Bricoler du collectif en centre de rééducation : des projets culturels en partage

DOI : 10.35562/canalpsy.3382

p. 10-15

Plan

Texte

« Ah ouais ! C’est violent quand même ! »
« La sclérose en plaques, c’est toujours un sujet qui fait peur »
« Peur de quoi ? il faut aller plus loin… de ne pas marcher ? d’avoir des troubles sexuels ? des troubles cognitifs ? d’être "handicapé" ? »
« Ouh là, c’est moche comme nom… »
« La peur de l’inconnu… Tout ce que l’on ne connaît pas ». « Et puis, y a pas que la colère, mais y a aussi l’impuissance, la fragilité, la solitude… C’est ce que je vois dans ces photos »
« C’est pas naturel de dire, de mettre au grand jour ce que l’on ressent vis-à-vis de la maladie »
« Qu’est-ce que la maladie de l’autre suscite pour nous ? en tant qu’être humain ? en tant que soignant ? comment on réagit ? comment on est en résonnance ? »
« Ça peut nous arriver »
« Parfois, t’as un peu l’impression de servir à rien. L’autre jour, une dame rangeait son manteau. Elle est tombée par terre. C’est dur de voir l’autre chuter »
« Moi ce qui me fait peur dans cette maladie, c’est la douleur. Sans la douleur, peut-être qu’on vivrait les choses différemment »

C’est ainsi qu’ont commencé les échanges entre une dizaine de professionnels d’un centre de rééducation, invités à se réunir pour parler ensemble des photos autobiographiques de Dorothy Shoes, « ColèresS Planquées ». Dans cette série de photographies, cette artiste a demandé à des femmes de son entourage de bien vouloir interpréter, à la manière d'autoportraits distancés, ses représentations personnelles de la sclérose en plaques, ainsi que chacune de ses peurs liées à ses facteurs dégénérescents, tentant ainsi de rendre visible des symptômes invisibles grâce à des photos où l’on découvre des corps violentés, qui partent en fumée, se vident, se tordent, s’animent de sensations désagréables (picotements, brûlures, fourmillements)...

Nous proposons de présenter le travail de réflexion mené par les professionnels de ce centre de rééducation sur leurs vécus de soignants accompagnant au quotidien des personnes confrontées à l’expérience de la maladie neurologique invalidante. Ces réflexions ont pu naître grâce à la création d’un « collectif bricolé » le temps de six groupes d’échanges alors que nous nous apprêtions à accueillir dans le hall d’accueil de notre établissement l’exposition « ColèresS Planquées ».

Appropriation de cet espace-temps bricolé et émergence de la créativité groupale

Ces rencontres « bricolées avec les moyens du bord » ont offert un espace pour penser et interroger les professionnels sur leur rôle envers les patients, notamment leur responsabilité relationnelle, dans ce moment si important dans la vie des patients, alors hospitalisés, dans une position de fragilité, de vulnérabilité. Dans cet espace original, c’est comme s’ils se retrouvaient confrontés à la question fondamentale que nous empruntons au psychiatre-psychanalyste Jean Oury (2003) : « Qu’est-ce qu’on fout là ? ».

Pendant plusieurs semaines, nous nous réunissons, nous nous écoutons. Cela peut paraître anecdotique, et pourtant ! Les espaces de réflexion se sont en effet trouvés réduits à peau de chagrin au fil des années dans la vie de l’institution et cette possibilité de nous réunir semblait presque illusoire pour les cadres de l’établissement mis au courant de cette idée, avant que la direction nous donne son accord – après avoir, bien sûr, valorisé l’intérêt que pouvait constituer cet espace.

Dès la deuxième rencontre, surgit l’idée de témoigner de nos échanges sur les enjeux de la relation soignant-soigné, de sa complexité et de la façon dont elle vient sans cesse nous interroger dans notre humanité. Une des professionnelles propose de réaliser des images, des photomontages plus particulièrement. Le groupe se saisit rapidement de cette proposition. Elle devient même support des échanges.

Des professionnels-sherpas à l’épreuve de la maladie grave : la confrontation aux limites

Les échanges s’engagent autour de la vulnérabilité et la solitude ressentie en regardant les photos de Dorothy Shoes. Elle fait écho à cette solitude existentielle radicale dont témoignent souvent ceux qui ont été confrontés à la maladie grave ou à la mort, comme le dit simplement Claude Halmos :

« On subit d’abord une violence qui ébranle tout le corps, qui modifie tous les repères corporels et toutes les sensations physiques que l’on pouvait avoir et qui participaient de la conscience que l’on avait de soi-même : on ne “retrouve” plus son corps, on ne se retrouve plus. On fait aussi brutalement une série de “découvertes”. On est obligé de se rendre compte que l’on peut être détruit, que l’on peut mourir et que l’on peut être trahi par ce dont on était le plus sûr : sa conduite, ses réflexes… Ce dévoilement brutal de vérités que l’on aurait préféré ignorer peut faire vaciller tous les repères. On découvre aussi souvent, pour la première fois, la solitude radicale qui est le lot de ceux qui souffrent dans leurs corps car la souffrance n’est pas partageable, et il arrive même qu’elle ne soit pas dicible… »1.

Les professionnels s’interrogent ainsi sur la place du professionnel face aux questionnements existentiels du patient, sur son devenir. Ils livrent leurs impressions ainsi : « On part à l’inconnu. Comme professionnelle, je me demande toujours comment ça va être, comment ça va évoluer, jusqu’à quand. Un peu comme la roue de la fortune, tu ne sais pas à l’avance, on n’a pas de boule de cristal ».

Ensemble, ils se questionnent sur une façon d’illustrer l’impuissance qu’ils ressentent face à la maladie dégénérative. Un professionnel propose une première image : « J’imagine une pente avec un fauteuil et une corde, et la corde fine qui lâche. Le patient chute vers le bas ». Un autre poursuit et transforme en créant ainsi une deuxième image :« On pourrait mettre un moteur sur le fauteuil. Tourner la photo pour que les 2 apparaissent : La chute libre inévitable/Toi qui essaies d’inverser la pente. On partage, on galère ensemble. On est ensemble dans la même barque pour ramer ? »

C’est ainsi que le groupe cheminera autour des photomontages, ce qui ne manque pas de faire penser au squiggle de D.W. Winnicott qu’il décrit ainsi « Je fais un gribouillis et il le transforme. Il en fait un à son tour et c’est à moi de le transformer… Quelquefois je tarde à le transformer pour lui donner l’occasion de déployer son imagination2. » Les deux partenaires participent ainsi à la construction d’un objet commun, objet intermédiaire de leur relation. Le début de figuration proposé devient le support qui permet au partenaire de donner une signification ou de mettre du sens pour les deux. Ce jeu ouvre à l’échange et à la création partagée. D.W. Winnicott attire l’attention sur le fait qu’il ouvre un espace transitionnel, aire qui se situe entre le subjectif et ce qui est objectivement perçu et qui engendre des processus transitionnels.

De ces échanges, naîtra ainsi le photomontage suivant :

Photomontage n°1

Photomontage n°1

La pente est raide et hostile, le ciel bleu étoilé, et on découvre ainsi trois professionnels qui tantôt tirent, tantôt poussent et soutiennent une personne en fauteuil roulant pour tenter de « remonter la pente », malgré la rudesse de l’épreuve. On y découvre des professionnels sherpas qui montrent la voie, encouragent, aident, soutiennent, portent des patients soumis à des conditions de vie parfois aussi extrêmes que les sommets himalayens, des professionnels qui aussi parfois prennent le risque d’emprunter des chemins de traverse.

Dans cette perspective, les soignants et rééducateurs assument le rôle de « Moi auxiliaire », soit un rôle parental rassurant et structurant, gardant constamment une attention bienveillante et respectueuse aux besoins des personnes malades, dans ce que R. Gori appelle « une préoccupation thérapeutique primaire ».

Dans cette photographie, on découvre aussi l’importance du travail en équipe, où les professionnels se soutiennent entre eux. C’est ce que Pierre Delion a décrit grâce à son concept de fonction phorique : celui qui soutient à lui-même besoin d’être soutenu par un autre, au risque, dans le cas contraire, de vivre la peur de « laisser tomber » et la difficulté d’assurer le holding.

Ils témoignent ainsi de combien la relation est mise à rude épreuve par les fortes sensations d’impuissance : « T’as un peu l’impression de servir à rien, car ils finissent par tomber, c’est inexorable. Tout ce qu’on a travaillé là va peut-être repartir à la prochaine poussée ». Ils s’imaginent alors dire : « bah désolé, je peux rien faire, si ce n’est vous écouter ». « Pour nous, ce n’est pas suffisant ». Une professionnelle intervient : « Tu peux jamais les pousser à mort et en même temps, on ne peut pas ne rien faire non plus ». « Les pousser à mort » donc, cette formulation permet d’entendre toute l’ambivalence des professionnels envahis par un sentiment d’insupportable de ne pas réussir à rééduquer, à repousser l’avancée de la maladie, à soutenir celui qui souffre.

Au chevet de personnes présentant une maladie neurologique évolutive, les professionnels sont en effet souvent éprouvés dans leurs propres limites, tiraillés entre humilité et héroïsme, tout comme ces patients à qui l’on demande sans cesse en rééducation de trouver l’énergie en eux pour se « dépasser ». En tant que psychologue, je suis d’ailleurs souvent surprise de l’énergie dépensée institutionnellement pour que la dépression ne puisse pas s’exprimer, comme si elle était trop dangereuse, qu’elle n’était pas un mouvement normal dans un moment de vie si éprouvant, comme si elle risquait de contaminer les professionnels eux-mêmes. Une professionnelle s’est autorisée pendant une des rencontres à exprimer le désarroi parfois ressenti face à certains malades. Immédiatement, une professionnelle est intervenue pour contrer cet aveu : « Moi ça me pose souci un thérapeute qui est en désarroi, il faut trouver un moyen d’être positif dans la prise en charge », « Quand c’est dégradé, je ne dis rien ; alors que quand c’est bon, je dis le positif », nommant ainsi la contrainte à incarner un certain idéal de force intérieure auquel le patient pourrait (devrait ?) s’identifier, comme s’il n’y a qu’à cette condition que le professionnel resterait professionnel. Bien sûr, cela soulève la question fondamentale de la reconnaissance de ses limites, de la castration constitutive d’une certaine maturité d’équipe : on ne peut pas tout faire, tout soulager, tout soigner « techniquement ».

Les échanges se poursuivent autour de cette notion d’évaluation, de sa difficulté. Ils s’interrogent sur une façon de montrer la difficulté de bilanter. Ils pensent alors d’abord à l’image de la rénovation d’un tableau fragilisé par de l’humidité où le premier pas résiderait dans le fait de constater où le tableau est abîmé pour pouvoir travailler. Mais cette image ne convient pas à tous, un membre du groupe demande si « mettre une note, ça ne serait pas plus parlant ? ». Des voix se lèvent pour dire leur désaccord, « Évaluer, ce n’est pas juger. C’est un simplement un constat, objectiver pourquoi la personne vient, de mettre du concret sur ses plaintes ». Tous s’accordent à dire que le bilan d’entrée est à la fois un moment important et à la fois « un obstacle à franchir » : ils parlent de leur sentiment d’« être sur une crête », que « le bilan est un point de bascule ». Ils verbalisent alors leur peur d’être brutaux et concluent : « c’est du chaud chaud au début le diagnostic », « c’est difficile d’être dans le positif sans être dans le monde de oui-oui, de dire des banalités ». Les échanges autour du bilan seront nombreux, intenses et particulièrement riches. Finalement, aucune photo ne sera réalisée par le groupe sur ce thème-là, comme si la crainte d’être trop réducteur venait se rejouer ici.

Le groupe proposera ainsi l’idée de « laisser une porte ouverte », notamment dans des contextes d’évaluation où des dégradations et difficultés sont constatées. C’est ce dont témoigne la photo suivante, où l’on découvre un soignant qui pose son bras sur l’épaule du patient assis dans sa chambre d’hôpital, avec un sourire et un geste réconfortant, et qui l’invite à regarder vers l’extérieur – ici, une forêt où perce la lumière – en soutenant ainsi les capacités de rêverie des patients.

Les professionnels échangent alors autour de l’idée de la rencontre, de donner la possibilité d’ouvrir ou non les fenêtres.

Photomontage n°2

Photomontage n°2

L’effet miroir : l’humain derrière la blouse blanche. Blues et contention

Au cours des séances, les professionnels expriment combien : « Le sujet de la sclérose en plaques, ça fait peur. Ça peut nous arriver. On pourrait vite être tenté de mettre du rouge ». Mettre du rouge ? Voilà une invention verbale intéressante, contractant en une phrase l’idée « d’être dans le rouge », dans une situation difficile, et de « mettre du blanc », d’effacer, de nier, de mettre sous silence. Une professionnelle ajoute : « Travailler là-dessus, ça nous met plus proche de nous. Ça rapproche ». Elle semble ainsi vouloir exprimer que cela permet de réduire l’écart entre le soignant et le patient, de s’identifier, de se mettre à sa place.

Les échanges se poursuivent autour de la colère qui leur est parfois adressée : « cette colère nous interpelle, elle est le signe de leur volonté d’être entendu ». Cela arrive à un moment de la vie institutionnelle où il est demandé à chaque absence des patients de « tracer » si l’absence est « justifiée » ou « injustifiée ». Cette demande est celle des cadres de l’établissement, inquiets des taux de remplissage de l’établissement. Ces mots, justifiés ou injustifiés, semblent alors résonner partout dans l’institution : pas une journée sans recevoir des mails sur la messagerie interne du logiciel de rééducation. L’outil créé pour échanger autour du patient devient l’outil de contrôle. Mais comme là encore ce critère « justifié/non justifié » est subjectif, les règles se durcissent : il est demandé un certificat médical à chaque absence et il est signifié au patient, qu’après trois absences injustifiées médicalement, il peut lui être refusé la possibilité de venir en rééducation. Les professionnels sont très éprouvés par ces nouvelles directives qu’ils jugent profondément inhumaines (et injustifiées ?).

L’espace du groupe devient un espace de dépôt de toute la violence ressentie face à la mainmise institutionnelle, le sentiment d’infantiliser les patients, de les priver de liberté. Les professionnels sont eux-mêmes en colère, sidérés… et ce d’autant plus que cela les renvoie à la façon dont ils se sentent eux-mêmes maltraités institutionnellement (vécus d’infantilisation, utilisation du chantage concernant leurs congés…). Pendant la séance, certains professionnels se prennent au jeu et miment un dictateur qui dirait « non pas d’absence, sinon vous êtes éliminé », « vous êtes jetés ». Les rires fusent dans la salle, l’ambiance se détend, des regards complices s’échangent… Ces moments de rire partagés permettent au groupe de se décaler, de jouer avec la réalité, de se remettre à penser.

Ils décident alors de s’appuyer sur une des images de Dorothy Shoes, où l’on découvre une femme assise avec une robe élégante dans un espace vide, avec une toute petite fenêtre en arrière fond. La femme a une expression faciale saisissante : les yeux vers le bas, la bouche fermée, lèvres pincées comme si elle retenait un cri ou une parole. Les mains crispées sur ses genoux, on découvre ses bas d’une longueur infinie trainant à ses pieds.

Les professionnels imaginent alors, en miroir, prendre la même pose, dans un processus où l’identification est soulignée : ils se mettent en scène dans ce jeu photographique littéralement « à la place de l’autre ». Ils choisissent d’aller prendre la photo dans les vestiaires de l’institution, là où l’on endosse son habit professionnel, là où l’on met sa blouse. Mais laisse-t-on pour autant son humanité au vestiaire ? Cette prise de vue est éprouvante pour chacun d’entre nous, malgré la bonne humeur apparente du groupe. Elle nous projette dans la réalité : « après tout, ça pourrait être nous ». Ils évoquent leur « train-train quotidien » et celui des patients. Tous ces petits rien auxquels nous ne prenons pas toujours le temps de penser et avec lesquels ils doivent sans cesse composer.

Photomontage n°3

Photomontage n°3

Photomontage n°4

Photomontage n°4

Les photomontages : entre témoignage et rêverie – Un autre regard sur le travail

Finalement, nous avons eu le sentiment que ces groupes ont permis d’aborder le travail réel des soignants et rééducateurs auprès des personnes malades ; et la création collective de photomontages résonne comme une tentative de rendre visible ce sujet si complexe.

Selon C. Dejours 3, le travail se définit fondamentalement par cet écart entre les prescriptions et le travail réel. Il décrit ainsi que « pour que ça marche », on ne peut pas se passer de ce qu’on appelle le travail vivant. Il est alors nécessaire d’introduire une deuxième notion qui est la notion du réel du travail. Ainsi,

« faire l’expérience du réel dans le procès de travail est d’abord une expérience affective au sens où la résistance du réel produit le sentiment d’échec, voire d’autres états affectifs comme la surprise, le découragement, le sentiment d’incompétence, l’irritation, etc. Ces états affectifs ont tous en commun d’être une manière de souffrir, de pâtir, d’éprouver affectivement le travail. Il ne s’agit pas là d’une conséquence regrettable du travail, c’est le travail en tant que tel. Autrement dit, c’est cette forme de souffrance qui guide l’intelligence, provoque l’obstination et la recherche d’une solution pour surmonter l’obstacle qui s’oppose à la réalisation de la tâche4. »

De ce point de vue, les échanges produits pendant les temps de parole constituent un point de vue sensible sur le travail réel des professionnels d’un centre de rééducation, rendant visible l’épaisseur de leur travail, toute sa complexité, ses difficultés et les nombreuses questions existentielles qu’il vient susciter ; s’éloignant du discours commun, des protocoles, des « bonnes pratiques » d’ordinaire mises en avant dans les discours des cadres ou gestionnaires.

Nous avons ainsi vu tout au long de l’exposé combien ce projet de groupes de parole autour des photos de Dorothy Shoes a pu permettre aux professionnels de faire un pas de côté, de prendre le recul nécessaire pour s’interroger sur leurs propres représentations et sur leurs peurs.

À leur tour, ces derniers ont pu créer des images sensibles, les imaginant d’abord en pensées, dans un travail associatif soutenant la réflexion groupale, puis s’engageant corporellement dans ces mises en scène et montages au moment de la prise de vue. Nous retrouvons ici l’idée d’un processus créateur ouvrant au travail de symbolisation (Roussillon, 1999).

On sent ainsi combien les photomontages constituent un espace de jeu au sens winnicottien, entre témoignage et création. Ainsi, la photographie où figure une personne handicapée sur une pente raide, soutenue par des professionnels, pourrait faire penser à un autoportrait de l’équipe telle qu’elle se vit pendant ces groupes de parole : des professionnels sont au chevet des personnes malades, qui s’entraident, se font confiance, se soutiennent. Symboliquement, nous pouvons penser que cela parle de la contenance institutionnelle, si éprouvée au quotidien par les personnes rencontrées.

Le deuxième axe de lecture proposé est celui de la « photo rêverie », notamment avec la photographie prise en chambre avec une porte ouverte sur un extérieur qui fait penser à une forêt luxuriante. Cette image poétique évoque un univers fantasmé, un univers de possibles qui s’ouvriraient aux patients, mais aussi aux professionnels… comme ce qui a pu se vivre pendant ce groupe d’échanges ?

Montrer, donner à voir ce travail réel du quotidien hospitalier grâce aux photomontages peut dès lors constituer une tentative de (se) dire et de sensibiliser l’Autre (les collègues, mais aussi peut-être les cadres, la direction) à la responsabilité éthique au cœur de nos pratiques, les photographies ayant été exposées plusieurs semaines au niveau du hall principal du centre de rééducation.

Conclusion : Des perspectives créatives

Ces groupes de réflexion ont permis de faire l’expérience d’un vrai travail collectif, avec un engagement des professionnels, dans une certaine transversalité à l’échelle institutionnelle, aboutissant à l’investissement de la parole par les professionnels, à la cocréation de différents photomontages et surtout à ce que nous nous connaissions mieux dans l’équipe, ayant partagé ensemble des réflexions autour de questionnements existentiels et de nos limites en tant que professionnels, ce qui reste d’ordinaire difficile à penser, à verbaliser, à partager en équipe. C. Dejours rappelle ainsi combien

« témoigner de sa façon effective de travailler n’est pas facile. Car si je raconte comment je triche, je dois me préparer à répondre aux objections et aux critiques, c’est-à-dire que je dois pouvoir me justifier. […] Les arguments de la justification, étant de ce fait mixtes dans leur structure, ont la forme d’opinions. L’espace de confrontation des opinions porte le nom d’espace de délibération ou espace de discussion. La délibération collective n’est rationnelle que si ceux qui parlent prennent autant de risques que ceux qui écoutent. Il y a équité entre la parole et l’écoute si est effectivement honorée la clause de l’écoute risquée. Le risque d’écouter, c’est d’entendre. C’est-à-dire d’être déstabilisé dans ses propres opinions par la parole de l’autre qui parle et que j’entends5. »

Il nous semble donc possible de faire l’hypothèse que ce projet a permis d’inventer un espace intermédiaire entre le monde intérieur et le monde extérieur, espace contribuant à la qualité des liens interpersonnels et des dynamiques collectives. Nous pensons également que ces espaces peuvent contribuer à répondre au malaise des soignants et rééducateurs, en offrant la possibilité de raconter, de faire le récit de leurs pratiques professionnelles, mais aussi d’écouter l’expérience de l’autre, de se décentrer pour se centrer sur ce que cherche à exprimer l’autre. Nous observions ainsi que les paroles d’un des professionnels mobilisaient une association chez l’autre, qui prenait à son tour la parole pour réagir, construisant un récit et des représentations suscitant de nouvelles pensées qui nourrissaient la réflexion, dans un véritable travail d’associations, de liaison.

Nous conclurons avec les mots du Dr Simon Jallade :

« Plus les patients et les soignants sont pris dans un tourbillon, plus il leur faut des lieux où se poser, où prendre le temps de rêver et de créer. Plus les prises en charge et les traitements sont contraignants, plus les patients ont besoin d’espaces sans obligations immédiates. La créativité, l’artistique et le culturel ont des effets dans l’institution : ils arrondissent les angles, ils assouplissent ; ils ouvrent des perspectives, amorcent des processus… Quelquefois, ils rendent même plus heureux6. »

Bibliographie

Dejours, C. (1995). Le facteur humain. Paris : PUF.

Dejours, C. (2013). « Effets de la désorganisation des collectifs sur le lien… à la tâche et à l’organisation ». Revue de Psychothérapie psychanalytique de groupe, 2, n° 61, p. 11-18.

Halmos, C. (2011). Parler c’est vivre. Paris : Librairie générale française.

Jallade, S. (2017). « L’artiste dedans-dehors ». Les carnets de Saint Jean de Dieu.

Seferdjeli, L. et Terraneo, F. (2015). « Comprendre le travail de soins à l’hôpital ». Recherche en soins infirmiers, 1, n° 120, p. 6-22.

Shoes, D.(2017). ColèresS Planquées. Arles : Actes Sud.

Winnicott, D.W.(1989). De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot.

Notes

1 Halmos C., Parler c’est vivre, p. 134

2 Winnicott D.W., De la pédiatrie à la psychanalyse

3 Dejours C., Le facteur humain. Que sais-je ? n° 2996, Paris PUF, 1995

4 Seferdjeli L. et Terraneo F., Comprendre le travail de soins à l’hôpital, in Recherche en soins infirmiers, 2015/1, n° 120, pp 6-22

5 Dejours C., Effets de la désorganisation des collectifs sur le lien… à la tâche et à l’organisation, in Revue de Psychothérapie psychanalytique de groupe, 2013/2, n° 61, pp. 11 à 18

6 Jallade S., L’artiste dedans-dehors, Les carnets de Saint Jean de Dieu, 2017

Illustrations

Citer cet article

Référence papier

Audrey Juteau, « Bricoler du collectif en centre de rééducation : des projets culturels en partage », Canal Psy, 127 | 2021, 10-15.

Référence électronique

Audrey Juteau, « Bricoler du collectif en centre de rééducation : des projets culturels en partage », Canal Psy [En ligne], 127 | 2021, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3382

Auteur

Audrey Juteau

Psychologue clinicienne et doctorante au CRPPC

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