La crise COVID à l'hôpital psychiatrique

Mise en œuvre d’un dispositif téléphonique d’information et d’orientation en psychiatrie

DOI : 10.35562/canalpsy.3481

p. 16-22

Plan

Texte

Notre propos est de partager la création d’une plateforme téléphonique d’urgence d’écoute, d’évaluation et d’orientation des situations de crise en psychiatrie. Ce dispositif, bien qu’accolé au projet médical d’établissement, s’est monté précipitamment avec comme objectif principal la réorganisation de l’hôpital psychiatrique en proposant une aide à destination des usagers, des aidants et des professionnels. Ouverte 7j/7 de 8h à 20h, elle est constituée d’une diversité professionnelle dont des psychologues, pour répondre à de nombreuses problématiques psychiques et demandes de soins. Nous traiterons de la première phase de ce dispositif qui s’est déroulée entre mars et juin 2020, en lien avec le premier confinement.

La crise sanitaire actuelle impacte fortement le fonctionnement habituel des institutions. La nécessaire continuité des soins impose aux hôpitaux une réorganisation s’inscrivant sur différentes actions : création de réserve sanitaire, transformation d’unités dédiées aux personnes souffrant de la COVID 19, déploiement d’une permanence de soins ambulatoires.

Dans une situation de crise sanitaire, comment l’hôpital psychiatrique propose-t-il de répondre à l’urgence et par l’urgence, aux besoins de la population ? Quelles sont les nouvelles contraintes du travail clinique imposées par ces aménagements de la rencontre et quelles modifications cela entraine-t-il au plan des pratiques professionnelles ?

A partir des enjeux du contexte sanitaire de la crise COVID, nous présenterons le dispositif de cette ligne d’écoute hospitalière, et l’illustrerons à partir d’une situation clinique permettant une analyse de certaines spécificités de la réorganisation des soins avec, comme vecteur de la voix, le téléphone. Cette clinique sans regard nous interroge quant à l’isolement et plus spécifiquement l’isolement sensoriel et la nécessite plus que jamais d’entendre les souffrances psychiques associées.

Contexte de l’urgence sanitaire, plan blanc et mobilisation de la psychiatrie

Le 11 mars 2020, le directeur général de l’OMS1 déclare en conférence de presse l’état de pandémie. Le lendemain, le président de la République Emmanuel Macron annonce la fermeture de tous les établissements scolaires, c’est le premier choc. Le second se fait sentir quatre jours plus tard, le 16 mars, lorsqu’il s’exprime de nouveau pour imposer le confinement à 67 millions d’habitants avec effet quasi-immédiat, dès le lendemain. La France est « en guerre » contre la COVID-19. La population est placée en confinement. L’activité est à l’arrêt. Les entreprises et commerces non essentiels sont mis au télétravail ou au chômage partiel. La nation est figée. Les Français sont sidérés.

Selon S. Al Joboory, F. Monello et J.-P. Bouchard (2020), les français « doivent soudainement affronter la peur : celle qu’eux ou leurs proches puissent tomber malades, celle de l’enfermement et de la restriction des libertés, celle de la précarité économique. Et surtout, celle de l’inconnu. » L’angoisse du manque se fait sentir et est relayé par les journaux télévisés qui montrent les pillages des supermarchés et l’augmentation flagrante des incivilités. Le gouvernement prend, en conseil des ministres le 23 mars 2020, l’état d'urgence sanitaire, une mesure exceptionnelle, notamment en cas d'épidémie (ou plus justement de pandémie), mettant en péril la santé de la population. Il s’agit d’une loi qui permet au gouvernement de prendre des mesures exceptionnelles.

Le plan blanc2 national déclaré initialement le 6 mars 2020 vient placer les soignants au-devant de la scène médiatique par les autorités sanitaires. On les sollicite. On les mobilise. On les réquisitionne. L’hôpital public vit lui aussi désormais au rythme de l’urgence dans une sur-adaptation permanente. L’organisation dite classique de l’offre de soins des services publics, aussi bien en somatique qu’en santé mentale, est dans l’obligation de se réorganiser.

La psychiatrie se mobilise : une équipe en trinôme, un numéro unique et de multiples réponses

Dans le contexte de la crise COVID, les services de psychiatrie sont rapidement saturés d’appels téléphoniques entravant le fonctionnement habituel des unités. Face à ce constat, l’établissement dans lequel nous exerçons a décidé de mettre en place rapidement un dispositif de plateforme téléphonique d’accueil et d’orientation. Préfiguré dans le projet d’établissement du centre hospitalier le Vinatier, la plateforme téléphonique LIVE a finalement émergé de manière anticipée dans le cadre de la crise COVID. Ce dispositif se place comme une structure transversale de première ligne. Cette ligne téléphonique à numéro unique, d’accueil et d’orientation, à destination des usagers, des familles ou aidants et des professionnels du territoire, s’adresse à l’ensemble des personnes concernées par un besoin en santé mentale.

Ce dispositif a pour mission d’informer sur les modalités de prise en charge, d’évaluer et d’orienter au sein de notre offre de soins et de celle du territoire, pour la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, la psychiatrie de l’adulte et de la personne âgée. Cette activité d’évaluation et d’orientation permet notamment de fluidifier le parcours des patients en apportant une réponse adaptée dans un délai court et de gérer les situations de crise ou d’urgence. Son objectif principal est de proposer une ligne téléphonique d’information sur la crise sanitaire de la COVID 19, une orientation dans l’offre de soins en santé mentale qui est massivement désorganisée du fait de la crise sanitaire, et une écoute professionnelle venant offrir une disponibilité soignante élargie durant la crise.

Il s’agit d’évaluer en premier lieu le niveau d’urgence de l’appelant et d’en comprendre sa demande. La pluriprofessionnalité va permettre d’affiner l’évaluation clinique de la situation et ainsi d’adapter des réponses personnalisées à chaque appel. Car un des enjeux est de favoriser une créativité dans les réponses pouvant être apportées à chaque appelant. Cette ouverture n’est possible qu’au moyen d’un cadre externe commun à l’équipe : une équipe travaillant en douze heures, du lundi au dimanche, sur les heures d’ouverture de la plateforme, un système de passages des appels entre les écoutants, des présences se chevauchant pour favoriser les relais, des outils de transmission créés pour l’équipe.

L’expérience de chaque professionnel mobilisé, son domaine d’activités et ses formations, induisent un système d’emboitement des différents cadres internes. Les compétences d’écoute clinique et d’évaluation en première ligne d’un sujet demandeur d’aide se voient compléter par des compétences plus spécifiques en pédopsychiatrie, en prévention du suicide, en évaluation du stress, en prise en charge des patients présentant une problématique addictive etc. Ce qui vient modifier nos interventions est la spécificité de la rencontre par téléphone.

L’équipe affectée à cette unité est composée d’infirmiers, de psychologues, d’assistantes sociales et d’un cadre de santé, tous volontaires pour participer à ce projet inédit. Elle est renforcée par une équipe médicale fonctionnant sur le principe d’astreintes téléphoniques, qui peut être sollicitée pour un avis psychiatrique. Les professionnels qui composent cette équipe, issus d’horizons complémentaires (pédopsychiatrie, psychiatrie adulte, psychiatrie du sujet âgé, autisme et déficience intellectuelle sévère, psychiatrie légale) possèdent des compétences très variées. Le partage de ces expériences est une richesse pour l’élaboration des réponses apportées aux appelants et permet l’articulation de plusieurs réseaux (cliniques et sociaux).

Les missions dévolues à la plateforme s’étayent sur la dynamique transdisciplinaire de l’équipe en s’appuyant sur des outils réalisés spécifiquement pour cet exercice. Une base de données spécifique à la crise sanitaire fut construite en amont. Elle précise les modalités d’accès aux soins en santé mentale du département, pour les différentes populations rencontrées (adulte, enfant, sujet âgé). De nombreuses structures de soins ont poursuivi leurs missions de santé durant la crise, en adaptant leurs modalités d’accès aux soins, tout en se concentrant parfois sur certaines missions spécifiques telles que le soutien aux professionnels, la création d’équipes mobiles ou la téléconsultation.

Urgence de l’appel, évaluation de la demande et réponse soignante

Dans un premier temps, l’évaluation de la demande s’appuie sur un recueil d’informations ciblées, permettant de décrypter le contexte de l’appel. Les ressources de l’appelant sont étudiées et pris en compte dans l’élaboration d’un plan d’accompagnement personnalisé.

L’orientation vers des soins s’organisera vers des lieux déjà connus, ou non, par la personne, en respectant les logiques de secteur3. Une attention toute particulière est également donnée à la transmission des informations aux équipes référentes. Pour les habitués des services de soins, l’utilisation du dossier patient informatisé existant est indispensable. Le lien direct avec les équipes engagées dans le suivi s’inscrit dans la logique d’une « continuité » du soin.

Notre mission sur la plateforme consiste à accompagner les personnes vers le soin, si besoin, et non de se substituer aux soins déjà en cours. Le LIVE est d’emblée situé dans le métacadre hospitalier de psychiatrie publique. La ligne porte le nom de l’établissement évitant ainsi toute confusion avec une ligne d’écoute de type anonyme ou associative. L’ensemble des professionnels exerçants est mobilisé par le directeur de l’établissement dans le cadre du plan blanc national.

La mise en place de la ligne téléphonique s’est accélérée face à la crise sanitaire, afin de mieux répondre à la précarisation de l’offre de soin en santé mentale, tout en s’inscrivant dans les nouvelles politiques de communauté psychiatrique de territoire. Le confinement est venu révéler l’urgence sociale de certaines situations. Les habitudes de travail du monde social, fortement impacté par la distanciation, ont également modifié les interactions. Il n’est pas rare que des partenaires sociaux isolés, confrontés à de nombreux services fermés durant la crise, se tournent vers le LIVE, qui endosse un rôle d’interface vers les structures partenaires ouvertes durant la COVID. Par exemple, un travailleur social appelle pour une résidente d’un Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile (CADA) qui est en détresse dans sa chambre ; lors de l’appel, l’évaluation permet de comprendre que la résidente est en train de vivre un épisode hallucinatoire avec des idées suicidaires. Un accompagnement aux urgences psychiatriques s’organise calmement, elle est attendue par le professionnel des urgences qui propose une hospitalisation.

Monsieur Z : un appel à bout de souffle

Monsieur Z appelle la plateforme car se dit très angoissé. Pendant le confinement, son fils majeur est venu s’installer chez lui et ils ne sont pas sortis durant toute cette période. Depuis le 11 mai, date du premier déconfinement, son fils est reparti chez lui et monsieur Z s’est donc retrouvé de nouveau seul. Il n’arrive pas à sortir de chez lui. Il s’est enfermé depuis le 16 mars et demeure terrorisé à l’idée d’être contaminé. Son souffle est court, ses propos saccadés. Chaque mot énoncé est verbalisé avec souffrance. Chaque évènement de vie relaté signe une anxiété qui se transforme en angoisse lorsque l’éprouvé ne peut être ressenti. La terreur empêche toute représentation de chose et de mots, la symbolisation est mise en arrêt. La psychologue4 note le paradoxe de tout appelant : au soulagement de pouvoir déposer les mots de la souffrance, s’associent la crainte et l’angoisse de les faire revivre sur la scène psychique.

On devine ainsi, au fil de l’échange et de l’affinement de la demande, une personnalité anxieuse avec des pensées obsessionnelles. A l’angoisse s’ajoute la culpabilité de ne pas vouloir revoir ses enfants par crainte du virus.

Monsieur Z souffre d’une maladie chronique et est engagé dans un suivi neurologique en ce sens. Un traitement pour l’anxiété a été prescrit par son médecin traitant ; un autre pour la tension artérielle a été ajouté récemment. Le suivi médical est assuré par téléconsultations. Une auxiliaire de vie vient chaque jour à son domicile. Elle l’aide dans ses tâches quotidiennes et ses courses. Depuis le confinement elle s’engage à récupérer l’ordonnance et son traitement à la pharmacie. Monsieur Z redoute tout contact avec elle et développe ce qu’il décrit comme des attaques de panique à chaque venue. Il est en de même avec la kinésithérapeute. Il lui arrive d’annuler les rendez-vous tellement il est envahi par la peur.

Monsieur Z a été suivi au Centre Médico-Psychologique (CMP) de son secteur quelques années auparavant pour des antécédents de dépression. Il évoque ne pas pouvoir parler de ses angoisses avec son médecin traitant, la connaissant depuis peu. Cette dernière l’aurait elle-même orienté vers un psychiatre ou un psychologue, il ne sait plus.

L’évaluation clinique de cet appel met en avant la nécessité d’accompagner ce patient vers une reprise du soin. Un suivi psychiatrique associé à un suivi/accompagnement psychologique serait à envisager dans un deuxième temps. Nous avons alors pris contact avec le CMP de secteur de monsieur Z. La demande sera transmise lors d’une réunion prévue dans les 15 prochains jours. Dans l’attente de l’évaluation de cette demande de reprise de suivi, nous avons également contacté l’équipe de liaison du pôle. Une infirmière de cette équipe appellera monsieur dès le lendemain. Nous avons transmis la fiche de recueil élaborée sur la plateforme à ces deux équipes. Nous avons par la suite suivi cette orientation en conservant les liens avec les équipes sollicitées. Ces dernières nous ont confirmées la prise en charge de ce patient sur le CMP et le maintien du lien par l’équipe de liaison en attendant la mise en place du suivi.

Sa souffrance confinée, monsieur Z l’a rendu formulable et partageable. Cette peur sans objet qu’est l’angoisse, cette inconnue terrifiante et parfois paralysante a été perçue, entendue et comprise. La voix d’un autre, rassurante et contenante, traductrice de l’indicible, a rendu légitime une confiance dans le soin clinique et renforcé la possibilité d’un nouvel accrochage vers les dispositifs de soin.

Impact de la crise COVID sur la société, les « psys » à la rescousse

La clinique de la médecine de guerre nous renseigne sur les manifestations symptomatologiques susceptibles d’apparaitre face à une telle situation de crise sanitaire mondiale. T. Gilles (2020) explique que « Si les décompensation aigues sont plutôt rare, la clinique opérationnelle retient des manifestations cliniques pauci-symptomatiques témoignant de la tension psychologique de crise. Sont ainsi décrite des fluctuations thymiques, un raidissement caractériel à l’origine d’une radicalisation des relations interpersonnelle, une majoration de la consommation d’alcool, de café et de tabac, une exacerbation des demandes et une focalisation sur la mission au détriment des investissements antérieurs. ». Il retient comme facteurs de stress manifestes : la perturbation de l’ensemble des repères habituels de la vie personnelle qui va se produire très rapidement après l’annonce présidentielle et la confrontation à un danger imprécis, ubiquitaire et imminent.

L’appel téléphonique de monsieur Z traduit toute la puissance de cette perte de repères, cette désafférentation sensorielle, face à un « ennemi » microscopique incarnant un danger invisible. Le confinement a entrainé chacun dans une expérience de déprivation sensorielle particulière, l’abaissement de stimulation de nos sens parfois appelée aussi désafférentation, a été aussi décrite en termes de « carence afférentielle et carence relationnelle » par P.-C. Racamier (1963). Suivant les situations de vie, la baisse des stimulations extéroceptives associée à l’absence de contact avec d’autres humains est source de désorganisation psychique. Certains appelants décrivent une soumission excessive aux exigences du confinement, se privant de toute sortie à l’extérieur, imposant à leur corps habitué à des stimulations sportives, un arrêt brutal. Ils appellent, submergés par des stimulations introceptives intenses, comme si leur vie interne débordait et que des vagues de souvenirs, de sensations intérieures inconnues refaisaient alors surface.

« Les modifications de l’activité intellectuelle, de la pensée et des fonctions d’adaptation perceptivo-motrice sont les effets les plus réguliers de la carence sensitivo-sensorielle. »5 commente P.-C. Racamier (1963) en analysant les résultats d’expériences de désafférentation. Les modalités défensives qui se mettent alors en place dépendent des organisations psychiques et de la durée et de la forme d’isolement.

Les données épidémiologiques récentes fournies par la littérature chinoise6 établissent que 10 à 15 % de la population vont développer un trouble de stress post-traumatique d’ici quelques semaines, contre une prévalence de 3 % en temps normal dans la population générale. Par ailleurs, d’autres études internationales montrent la forte prévalence du non-accès aux soins en santé mentale. Une étude européenne a ainsi démontré que près de 3 % de la population générale sont confrontés à un besoin en santé mentale non couvert par défaut d’accès aux soins, ce qui représente environ 48 % des personnes atteintes de troubles mentaux (Alonso et al. 2007). S. Al Joboory, F. Monello et J.-P. Bouchard (2020) enfin soulignent la grande vulnérabilité des personnes souffrant de troubles psychiatriques : « Elles présentent en effet fréquemment des comorbidités somatiques qui les exposent à un risque accru de développer des formes graves du COVID-19. Elles sont souvent déjà en situation d’isolement social, présentent des risques de ruptures de soins et peuvent avoir des difficultés à respecter les consignes de confinement et à effectuer les gestes barrières. »7 Tout l’intérêt d’un tel dispositif est de pouvoir maintenir au mieux, face au contexte sanitaire, le lien à l’autre d’une part et l’offre de soins psychiatriques d’autre part.

Une crise inédite mais des modalités thérapeutiques déjà connues

« Notre rôle d’acteurs en santé mentale consiste, entre autres, à préparer nos concitoyens à ces changements radicaux. La première étape de cet ajustement est une étape de prévention primaire, à laquelle contribuent les cellules psychologiques et de soutien mises en place à la suite de l’émergence de cet événement d’ampleur. Ainsi des plateformes d’écoute destinées à soutenir le corps soignant et la population générale se sont constituées en quelques jours, à l’échelle nationale. »8 Le LIVE est issu de cette même volonté de pouvoir soutenir et poursuivre une action thérapeutique face à un évènement inédit.

La grande majorité des appelants ont déjà une « culture » du suivi psychologique et du soin psychique. Ils l’ont déjà expérimenté. Ils connaissent les institutions soignantes. Il nous a d’ailleurs frappé la facilité avec laquelle ils trouvaient le numéro à appeler alors même que l’hôpital n’avait pas encore eu l’occasion de déployer toute la communication nécessaire autour de ce dispositif et le numéro d’appel. Dans le besoin, ils savaient trouver l’aide qui leur était nécessaire. De même, les psychologues engagés dans cette action ont su s’adapter rapidement à de nouvelles modalités de travail, tant en termes de contrainte horaire que face au mode de fonctionnement de la plateforme téléphonique.

Comme évoqué, « l’angoisse » ou, pour le dire autrement, la manifestation symptomatique d’un trouble anxieux, est l’un des motifs principaux d’appels, que nous avons illustré par la présentation de la situation clinique de monsieur Z traitée par l’une des psychologues de l’équipe. Les manifestations psychopathologiques accueillies de l’autre côté du fil sont des formes cliniques habituelles qui sont, certes plus manifestes ou intenses que d’ordinaire, mais néanmoins connues et avec lesquelles tout clinicien compose déjà. Il s’agit encore et toujours d’accompagner des formes plus ou moins sévères de stress psychologique, de dépression, de crise suicidaire ou psychiatrique.

La permanence du LIVE offre un lien privilégié avec la psychiatrie ; un numéro unique pour toutes les sollicitations, sans contrainte de secteur ou de motif de demande. Le lien avec la psychiatrie parfois perçue comme complexe a, au moyen de la plateforme, permis d’en simplifier son accès, de fluidifier le parcours de soin. La crainte du recours aux soins en psychiatrie est allégée. Le confinement vient estomper la stigmatisation de « patient psy ». Les représentations véhiculées par la société d’un hôpital asilaire, synonyme de lieu d’enfermement tend à disparaitre au profit d’un lien certes distancié mais profondément humain et personnalisé. La voix se fait vecteur d’un lien intersubjectif dématérialisé, elle prend une importance toute autre, elle se fait accroche d’un appel à l’aide, elle est demande et solution à la fois. Le regard rendu aveugle par le téléphone – devenu nouvel outil de/du soin – le timbre de la voix, un son, une intonation, un souffle, prennent alors une toute autre dimension. Patient et soignant se prêtent au jeu d’imaginer l’autre au bout du fil, de s’en construire une image, d’associer une représentation.

L’expérience du LIVE a permis de mettre en évidence l’importance de soutenir et accompagner plus que jamais les souffrances psychiques, qu’elles soient personnelles ou professionnelles. Le propos que nous avons tenté de déployer ici est de montrer que des interventions ciblées et rapides peuvent limiter les effets du stress et prévenir les problèmes de santé ultérieurs notamment en santé mentale mais pas uniquement. L’enjeu est de préserver au mieux l’équilibre psychique de tout un chacun qui est mis à rude épreuve depuis le début de cette pandémie.

Une écoute sans regard, une écoute limitée

Le dispositif téléphonique favorise la communication et se sert de la communication comme un outil thérapeutique ; en ce sens, il encourage la verbalisation des affects ; soutient l’environnement familial et médico-psycho-social ; réduit l’ennui et l’isolement. La création d’une équipe formée par un trinôme s’est tissée autour de ces différents enjeux. L’objectif principal est d’apporter une réponse clinique, face à l’expression d’une souffrance qui nécessite une intervention du soin.

L’écoute parfois anonyme a été l’objet de nombreuses interrogations, comme la volonté de s’engager dans les soins. S. Al Joboory, F. Monello et J.-P. Bouchard (2020) soutiennent qu’un tel dispositif, garant de la confidentialité du patient qui s’autorise à se confier à un psychologue, « c’est déjà penser un ailleurs qui n’est parfois pas pensable pour arriver à survivre à ce confinement qui réduit notre monde perceptible ». Il peut arriver que la demande soit davantage orientée vers un soutien téléphonique que vers une demande de soin. Dans ce cas précis l’écoutant oriente préférentiellement vers une ligne d’écoute associative ; tout en précisant que l’anonymat n’est pas une entrave à notre accompagnement dans le contexte d’une urgence vitale.

Toutefois la rencontre clinique par la voix et sans le regard a ceci de particulier que de confronter l’appelant à cette rencontre virtuelle. A la solitude du confinement, s’ajoute celle de la souffrance psychique et celle de l’écoutant qui seul, non pas face à face, mais oreille contre oreille, se doit de puiser dans ses ressources afin d’affiner son écoute. « Le téléphone permet de parler à quelqu’un sans le rencontrer ; il fait de celui qui appelle une voix et de celui qui écoute une oreille sans tenir compte du corps ni de sa situation dans l’espace. » (Vasse, 1977).

Cette proximité distante est l’un des éléments significatifs de la clinique par téléphone est confère un vécu d’étrangeté : confier une souffrance à un étranger dont le seul lien transférentiel sera celui du timbre de sa voix. Ce paradoxe évoque une des limites de cette « clinique par téléphone », une réponse est attendue. Hors du cadre d’un suivi psychothérapique, elle doit être suffisamment ouverte pour inciter à aller vers le soin si tel est le besoin. La clinique sur une ligne d’appels exige des réponses non-programmées. Il s’agit de décrocher quand ça sonne, sans possibilité de programmer un rendez-vous. L’ouverture à une réponse thérapeutique se fait en continu, en s’émancipant de toute temporalité psychique. Associer cette injonction à la clinique de la crise, sous toutes ses formes, convoque le professionnel dans une exigence à répondre et mobilise immédiatement une proximité exacerbée par la voix comme unique canal d’expression – et d’élaboration.

L’appelant « obtient » pour ainsi dire une « voix », agissant comme une réponse instantanée face à l’immédiateté de sa demande. En ce sens, et en miroir des pathologies limites, ce type de dispositif répond assez bien aux besoins du Moi (suivant l’expression empruntée à D. W. Winnicott). Les appelants « consomment » les lignes d’écoute pour ainsi dire au détriment d’un engagement plus authentique dans un travail thérapeutique dans la réalité d’un corps à corps et d’un face à face de leurs difficultés. La voix agit alors comme objet attracteur, effaçant la dimension subjective de celui qui écoute la personne au bout du fil.

Une ligne conclusive

A ce jour l’activité de la plateforme se situe à une trentaine de demandes par jour (on utilise volontairement le terme de demande plutôt que celui d’appel, une demande pouvant générer plusieurs appels entrants ou vers des structures partenaires). Les appelants sont aujourd’hui majoritairement des patients ou proches de patient. Cela s’explique notamment par la communication qui a été réalisée au moment de la crise, fortement orientée dans cette direction. Les psychologues bien souvent relégués en seconde ligne, ont ainsi montré toute la pertinence de soutenir et intervenir en première ligne, qu’elle soit téléphonique ou non.

Bibliographie

Al Joboory S., Monello F., Bouchard J.-P. (2020), PSYCOVID-19, dispositif de soutien psychologique dans les champs de la santé mentale, du somatique et du médico-social, in Annales Médico-Psychologiques, n° 178, p. 747-753.

Flevaud L., Pham A., Gourevitch R. (2020), Les urgences psychiatriques pendant l’état d’urgence sanitaire, in Annales Médico-Psychologiques, n° à paraitre.

Gilles T. (2020), Psychopathologie de crise : chronique des tensions ordinaires en situation sanitaire extraordinaire. Phase 1 : la réorganisation anxieuse, in Annales Médico-Psychologique, n° 178, p. 690-694.

Nianqi L., Fan Z., Cun W. et al. (2020), Prevalence and predictors of PTSS during COVID-19 Outbreak in China Hardest-hit Areas : Gender differences matter, in Psychiatric Research.

Qiu J., Shen B., Zhao M. et al. (2020), A nationwide survey of psychological distress among Chinese people in the COVID-19 epidemic : implications and policy recommendations, in General Psychiatric.

Racamier P.-C. (1963), Le Moi privé des sens, in De psychanalyse en psychiatrie – Etudes psychopathologiques. Paris, Payot, 1979, p 108.

Vasse D. (1977), L’inconscient et le téléphone, SOS Amitié France, consultable sur https://www.denis-vasse.com/linconscient-et-le-telephone/

Notes

1 L'Organisation Mondiale de la Santé, créée en 1948, est une agence spécialisée de l'Organisation des Nations Unies pour la santé publique.

2 Un plan blanc est un dispositif de crise sanitaire ayant pour fonction d’assurer la coordination des services de santé, leur répartition et le renforcement des moyens disponibles en fonction des besoins, c’est-à-dire notamment l’afflux de nombreuses victimes, le confinement ou encore l’imposition de mesures rigoureuses justifiant la réquisition de personnels et de moyens matériel.

3 La psychiatrie de secteur ou sectorisation en psychiatrie désigne l’organisation administrative gérant la maladie mentale et la répartition des structures de soins de santé par la loi du 31 décembre 1970 portant sur la réforme hospitalière. Chaque département français est ainsi découpé en secteurs géo-démographiques. Ce système représente une refonte du système de soins en psychiatrie. Elle est considérée comme une révolution en regard de l’asile du XIXe siècle où le principe était hospitalocentrique. La politique de psychiatrie de secteur a permis de développer des soins « hors les murs » en favorisant la proximité avec l’environnement du patient.

4 Aurélie Vittoz, psychologue clinicienne exerçant au Centre Hospitalier le Vinatier.

5 P.-C. Racamier (1963), Le Moi privé des sens, in De psychanalyse en psychiatrie – Etudes psychopathologiques, Paris, Payot, 1979, p 108.

6 Nianqi L., Fan Z., Cun W. et al. (2020), Prevalence and predictors of PTSS during COVID-19 Outbreak in China Hardest-hit Areas: Gender differences matter, in Psychiatric Research.

7 Al Joboory S., Monello F., Bouchard J.-P. (2020), PSYCOVID-19, dispositif de soutien psychologique dans les champs de la santé mentale, du somatique et du médico-social, in Annales Médico-Psychologiques, n° 178, p. 749.

8 Al Joboory S., Monello F., Bouchard J.-P. (2020), PSYCOVID-19, dispositif de soutien psychologique dans les champs de la santé mentale, du somatique et du médico-social, in Annales Médico-Psychologiques, n° 178, p. 748.

Citer cet article

Référence papier

Paul Béraud, Lise Candiago, Caroline Penet, Aurélie Vittoz et Herminie Leca, « La crise COVID à l'hôpital psychiatrique », Canal Psy, 129 | -1, 16-22.

Référence électronique

Paul Béraud, Lise Candiago, Caroline Penet, Aurélie Vittoz et Herminie Leca, « La crise COVID à l'hôpital psychiatrique », Canal Psy [En ligne], 129 | 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 02 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3481

Auteurs

Paul Béraud

Psychologue clinicien, CH le Vinatier, doctorant au CRPPC (Centre de Recherche en Psychopathologie et Psychologie Clinique), Université Lumière Lyon 2.

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Herminie Leca

Docteur en psychologie, CH le Vinatier, chercheuse associée au CRPPC (Centre de Recherche en Psychopathologie et Psychologie Clinique), Université Lumière Lyon 2.

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