La traversée de la crise sanitaire en centre de rééducation :

Des projets culturels pour cultiver nos ressources et résister ?

DOI : 10.35562/canalpsy.3485

p. 23-29

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Propos introductifs

En mars 2020, la pandémie de Covid-19 a bouleversé nos vies, nos habitudes, nos repères, de façon soudaine et violente. Brutalement, du jour au lendemain, la plupart des français se sont retrouvés « confinés », assignés à résidence… ou « à l’hôpital », en « intramuros » pour ceux qui avaient besoin de soins continus pendant cette période.

Le premier temps a été celui de la sidération, collective et individuelle : le temps s’est suspendu. Azimutés par les annonces gouvernementales en série, les images de services hospitaliers saturés, l’angoisse pour nos proches, nos patients et parfois pour nous-mêmes, ce premier temps a été celui de l’effraction traumatique.

Confrontés à cette épreuve aussi inattendue qu’incertaine, nos institutions ont mis en place, devant l’urgence sanitaire, toute une série de protocoles visant à lutter contre l’irruption du virus et sa propagation éventuelle.

Face à l’envahisseur qui menaçait, les portes du centre de rééducation se sont fermées, comme dans toutes les institutions hospitalières de France. Les cinquante patients hospitalisés n’ont pas pu– recevoir leurs proches ou sortir de l’établissement. Ils ont eu, pendant presque trois mois, pour seul horizon leur chambre et le plateau technique de rééducation.

En tant que professionnels soignants, tout corps de métiers confondus, nous avons expérimenté de nouvelles normes et procédures pour pouvoir continuer à entrer au sein de l’hôpital et protéger ainsi les patients accueillis. Masques, blouses, pantalons, surblouses, gel hydroalcoolique, lingettes désinfectantes sont devenus le quotidien. Je repensais alors au sas d’habillage pour entrer en néonatologie, les rituels de lavage des mains, la blouse, la surblouse ; nécessaire pour se rendre au chevet des bébés prématurés. Ce parcours nous rendait plus conscient que d’ordinaire de la vulnérabilité des personnes accueillies dans l’institution. Il donnait également une sensation de bout du monde, d’isolement, d’exclusion ; ce qui n’est pas sans lien avec la problématique des patients hospitalisées en neurologie, décrits par la psychologue Pascale de Potter comme des « blessés sur une île ».

La vie à l’intérieur du centre de rééducation s’est modifiée subitement et toutes ces modifications du cadre de soins ont rapidement eu des effets sur les personnes hospitalisées, générant notamment des vécus violents d’enfermement, d’emprisonnement, d’incompréhension. La tension était permanente, palpable. Certaines personnes avec des troubles cognitifs se montraient plus confuses, plus agressives, d’autres se déprimaient. Ils ont été nombreux à témoigner de leur profond ennui, de solitude, des trop nombreux « temps morts », du temps qui ne s’écoule pas. Les week-ends étaient redoutés, puisqu’ils venaient signifier que les rééducateurs ne seraient pas là pour leur prise en charge rééducative, seule activité encore permise qui permettait de garder des liens, en présence, avec d’autres êtres humains, les visites de leurs proches étant désormais interdites. Je m’inquiétais de savoir comment les patients allaient pouvoir « survivre » à cette privation de liens avec leurs proches, ces liens intersubjectifs qui sont souvent décrits comme les fils qui permettent de tenir du côté du vivant. Je pense à ce qu’écrit Sylvain Missonnier lorsqu’il parle de l’expérience de son propre AVC : « De fait, quand j’avais une visite, j’avais le sentiment de remonter à la surface de ma vie, en pouvant, enfin, échanger sur ce qui était entrain de se passer avec un allié. Je retrouvais dans ces instants des éléments constitutifs de la continuité de moi-même, dont, jusqu’alors, je n’avais même pas imaginé la suspension possible, pour ne l’avoir jamais véritablement expérimenté »1. Pendant cette période de confinement, la menace du Covid balayait avec une violence inouïe un des plus anciens remèdes que les hommes ont trouvé face aux traumatismes qu’ils vivent : la présence affective de leurs proches.

Sur le terrain, les professionnels ont cherché à s’organiser, dans une solidarité entre services plus perceptible qu’à l’ordinaire : les rééducateurs venaient par exemple prêter mains fortes aux soignants à l’heure du diner, modifiant leurs horaires de présence pour assurer la distribution des repas en chambre alors que ceux-ci ont d’habitude lieu collectivement, dans la salle de restauration. Malgré leur bonne volonté, la tâche ne leur a pas été facilitée par les instances de direction qui, dans une logique gestionnaire, ont laissé peu de place à ces initiatives et réflexions pour considérer les humains confinés à l’hôpital. La crise sanitaire a ainsi mis en exergue dans les équipes le vécu d’être non seulement lâchées, abandonnées par les instances de direction de l’établissement, mais aussi « empêchées » dans leur tentative de réinventer leurs pratiques, alors que nombreux manifestaient l’envie de contribuer, de mobiliser leur « moi-professionnel » pour organiser la continuité de leurs prises en charge et réflexions pour rendre le quotidien des patients hospitalisés plus supportable. Cela venait révéler les failles organisationnelles du centre de rééducation, le défaut de contenant institutionnel à un moment où nous nous sentions tous si décontenancés par les nombreuses incertitudes du quotidien. Nous avons été nombreux, sur le terrain, à nous sentir révoltés par la façon si peu humaine dont les directions hospitalières ont considéré les personnes hospitalisées et les professionnels du soin pendant ce temps de confinement, dans la lignée de ce dont nous sommes témoins depuis des années, ce que le sociologue Michel Billé décrit très bien dans un article que je vous invite à relire « Vieux corps ou corps de vieux », où il aborde la question de l’homme derrière la gestion des corps et s’insurge de constater combien le vieux, le malade est réduit à un statut d'objet pris en charge, placé, maintenu et finalement réduit à un corps quasi déshumanisé.

Les encadrants semblaient ainsi tout aussi absents physiquement que dans leurs communications, quasiment inexistantes. La possibilité de maintenir des espaces de débat, de conflictualité, de pensée à plusieurs semblait confinée elle aussi : petit à petit, ce type d’échanges se réduisait à peau de chagrin, les réunions étaient annulées, et lorsqu’il nous arrivait de le faire remarquer aux professionnels participant aux instances décisionnelles, ceux-ci se braquaient défensivement, se barricadant derrière une logique sanitaire certes légitime mais qui, traitant en masse les individus, oubliait le sujet et les enjeux humains qui se cachaient derrière ces prises de décision. Lutter contre le Covid semblait alors à prendre au pied de la lettre, dans une lutte contre le vide et l’absence de pensée, au sens de ce que Cynthia Fleury décrit « Chaque institution n’a pas seulement à affronter la lutte contre le nosocomial « physique », mais contre le nosocomial psychique, au sens où il y a une contamination tout aussi délétère pour les structures de soin, qui n’est pas matérielle mais immatérielle, relationnelle, intersubjective »2.

Dans ces moments de crise, notre priorité en tant que psychologue clinicienne a été d’accueillir les vécus des personnes hospitalisées, mais aussi des professionnels qui les accompagnent, dans un travail d’ajustement permanent, saisissant les opportunités d’échanges informels, accueillant les forts mouvements d’incompréhensions, de malaises, de colères de mes collègues, … Il s’agissait également de soutenir la continuité des soins malgré la perte de nos repères habituels, en acceptant d’être du côté du bricolage pour maintenir le lien thérapeutique (visio avec les familles, consultation par téléphone avec les patients en hôpital de jour…).

Elle a aussi été de s’inscrire du côté de la continuité de nos engagements « à la marge », en tant que co-coordinatrice de projets « Culture et Santé ». Ce dispositif national, relevant d’une politique publique développée depuis 1999 conjointement par le ministère de la Santé et le ministère de la Culture et de la Communication, a pour objectif de favoriser le développement d’une politique culturelle au sein des établissements de santé. Cette démarche est fondée sur un partenariat privilégié entre un établissement de santé, une structure culturelle et une équipe artistique, qui construisent ensemble des projets relevant de l’ensemble des domaines artistiques, du patrimoine et des sciences sociales.

Le projet « Bonjour », en partenariat avec Interstices

 

 

Ainsi, trois semaines après l’annonce du premier confinement, l’association Interstices3 qui coordonne ces projets Culture et Santé au niveau régional a proposé aux établissements de santé adhérents de participer à un projet collectif, le « Projet Bonjour », sur une idée originale d’une action menée par l’association Palabras, sociétaire du Pôle Culture et Santé Nouvelle Aquitaine et dans le cadre du réseau ENTRELACS4. Ce projet participatif invitait tout volontaire à écrire une lettre à l’attention de résidents ou patients isolés au sein de structures sanitaires ou médico-sociales adhérentes d’INTERSTICES. Raconter à Jeanne sa journée, à Albert ce que l’on observe depuis sa fenêtre, partager avec Lucas une idée de voyage, d’évasion, une passion... Par le biais de ces courriers (écrits, dessins, photos...), il s’agissait « d’apporter aux personnes prises en charge dans ces établissements un peu du dehors, ou plus justement d’un autre dedans. Et peut-être aussi, par la même occasion, un peu de réconfort aux personnes qui les accompagnent au quotidien »5. Cette idée spontanée témoigne d’une certaine sollicitude pour les personnes hospitalisées dans ce temps particulier du confinement ; à l’image peut-être des applaudissements aux balcons pour les professionnels de santé. J’ai eu ainsi l’impression qu’en étant contraints au confinement, de nombreuses personnes ont réalisé ce que pouvait éprouver toute une frange de la population, à la marge, à savoir les personnes hospitalisées, notamment leurs éprouvés de solitude au quotidien. D’une certaine façon, il s’agissait d’apporter l’« objet-lettre-potentielle fenêtre-potentiel soutien » aux patients, comme on peut amener un livre, une boîte de chocolat à nos proches hospitalisées, pour leur témoigner de notre compassion.

Il était rassurant de sentir que nous n’étions pas seuls, que malgré le confinement, la toile tissée autour de Culture et Santé continuait à exister. Intuitivement, je me disais que ce projet pouvait nous aider, à un niveau institutionnel, à cultiver nos ressources pour traverser la crise, malgré l’incertitude sur la durée du confinement. J’éprouvais l’idée de « résister ensemble », de ne pas renoncer à poursuivre nos réflexions. Au travers de ces échanges, je ressentais également toute la sollicitude et la préoccupation pour les personnes hospitalisées, et cela me faisait du bien de sentir que ce collectif continuait, contre vents et marées, à se montrer créatif, à inventer de nouvelles formes d’être ensemble, ici au travers d’échanges épistolaires. Il y avait là quelque chose d’inspirant, comme une respiration bienvenue permettant de se saisir du réel autrement. Face aux dangers viraux, à l’éventuelle contamination mortifère, à l’œuvre déstructurante de Thanatos, cette proposition d’Interstices venait insuffler de la pulsion de vie, de l’espoir, de nouveaux possibles.

Après avoir reçu la validation du médecin chef avec lequel je travaille, qui était rassuré par le fait que les courriers soient reçus par mail et non par la poste (le virtuel présente parfois quelques avantages !), j’ai proposé à mes collègues soignants et rééducateurs ce projet, et ils se sont saisis de cette proposition avec étonnement et curiosité. Notre rôle était simple, il s’agissait seulement d’envoyer à l’association Interstices le prénom des personnes pour qui nous pensions que ce projet pouvait être intéressant, avec, si possible, quelques idées concernant les centres d’intérêts desdits patients. En relève infirmière, nous avons recensé chacun des patients, et décidé ensemble qu’il était peu pertinent de le proposer aux personnes les plus désorientées, avec le risque de créer davantage de confusion encore. Ce fut l’occasion d’échanges sur les loisirs et les passions des uns et des autres, et nous découvrions également que certains étaient restés de « parfaits étrangers » dont nous connaissions les constantes médicales mais pas les intérêts singuliers.

En tant que coordinatrice, je me retrouvais dans ce projet en position intermédiaire entre l’institution hospitalière et l’association Interstices qui collectaient de son côté les courriers des auteurs volontaires sur tout le territoire français. Je suggérais qu’en plus de l’envoi aux patients, quelques lettres puissent être adressées aux soignants, aux rééducateurs, aux secrétaires, et même aux ressources humaines fortement impactés pendant la crise.

Quelques jours plus tard, nous avons reçu par mail 13 premiers courriers, que j’ai imprimé et mis sous enveloppe au nom de la personne destinataire, puis distribué en chambre. J’ai envoyé par mail les dessins et courriers reçus pour les professionnels. Les équipes ont été particulièrement touchées par cette attention. J’ai constaté que certains dessins avaient été imprimés plusieurs fois et affichés sur les murs de l’institution, aussi bien dans les secrétariats, que sur le plateau technique ou dans les offices infirmiers. Six mois plus tard, ces dessins colorés étaient encore affichés sur les murs.

Du côté des patients, certains témoignaient de leur surprise lorsque je leur déposais le courrier en expliquant le projet, ajoutant qu’ils ne se souvenaient plus depuis combien de temps ils n’avaient pas reçu de lettres. Les réactions étaient marquées par la curiosité lorsque je leur confiais le courrier dans les mains et m’éclipsais discrètement de leur chambre. En entretien, une patiente que j’accompagnais, Gabrielle, a tenu à me faire lire la réponse qu’elle avait préparé à Elise et qu’elle a accepté de partager :

« Chère Elise,
Tout d’abord, merci beaucoup de votre missive qui m’a fait entrer dans un coin de votre univers.
Quel plaisir de recevoir cette lettre, car mon Dieu, depuis combien de temps n’en ai-je reçues ! mais peut-être parce que je n’en envoie pas !! Le téléphone, l’ordinateur nous ont fait perdre le plaisir d’attendre le facteur ! Aujourd’hui, c’est une factrice avec un joli sourire qui m’a remis votre écrit, quel beau projet, ce projet Bonjour !
Bon là, je reviens vers vous. Assise dans cette austère chambre d’hôpital, je n’entends pas les oiseaux et pas d’enfants qui babillent ! juste le silence. Mais grâce à vous, j’imagine très bien la scène que vous décrivez si bien et j’entends même le pépiement des oiseaux, je vois les chats lovés au soleil.
Je crois que pour vous, votre jardin est un havre de paix, où la vie ne rentre que par petites touches symbolisées justement par les oiseaux, les chats, les enfants, et les mamans laissant dehors toutes les difficultés. Je vois aussi cette Tour Perret qui, lorsque vous la regardez, ouvre une fenêtre sur votre passé.
Comme j’aimerais trouver un même havre de paix !
On ne se connaît pas et je ne sais si cette ébauche de conversation aura une suite mais sachez que vous avez fait entrer du soleil dans mes tristes journées et ça m’a réconciliée un peu avec l’espèce humaine.
Je me permets de vous embrasser Elise et encore et encore Merci.
Également bonne journée
Gabrielle ».

Cette patiente et d’autres ont ainsi souhaité poursuivre le dialogue et ont échangé plusieurs courriers, leurs adresses personnelles. Peut-être continuent-ils encore à s’écrire…

Une collègue ergothérapeute me confiait l’engouement pour le projet d’une patiente devenue tétraplégique suite à une chute à vélo et particulièrement éprouvée de ne pas pouvoir recevoir les visites journalières de son mari pendant le confinement. Cette patiente inquiétait souvent le service, notamment lorsqu’elle s’effondrait en larmes pendant certains soins ou lors de la rééducation ; même si la plupart du temps, elle faisait preuve de beaucoup de dignité et de courage dans l’épreuve qui était la sienne. Mme G. refusait poliment l’accompagnement psychologique, évoquant ne pas en ressentir le besoin pour le moment. Elle était de ces patients qu’on connait à distance et qui, par leur présence au monde, vous touche. « J’ai eu ce jour le retour de Mme G. qui a bien reçu sa lettre. Elle est vraiment ravie et très curieuse de « cette inconnue » qui lui a écrit. Elle m’a demandé de l’aider à écrire une réponse à sa correspondante. Elle a vraiment envie d’apprendre à connaître la personne. Nous allons donc commencer ensemble demain ! Pour cette patiente, le projet est réussi en tout cas et a attisé sa curiosité et son envie d’écrire ! Merci beaucoup ». Puis, plus tard, en envoyant la réponse de Mme G. : « Voici ci-joint la réponse de Mme G. !! Elle a même signé de sa main, elle y tenait beaucoup et disait que c'était plus personnalisé que seulement en mail ! ».

Ce retour d’expérience me fit sentir combien ce projet modeste pouvait contribuer – au moins un peu – à remobiliser certains patients, les réinscrire dans un élan de vie, dans cette période si difficile. Ils ont également permis à tous – professionnels comme patients – de sentir que nous n’étions pas complètement isolés du monde pendant ce confinement, que d’autres – ailleurs – se préoccupaient pour ceux qui étaient contraints à rester à l’hôpital.

Dans la lignée de la tribune Entrelacs, « Souvenons-nous du futur. De l’utilité de l’expérience Culture et Santé dans les réflexions actuelles »6, nous partageons cette réflexion de Pierre Desproges pour qui « le superflu n’est inutile qu’à ceux dont le nécessaire est suffisant ».

Le projet « La traversée » - En partenariat avec Stéphanie Nelson, photographe

La plupart des projets culturels que nous construisons au centre de rééducation sont des propositions de créations, individuelles ou collectives (que ce soit du théâtre, de la danse, du cirque, de la peinture, de la teinture…) ou des invitations à des spectacles. Peu des projets prennent la forme de projet testimonial.

Hasard du calendrier, en mai 2020, en partenariat avec le théâtre du Vellein, pendant la Biennale du cirque, il était programmé d’accueillir en résidence un jongleur et une photographe pour le projet « Chemins de traverse ». La situation sanitaire nous a obligés à annuler ces événements, ou au moins à les repousser à de jours meilleurs. Toutefois, je gardais en tête que la photographe, Stéphanie Nelson, avait développé un travail personnel autour de la mémoire, qu’elle soit familiale, collective ou patrimoniale. Nous avions d’ailleurs initialement pensé ensemble un projet où il s’agissait de garder une trace des projets culturels, mais aussi plus globalement des espaces d’entre-deux, les moments de pause, les intervalles, de façon à porter un autre regard sur ce lieu de rééducation.

L’occasion était trop belle pour ne pas la tenter... Petit à petit, commença à germer dans nos têtes l’idée de garder une trace de cette période singulière par la photographie, de rendre visible les changements, ce qui s’éprouve dans notre quotidien bouleversé. Si notre partenaire culturel, le théâtre du Vellein, et la photographe, Stéphanie Nelson, se sont tout de suite montrés enthousiastes à l’idée de ce projet qu’il fallait réinventer pour l’adapter à la situation actuelle, il a fallu nous battre en interne pour faire valoir l’intérêt de cette proposition culturelle. La direction était frileuse et particulièrement réticente à l’idée qu’une personne « non essentielle au fonctionnement du service » entre dans l’enceinte de l’établissement. Le médecin chef a soutenu et défendu le projet, et il a finalement été convenu que la photographe puisse venir quatre jours en résidence dès que les portes rouvriraient, au moment du déconfinement.

Pendant quatre jours, la photographe Stéphanie Nelson a pu franchir les portes du centre de rééducation pour venir récolter des images et du son (des paroles de patient, de professionnel, des bruits, des murmures…), pour créer un témoignage sensible des vécus de chacun et d’en conserver la mémoire grâce au film photographique « La traversée »7, monté à partir de cette collecte.

Pendant toute la période du confinement, j’avais entendu, dans l’intimité de mon bureau, les paroles des patients, accueilli leurs émotions parfois débordantes. Je n’ai pas été surprise d’observer combien ils ont, avec les professionnels, investi cette proposition de témoigner de ce que cette traversée leur a fait vivre. De ce point de vue, les échanges qui ont eu lieu avec la photographe pendant les temps de collectes de paroles et d’images ont constitué un espace intermédiaire riche, offrant la possibilité de mettre en récit ce qu’ils avaient vécu. La présence attentive et respectueuse de la photographe qui prenait le temps d’aller à leur rencontre, d’expliquer le projet, de leur proposer d’échanger et de les enregistrer s’ils l’acceptaient, a permis qu’assez rapidement la confiance s’instaure.

Pendant la résidence, je la croisais peu, mais les collègues que je rencontrais au détour d’un couloir ou d’une réunion avait pour la plupart besoin de me confier qu’ils l’avaient rencontrée. J’entendis à plusieurs reprises que ça avait été « un bon moment », qu’ils s’étaient surpris à avoir plein de choses à dire et que cela faisait du bien de se sentir écouté. Cela m’a surpris qu’ils viennent m’en parler, spontanément, appréciant visiblement ce temps d’échange qui leur était offert. Un temps de reconnaissance.

A mon sens, cela a permis de réinventer des espaces de parole si nécessaires et jusque-là si absents dans l’institution. La sincérité, l’humanité, la profondeur qui se dégagent des prises de parole font de ce témoignage singulier un récit sur la vie en milieu hospitalier pendant cette période de confinement. Il diffère en cela d’un simple documentaire à visée informative. Comme le dit Paul Klee, « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». En tant que clinicienne, j’ai été particulièrement sensible à la qualité de la forme prise par la réalisation de Stéphanie Nelson, qui a su transformer ces paroles brutes en un témoignage vivant et engageant, évitant l’écueil de la fascination ou du minimalisme. Ici, le film donne à ressentir l’épaisseur de cette traversée pour les patients et les professionnels, dans toute sa complexité, loin d’un discours lisse et aseptisé. Il n’a pas pour vocation de donner à entendre la vérité, mais s’attache à rendre compte de la singularité de cette expérience collective pour les professionnels et pour les patients. Il a permis également de donner à entendre, sur le même plan, les patients et les professionnels dans cette tempête partagée collectivement.

L’oxymore semble être une figure de style adaptée pour rendre compte des différents mouvements mis en évidence dans le film : « et le vide et la présence », « et le sentiment d’être lâché et la solidarité », « et l’incertitude et les repères (la barre d’appui est là, en filigrane, tout le long du film), « et la fragilité et la force », « et le désarroi et l’espoir », « et la violence et la délicatesse », « et la logique et l’incompréhension », « et l’enfermement et la conquête d’une certaine forme de liberté » (le sentiment d’un travail qui retrouve du sens, moins soumis au rythme infernal des temps plus ordinaires)…

Le film débute sur la photo à contrejour de deux bâches semi-transparentes derrière lesquelles on devine une zone rendue inaccessible. Ces rideaux sinistres, précaires, scotchés au plafond d’un couloir nous font entrer dans le théâtre particulier de la scène hospitalière en temps de confinement. D’emblée, se donne à entendre l’idée d’une « bulle », d’un « vase clos », « séparer de l’extérieur pour éviter que le virus puisse entrer et atteindre les patients ». Le rapport au temps et à l’espace se modifie, une patiente se demande « si on vit sur la même planète ». Le caractère à la fois soudain et inattendu, mais aussi marqué par l’incertitude, est évoqué dans toute sa puissance traumatique : « On savait pas. On savait pas quand ça allait se finir. On pouvait pas leur dire « allez, courage, encore une semaine, encore deux semaines ». On savait pas. Personne savait. On ne savait pas quoi dire et je pense que pour moi, le plus dur, ça a été justement de pas savoir ».

Certains patients décrivent ne pas avoir tellement prêté attention aux changements, trouvant certainement suffisamment d’appuis en interne (en eux, ou en étant contenus par le milieu hospitalier) alors que d’autres confient avec force leurs sentiments d’avoir été « emprisonnés, sans jugement, beaucoup plus longtemps que les autres, sans voir nos familles. On a durci sans essayer de compenser. Donc ça a été très dur et c’est une blessure que je garderai toute ma vie ». L’univers carcéral est évoqué, et certaines photos, avec les fenêtres sont fermées, avec des rideaux baissés, ou la vue borgne, ne manquent pas d’évoquer la prison.

Un soignant se met à la place des patients : « moi plusieurs fois j’ai dit, j’aurais été à leur place, j’pense que j’aurai péter un câble »… Le vide est très présent sur les photos, les couloirs, les salles sont vides. Dans le discours aussi, la dépression, la privation de liberté sont évoquées, et la façon aussi dont elles viennent contaminer les soignants : « C’était dur les séances avec les patients qui commençaient à déprimer, fortement. Y en a ça pouvait aller loin. Donc c’est dur parce que eux c’est une séance, nous c’est toute la journée. On a des séances tout le temps et tu vois des patients : - Ça va ? - non ça va pas – non ça va pas – non ça va pas, - on peut pas sortir, - on peut pas sortir. Donc c’est long au bout d’un moment donc c’est vrai que toi aussi tu prends toute la journée des ondes négatives ». La photo des deux escrimeurs nous permet d’entendre que la lutte est constante, pour ne pas être happée soi-même par les mouvements dépressifs des patients. C’est tout le rapport à l’autre que cette crise vient questionner.

L’incompréhension concernant certaines décisions prises se donnent d’abord à entendre par la voix des patients : « Souvent le matin on est en bas, 5 ou 6 avec nos fauteuils, on discute, on se voit, donc je vois pas pourquoi on pourrait pas manger ensemble. Et même pour les filles, ça éviterait de trimballer tout ce bazar, enfin je sais pas, d’ramasser les plateaux dans les chambres. Des fois on se demande… », ou encore « J’les comprends pas. Pour moi ils ont pas. Ils ont pas géré. Ils ont géré pour l’établissement, mais pour leur notation. Pour moi, le côté humain ils l’ont pas géré. J’ai hâte de rentrer chez moi car là je me sens en prison ».

Les voix des patients et des professionnels s’alternent, se font écho, raisonnent. On entend une colère sourde, contenue tout au long du film, comme si les masques que les soignants portent sur le visage les empêchaient de dire trop fort ce qu’ils ressentent.

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Et puis il y a cette photographie visuellement très forte d’un soignant assis sur une chaise, avec le masque tenu au bout des doigts. On ne voit pas son visage, mais on l’entend dire : « On voit aussi les aides-soignantes dans les services où elles ont pas le temps de faire beaucoup de choses alors qu’elles sont là normalement pour accompagner aussi les patients. Et les patients se sentent délaissés mais elles ont pas le choix parce qu’on leur rajoute trop de travail… y’a des choses qui peuvent être mis en place mais on a l’impression ici qu’on ne parle que d’économie. Economie, économie ». Une rééducatrice enchaîne et confie que le confinement n’est « qu’une courte parenthèse avant la reprise du rythme effréné, qui nous rassure pas du tout d’ailleurs. On a pu prendre plus de temps, on a pu avoir plus d’espace, on a pu être plus à l’aise du coup dans notre travail et c’est vrai que pour ma part je suis assez angoissée de la reprise du rythme normal ». L’usure du quotidien, du rythme habituel est palpable. Le confinement apporte aussi une respiration, mais amène à s’interroger et à s’inquiéter de l’après de la crise. Il vient révéler les difficultés rencontrées depuis des années, en lien avec les logiques gestionnaires instaurées où les soignants sont de plus en plus contraints par la charge et le rythme de leurs journées du travail.

Malgré tout, tout au long du film, on ressent toute l’attention portée par les professionnels aux patients, leur présence dans cette grande traversée, malgré les marquages au sol et les écriteaux qui rappellent les gestes barrière, la distanciation à respecter. Sur les photos, nous sommes témoins des gestes, précautionneux, jusqu’à aider l’autre à mettre son masque quand il est empêché de le faire lui-même, du fait du handicap. Les masques cachent une partie du visage mais révèlent les regards, leur vitalité, leur puissance, leur présence, nous donnant à sentir l’importance du regard dans la présence à l’autre, dans la communication non-verbale, ces regards qui en disent long.

Le film se termine sur l’image d’une kinésithérapeute, à genoux devant le fauteuil de son jeune patient qui conclut le film en se demandant avec inquiétude ce qu’il va se passer s’il y a une deuxième vague, « c’est un peu stressant puisqu’ils ont dit que rien ne sera comme avant. »

En guise de conclusion…

Il est toujours difficile de rendre compte de l’impact qu’ont ces projets sur le corps institutionnel. Ils introduisent un léger mouvement, parfois à peine perceptible, un peu comme les mouvements de notre respiration. Dans ce corps à corps avec la lutte contre le Covid, on ressent combien le risque semblait de « s’engluer » dans des restrictions sanitaires, des protocoles figées, tenant peu compte des problématiques individuelles traversées par les patients et de la souffrance des équipes devant les appliquer. D’une certaine façon, ces deux projets culturels auront permis de « souffler sur les braises d’une subjectivité parfois fort abîmée »8, comme le formule avec sensibilité DAVIET O. à propos de sa pratique en milieu précaire.

En somme, il nous semble que ces espaces-tiers Culture et Santé offrent des espaces de résistance dans la vie institutionnelle. Malgré les difficultés internes à l’institution, le cadre du dispositif Culture et Santé, tel un exosquelette, a été suffisamment solide et stable pour pouvoir s’y appuyer pendant la crise sanitaire, en essayant de faire vivre le lien social et culturel, et de faire face collectivement à cette épreuve inédite.

C’est d’une façon plus générale ce que la présence des artistes a permis, notamment sur la toile, pendant toute cette période de confinement. Résonnent ici les mots du chorégraphe Mourad Merzouki : « Dans un contexte de lendemains incertains où l’on navigue à vue, je conçois mon rôle d’artiste comme une responsabilité de rebondir, faire, partager, drainer publics et artistes vers une dynamique positive plutôt que de jeter l’ancre et attendre que la tempête passe. Comme un besoin vital de ne pas se laisser submerger et mettre à profit la passion de la danse, du lien par le mouvement et l’émotion, pour voguer vers un horizon où le plein de vie succède au vide. En ce sens résonnent les mots de Voltaire : « Les passions sont les vents qui enflent les voiles du navire ; elles le submergent quelquefois, mais sans elles il ne pourrait voguer ». ».

Notes

1 MISSONNIER S., Petite mort, véritable métamorphose : l’expérience de l’AVC, Clinique des métamorphoses, 2020, p. 139 à 166

2 FLEURY C., Le soin est un humanisme, Gallimard, 2019

3  Inter Structure Territoires Innovation Culture et Santé en Rhône-Alpes

4 Entrelacs - Espace National de Travail, Ressources, Echanges et Liens entre Arts, Culture et Santé

5 https://www.interstices-auvergnerhonealpes.fr/images/2020/documents_pdf/Projet_Bonjour_Valorisation_def.pdf

6 https://www.l-evasion.fr/ressources/sinformer/actualites/souvenons-nous-du-futur/

7 Lien vers le film : https://vimeo.com/463021926

8 DAVIET O., Rester neutre ou demeurer bienveillant ? Le psychologue convoqué sur le champ politique par la pratique en milieu précaire, Connexions, Eres, 2013/2, n°100, p. 111 à 121

Illustrations

References

Bibliographical reference

Audrey Juteau, « La traversée de la crise sanitaire en centre de rééducation : », Canal Psy, 129 | -1, 23-29.

Electronic reference

Audrey Juteau, « La traversée de la crise sanitaire en centre de rééducation : », Canal Psy [Online], 129 | 2022, Online since 15 décembre 2022, connection on 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3485

Author

Audrey Juteau

Psychologue clinicienne, Doctorante au CRPPC

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