stade anal, la perte des excréments est assimilée, par le jeune enfant, à la perte d'une partie de son corps : l'enfant peut en être angoissé.
Le bricolage qui consiste à lancer de la matière picturale informe sur une image choisie ou à travailler la matière informe pour y voir émerger des parties de soi n’est pas sans risque pour le patient. En effet, travailler avec la tache ou la biffure – terme emprunté à l’artiste Hervé Bacquet – (biffure qui consiste à maculer, barrer, les parties visibles de l’image ou du texte) c’est accepter de déconstruire le plaisir esthétique qui dérive de cet état où l’esprit s’identifie au sein de la matière à l’harmonie inhérente à sa propre structure (Eco, 1997).
C’est ainsi prendre le risque de voir apparaître son propre chaos.
Manuel
Manuel est né en 1967. Il est d’origine portugaise. Il est le quatrième enfant de la famille mais le seul à être né en France. Il est âgé de 18 ans lors de sa première entrée à l’hôpital. Il y est emmené sous contrôle judiciaire « pour rébellion à un agent de la force publique ». Il aurait eu une enfance sans problème jusqu’au départ de son père au Portugal. Il est ensuite décrit comme relativement difficile, avec des retards scolaires. Après une classe de perfectionnement, il fait un apprentissage de boucher, jusqu’à son entrée au service militaire où il décompense.
Son parcours hospitalier se jalonne de chambre d’isolement en tentative de retour au travail puis de récidive délirante en rapport avec la perte de son emploi et ses préoccupations concernant sa filiation. Dans les entretiens de groupe, il laisse entendre sa difficulté à s’exprimer. Le passage à l’acte violent est sans cesse redouté. Il dérobe, par exemple, une voiture appartenant à une infirmière. En 1994, il va plus loin et fait une tentative de suicide par pendaison ; la cordelette de sa clé était accrochée au tuyau d’arrivée d’eau. Celle-ci s’est produite à la suite de plusieurs jours de très nette décompensation avec régression et malgré l’attention constante de l’équipe soignante. La proximité des patients toxicomanes entretient ses propres problèmes d’intoxication. Dernièrement il se fait agresser dans son quartier. Ceci donne lieu à une nouvelle hospitalisation et le met dans un état d’angoisse très grand.
Ce parcours semé de violences, de ruptures, de passages à l’acte mis en scène peut-être par difficulté à Dire, caractérise le comportement pathologique de Manuel. Lors de grandes difficultés, nous l’avons vu utiliser l’Atelier comme lieu du passage « Par » l’acte. La mise en représentation de sa déstructuration psychique s’est symbolisée par le « déchirement » de petits bouts de papier, photos et articles de magazines et par leur collage pêle-mêle sur la feuille en disant : « ça c’est moi ». Un quart d’heure plus tard il est revenu prendre une autre feuille. Il découpe à nouveau des morceaux de papier mais d’une manière moins pulsionnelle. Il tente une organisation du collage.
Dernièrement, Manuel va encore très mal. Comme toujours dans ces moments de difficulté, il lui est difficile de contenir ses affects. Cette fois, il se sert de peinture.
D’abord il en prend beaucoup sur sa palette. Il en badigeonne la feuille verte qu’il avait prise comme fond. Puis il y peint un rectangle noir qu’il encadre de bleu. Son geste frénétique indique une décharge pulsionnelle. Nous tentons alors de lui faire prendre un peu de distance.
Pour cela nous lui indiquons les moments où nous percevons le tableau comme terminé. Or il continue à remplir la surface superposant les couches en disant : « pour moi, ce n’est pas fini ». Cette superposition de couches constitue autant de « peau » mise les unes sur les autres comme une tentative de reconstitution de son propre corps ou comme une recherche de contenant. La peau étant à la fois ce qui nous protège de l’extérieur et ce qui nous contient à l’intérieur.
Dans son ouvrage sur le Moi-peau, en 1995, Didier Anzieu a résumé les points communs à toutes ces souffrances des limites :
« incertitudes sur les frontières entre le Moi psychique, le Moi réalité et le Moi idéal, entre ce qui dépend de soi et ce qui dépend d’autrui, brusques fluctuations de ces frontières, accompagnées de chute dans la dépression […], indistinction pulsionnelle qui fait ressentir la montée d’une pulsion comme violence et non comme désir, vulnérabilité à la blessure narcissique en raison de la faiblesse ou des failles de l’enveloppe psychique, sensation diffuse de mal-être, sentiment de ne pas habiter sa vie, de voir fonctionner son corps et sa pensée du dehors, d’être le spectateur de quelque chose qui est et n’est pas sa propre existence. » (Anzieu, 1995.)
Manuel nous en fait ici la démonstration « Par » l’acte pictural. Le tableau devient violacé avec deux belles taches rouges qui sont ensuite littéralement noyées dans un violet recouvrant maintenant toute la feuille. Après cette quatrième couche, Manuel choisit des photos : des cibles, un gant sorte de main informe, un personnage de science-fiction bardé de ferraille en train de brûler. Il le place au centre de sa feuille. Il découpe les autres images en petits morceaux qu’ils éparpillent sur le fond. Inconsciemment il en fait émerger les composantes. Le bleu et le rose qui mélangés forment le violet sont la structure du fond sur lequel repose la figure. Il signifie bien une structure.
L’attitude de Manuel, montre sa capacité à utiliser l’Atelier et le tableau comme l’espace transitionnel d’un passage « Par » l’acte. Ceci illustre ce que Micheline Enriquez (1987) décrit comme : « Une tentative d’arrachement au néant par l’inscription d’une trace (sculpturale ou picturale). Le classement d’impressions sensorielles permet de ne pas se dissoudre et d’établir un espace, où, si peu que ce soit, le sujet peut advenir. »
La notion d’inconscient est associée selon la définition freudienne à un concept qui oriente et définit ce qu'on appelle une opération. Il est le concept opératoire de sa propre trouvaille et il y engage le sujet lui-même. Il invente, plus qu'il ne découvre, la nouveauté́ amoureuse, poétique, éthique et savante du désir entendu selon la définition freudienne de recherche de son origine. Si l’inconscient s’active en étant projeté sur la matière ou l’image, l’hypothèse inverse est vraie aussi : l’action sur la matière active l’inconscient et le force à une élaboration.
Le terme d’opérativité retenu et développé par Françoise Bonardel en 1981, permet d’appréhender la notion de processus alchimique à propos de la psyché, y compris l’enjeu de la place du corps. Jung s’appuie sur le concours mutuel de l’art et de la nature de l’inconscient, tel que nous l’avons définie plus avant dans notre propos, en une dialectique de contraires en présence. Cette dialectique des contraires s’actualise dans les images et peut être lue ainsi :
- une image réaliste, à laquelle nous nous sommes identifiés mais que viennent contrarier et inquiéter les taches, les biffures, une couche de peinture, c’est-à-dire un élément informe appartenant à l’informe, l’inconscient.
- un moi-peau qui se trouve informé par l’image.
Dans l’un ou l’autre cas, l’informe (l’inconscient) transcende l’image, en passant par-dessus la structure première et en en révélant un autre sens de lecture.
La transfiguration de l’image ainsi produite est le résultat d’un processus psychique observable. À l’extérieur nous avons « l’Œuvre, » qui réunit les contraires et à l’intérieur l’Expérience Psychique convoquée par sa création. La surface (la toile du peintre) matérialise, symbolise et ravive selon Didier Anzieu, l’expérience de la frontière entre deux corps en symbiose comme surface d’inscriptions (Anzieu, 1981). La masse picturale, « tache » ou biffure qui vient contrarier voire anéantir l’image première, symbolise la totalité de l’inconscient de par son caractère informe inné. Il s’agit alors de l’unir à la conscience (Jung, 1944). C’est en cela que la tache transfigure l’image première. L’étymologie de « transfigurer » nous renvoie au terme « feindre » : modeler dans l’argile, reproduire des effigies. C’est-à-dire qu’elle remodèle ou modèle la première représentation ou présentation de soi. Jung considère l’inconscient comme une énergie psychique (Jung, 1993). Ainsi, ce travail de bricolage entre le travail symbolique, et organique, ayant pour support la métamorphose de la matière, devient élaboration du chaos en lui-même sur un mode de circulation entre sujet et objet, et vice versa.
Le bricolage mis au service de l’élaboration psychique dans l’Atelier d’art thérapie agit bien alors comme une stratégie de détours. Il active l’inconscient, révèle au sein des images que l’on y crée son mode opératoire, montre une autre image du patient. Cette opération rend alors la réparation psychique possible.
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