Une expérience de la rupture

Patiente : un récit à distance

DOI : 10.35562/canalpsy.3479

p. 5-15

Plan

Texte

Je suis psychologue dans un service de rééducation post-réanimation (SRPR) et je vais vous présenter une ancienne patiente que j’ai rencontrée dans ce service. Nous avons gardé contact après sa sortie de l’hôpital, afin d’écrire un témoignage sur son vécu de l’hospitalisation et sur notre alliance thérapeutique en temps de confinement. J’ai voulu lui donner la possibilité d’un espace pour partager son expérience, elle qui a été coupée de sa capacité de parole par la trachéotomie pendant de longs mois. Lors de son hospitalisation au SRPR, que ce soit à l’écrit ou lorsqu’elle a pu parler avec une valve de phonation, elle ne m’a pratiquement pas évoqué son expérience de la réanimation. C’était trop tôt. Il fallait avancer, ne pas s’attarder sur la souffrance vécue « là-haut », un étage au-dessus. C’était vital.

Ce témoignage, c’est également le moyen de dire à d’autres patients ayant traversé une expérience similaire qu’ils ne sont pas seuls, et de nous aider, professionnels, à nous représenter ce que les patients peuvent vivre, ressentir. En effet, « La réanimation, lieu de l’urgence du faire, est aussi celui du silence de la parole et du bruit des activités et des machines. Elle impose le silence au profit du geste médical et technique qui requiert toute l’attention et relègue la pensée, la relation, la parole au rang d’un luxe ou du moins d’une priorité secondaire » (Grosclaude, 2002, p. 166).

Au SRPR, c’est une autre temporalité, c’est le temps de la récupération, lorsque possible, et non plus de l’urgence vitale.

Mme D. m’a écrit sous forme de lettre, pour me raconter après coup, un an presque jour pour jour, son vécu. En effet, nous nous sommes rencontrés le 20 mars 2020. Mme D. était arrivée dans notre service avec une trachéotomie, comme la plupart de nos patients. Le confinement lié au Covid était prononcé. Nous étions devenus ses seuls interlocuteurs dans le service. Son programme de rééducation s’était mis en place. Elle n’avait pas encore de valve de phonation. Elle arrivait à sortir des sons et à se faire comprendre par un langage non verbal. Elle avait une ardoise pour écrire. Elle est arrivée épuisée et souffrante.

J’étais optimiste : l’esprit cocon du service me rassurait quant à la suite pour Mme D., mais les visites de l’entourage étaient dorénavant interdites. La famille est motrice pour aider à diminuer la souffrance. Mme D. subissait à la fois la maladie et la situation de privation de ses proches, ce qui pouvait exacerber ses ressentis et majorer sa souffrance. Je frôlais la compassion. L’hospitalisation, la maladie sont déjà extrêmes, le confinement ajoutait de la souffrance dans la souffrance.

Je suis venue lui rendre visite pratiquement tous les jours. Ce confinement, que nous avons partagé, a sûrement consolidé notre relation thérapeutique.

Mme D. a été extrêmement courageuse, et a fait preuve d’une grande force mentale. Elle me parlera plutôt, avec humilité, d’une capacité de plasticité que de résilience face à son traumatisme physique et psychologique.
Dans l’intention de prendre soin d’elle, je souhaitais la soulager face à l’extrême du contexte dans lequel elle était. J’ai pensé à Jean-Paul Sartre : « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. » S’extraire de sa chambre par l’esprit, alors qu’elle ne pouvait pas sortir, c’était l’idée. Au fil des jours, nous avons mis en place par co-construction ce qui fut un remède en temps de pandémie : je lui ai proposé de lui lire un texte de méditation guidée avec des thèmes comme le souffle, l’instant présent : c’est devenu un dispositif sur-mesure au gré de ses envies et besoins, permettant de rythmer le quotidien, et selon l’évolution des possibles (au départ dans la chambre puis dehors sur l’herbe).

Il s’agissait de revenir à l’essentiel de la vie. Nous avons pris trois minutes chaque jour pour méditer. Mme D. choisissait le texte en fonction de ses ressentis et de ses émotions. Je faisais la lecture, nous prenions ce temps. C’est devenu un point d’ancrage. Mme D. m’a guidée là où elle souhaitait que je l’accompagne. Elle avait besoin de retrouver du plaisir. Se contenter, d’une petite chose de la journée, positive. Mesurer « l’être là ». De retrouver les souvenirs du plaisir. C’était « plus l’idée du café qui comptait, que le goût. » (Philippe Delerm) et de pouvoir y goûter à nouveau, ensuite, si possible.

Mon accompagnement a complété un processus, un travail d’équilibre commun de l’équipe pluridisciplinaire intervenant autour d’elle.

Ce fût et c’est toujours un apport mutuel, j’ai appris de notre rencontre, encore aujourd’hui j’apprends, et ça me permet d’aider d’autres patients.

L’écriture est pour panser ses plaies, penser sa « guérison ». Voici son récit.

Violaine

Lettre à Violaine

Je m’appelle Marie. J’ai 36 ans. Je suis atteinte de deux maladies auto-immunes, myasthénie et lupus, apparues fin 2018, trois mois après la naissance de mon deuxième enfant. Je livre ici mon récit de la maladie et de mon hospitalisation, de janvier à juillet 2020, à l’hôpital neurologique de Bron, qui a coïncidé avec l’arrivée de la Covid-19 et le premier confinement. Ce texte s’adresse à Violaine de Dompsure, psychologue au SRPR (Service de rééducation post-réanimation), qui m’a accompagnée durant mon hospitalisation dans le service et avec qui j’ai noué une précieuse relation.

Il y a des rêves horribles qui paraissent si réels qu’ils nous réveillent la nuit. Le temps de reprendre ses esprits, la tête retombe sur l’oreiller avec soulagement, ouf, ce n’était qu’un songe, c’est fini. Et puis il y a les drames réels, subits comme un éclair, épais comme un brouillard. Qui ne disparaissent pas au réveil. Ceux qui arrivent aux gens qu’on aime et ceux qui nous arrivent à nous. Ces drames-là, le temps qu’on absorbe le choc, qu’on apprivoise ce qu’ils produisent en nous, coupent le souffle, nouent la gorge et l’estomac. Ils impriment une marque indélébile.

Mon histoire de la maladie commence en novembre 2018, avec des arthralgies nocturnes aux mains, une paupière qui tombe sans explication, des symptômes bénins, mais étranges. Évidemment la fatigue, constante, rien d’étonnant avec un bébé… et cette sensation lointaine, quelque part dans les recoins de mon corps, qu’effectivement, peut-être, quelque chose ne va pas.

Alors les rendez-vous chez le médecin, les prises de sang, une IRM en urgence pour écarter l’hypothèse d’un AVC, puis les rendez-vous avec les spécialistes, interniste, neurologue. Les fêtes de Noël se passent en lévitation, on ne dit rien à personne, mon mari et moi savons qu’il y a anguille sous roche, que quelque chose est en sursis, et que ce quelque chose est probablement notre vie telle que nous la connaissions.

Quand vient le diagnostic, je me fissure. C’est discret, seuls ceux qui me connaissent bien le voient. Mais les symptômes sont légers, ma prise en charge rapide, le protocole médicamenteux peu contraignant. En pilotage automatique, j’apprends à composer avec cette nouvelle réalité, l’idée du dysfonctionnement du corps, la complexité du désordre auto-immun, l’inquiétude des jours à venir malgré la légèreté des symptômes, et un sentiment de trahison et d’injustice.

Après un an d’une vie presque normale, sans crier gare, alors que le lupus se tient tranquille, la myasthénie se généralise. J’entre à l’hôpital pour ce que je pense être quelques jours, une semaine tout au plus. J’y resterai presque 7 mois.

Sur place, mon état se dégrade. Sévèrement. Jusqu’à l’effondrement. Je suis d’abord admise en réanimation cardiologique, puis en réanimation neurologique, où je resterai deux mois.

Cette expérience est d’une très grande violence.

Il y a la violence de la maladie qui, en me privant temporairement de l’usage de mon corps, me fait basculer dans un état de sidération totale, et il y a la violence de la prise en charge, invasive, intrusive, douloureuse, malgré toute l’attention et le soin apportés par les soignants. Difficile de s’attarder sur les détails quand il s’agit d’urgence vitale.

La myasthénie auto-immune fait partie de la famille des maladies rares. Elle se caractérise par un défaut de transmission de l’influx nerveux aux muscles : les anticorps malades attaquent les récepteurs de l’information, brouillent celle-ci, empêchent le muscle de se contracter correctement. Ça engendre une grande faiblesse et une fatigabilité des membres, du corps. Elle peut mettre le pronostic vital en jeu en cas d’atteinte des muscles respiratoires, appelée « crise myasthénique ».

À mon entrée à l’hôpital neurologique, en ce mois de janvier 2020, je n’y pense pas une seule seconde, à cette crise. Elle est la hantise de tout patient myasthénique, je le sais maintenant, mais elle est loin d’être systématique. On me l’a rapidement évoquée au moment du diagnostic, un an plus tôt, mais sans rentrer dans les détails, et j’ai dû décréter inconsciemment que ça ne me concernait pas, voire que ça ne me concernerait jamais. Jusque-là j’étais stable, mes versions des maladies étaient très légères, j’avais subi sans difficulté l’ablation de mon thymome – tumeur souvent associée à la myasthénie – et n’avais pas eu besoin de radiothérapie. J’allais plutôt bien, pourquoi penser au pire ?

Et puisque je suis à l’hôpital, prise en charge, je suis rassurée. Je ne vois pas ce qui peut m’arriver de grave. J’aimerais juste savoir pourquoi la myasthénie se décompense soudain, à défaut qu’on trouve au moins le moyen d’interrompre cela.

Sauf que mon état continue de se dégrader, chaque jour de nouveaux muscles lâchent, je deviens poupée de chiffon.

Puis il se produit, ce climax hypothétique, auquel je n’avais pas accordé une seule de mes pensées : mes muscles respiratoires finissent par rejoindre le mouvement. Coupure de courant. Shut down.

C’est une image étrange, un amas de points blancs, beige, comme une constellation vibrante. Ça me rappelle ces soirs où, petite, avant de m’endormir, je serrais si fort les paupières que le noir de l’obscurité finissait par se remplir, fugacement, de couleurs et de formes. Je suis dans mon corps, je le sens. Je n’entends rien, mais je vois clairement. C’est extrêmement désagréable. Je ne comprends pas ce que mon cerveau matérialise. J’ai peur. J’ai peur de rester coincée dans cette image, dans ces limbes.

Cette image, c’est tout ce qu’il me reste de ce temps suspendu, entre le moment où je sombre, sans m’en rendre compte, alors qu’on entame sur moi un échange plasmatique, et le moment de mes premiers éveils, quelques jours plus tard, en réanimation cardiologique. Le compte-rendu de réanimation, lui, dit « majoration de la dyspnée », « apparition d’une hypoventilation alvéolaire non corrigée par la VNI », puis « au décours de l’intubation […] choc cardiogénique avec bradycardie », « dysfonction ventriculaire gauche ». À la crise myasthénique s’est apparemment ajoutée une cardiomyopathie de stress, également appelée « syndrome du cœur brisé ». Mon corps s’est effondré, oui, et pleinement, mais non sans avoir cherché un peu de poésie.

Dans les jours précédant la crise myasthénique, alors que j’ai été transférée en surveillance en soins continus dans un autre hôpital – les soins continus en neurologie étaient pleins –, on me dit d’essayer de me détendre. Car mon stress peut accentuer les symptômes, que c’est un classique dans l’auto-immun. Il n’y a pas plus culpabilisant que cette parole : une maladie auto-immune c’est déjà son propre système immunitaire qui se retourne contre soi, je serais en plus responsable de son aggravation ? Ces mots-là sont dits sans penser à mal. Les soignants souhaitent seulement m’encourager, me tirer vers le haut. D’accord. Je suis bonne élève. Je veux bien essayer de me détendre, mais je n’ai pas beaucoup d’aide pour cela. Une des premières choses que j’entends à mon arrivée, dans le couloir : « c’est quoi la myasthénie ? » L’infirmier veut ensuite me donner mes médicaments avec la mauvaise posologie. Et quand je me mets à suffoquer, quand j’étouffe, et parce que les résultats des gaz du sang reviendront bons, on me laisse entendre que j’ai fait une crise d’angoisse. Je leur affirme que je ne suis pas sujette aux crises d’angoisse, que non, ce n’est pas ça. Mais d’épuisement je finis par battre en retraite. Battre en retraite d’épuisement, ça m’arrivera plus d’une fois.

La maladie s’exprime tous les jours par de nouveaux symptômes, malgré moi. Je vois double, ma tête est lourde, je n’ai plus la force de manger, à peine celle de boire, ma voix change, parler devient laborieux, parfois je n’arrive plus à déglutir ma salive, et par moment mon souffle est court. J’angoisse de ne plus être capable d’avaler mes médicaments. J’ai l’impression qu’on ne m’écoute pas, qu’on ne me dit pas grand-chose, qu’on ne m’explique rien. Si ce n’est pas la méconnaissance de la maladie, alors de quoi s’agit-il ? De ne pas trop m’en dire, pour ne pas m’alarmer ? Est-ce thérapeutique, est-ce pour empêcher la maladie de progresser qu’on me laisse dans le flou ? Mes proches présents à mes côtés ces jours-là partagent la même impression : peut-être ne suis-je pas au bon endroit. Mais le bon endroit existe-t-il ?

Crise myasthénique… on ne m’a pas prévenue que ça pouvait en arriver là. Ou alors je ne m’en souviens pas. Il est probable que même les soignants ne s’attendaient pas à ça. Si on m’avait avertie, si on m’avait parlé de l’éventualité de la ventilation mécanique, le choc au réveil aurait-il été le même ? Aurais-je seulement pu mesurer l’ampleur des conséquences de cette crise ?

En réanimation cardiologique, alors que je me réveille du coma artificiel dans lequel on m’a plongée le temps de me stabiliser, et avant qu’on me transfère en réanimation neurologique, le supplice commence. Mon corps est inerte mais mes doigts parviendront à écrire : « je veux mourir ». Je l’écrirai plusieurs fois. Parce que mourir me paraît être la seule issue à ce moment-là. Alors même que je ne suis plus en danger immédiat. Mais les effets de la sédation se dissipent, je gagne en conscience, et la conscience de cette situation est intolérable : je subis un traumatisme inédit, surgi de nulle part, qui semble ne pas avoir de fin. Je souffre comme je n’ai jamais souffert, parce que mon corps est assailli, qu’il ne répond plus, parce que je ne comprends pas ce que je fais là, ce qui m’arrive, ce que fait ce tube dans ma gorge. En pensée je fais mes adieux à mes enfants et à mon mari, je leur dis qu’il faut me laisser partir, que je les aime mais que c’est trop dur. Il faut que tout s’arrête, point.

Mon corps, en réanimation, est un corps qui vibre, en tension permanente, qui ne trouve pas de répit. Je suis branchée de toute part, des cathéters et des voies fixées à mes veines et mes artères. Je suis allongée, inerte, incapable de bouger, si ce n’est légèrement les doigts. Ma vision est toujours double, les perspectives et les distances sont faussées, ça tangue. L’intubation colonise ma gorge en pesant sur mes lèvres et ma langue. Je déverse dans mon cou des litres de salive que je suis incapable de déglutir. Je suis obsédée par l’idée de boire. Ma souffrance est animale. J’ai l’impression d’être une bête prise au piège.

Ma maladie interdit toute prise d’anxiolytiques ou de somnifères, car ils agissent sur la plaque motrice. On ne me sédatera que lorsque c’est nécessaire. Je suis donc forcée d’être présente à tout ce qui se passe, en dedans et en dehors de moi. Dans cette chambre aux stores bloqués où il fait toujours sombre. Avec cette horloge au mur qui égrène sans fin des minutes et des heures interminables. Ma main crispée sur la sonnette en permanence, seul lien palpable avec les soignants. Pendant la toilette quotidienne au lit, un vrai calvaire, et les changements de position qui font bouger l’intubation dans ma trachée et me bloquent la respiration. Alors que les équipes changent jour et nuit, et qu’il faut recommencer inlassablement à nouer un contact, à tenter de se faire comprendre. C’est épuisant.

Je suis épuisée et je n’arrive pas à dormir, à lâcher prise, rien n’y fait. Après ce qu’ils penseront être une crise nerveuse de ma part (j’essaie alors en vain de faire comprendre que j’ai terriblement mal à la nuque, qu’il faut remettre ma tête droite), on me met sous morphine. Cette morphine sera pendant quelques semaines ma seule échappatoire.

Sans elle et son action enveloppante reviennent les soubresauts invisibles de ma bataille, de mon impuissance. Je sais que tout fonctionne – mes commandes nerveuses et mes muscles sont intacts –, je ressens absolument tout, mais rien ne se passe. Je subis le poids d’une force invisible. C’est incompréhensible quand j’y pense, et tout en moi voudrait se débattre. Ma gorge voudrait vomir l’intubation, mes veines repousser les cathéters, mes jambes se débarrasser des draps, ma tête essaie de bouger en vain pour soulager la douleur d’une escarre. Le matériel sur et dans mon corps – même si je sais qu’il me maintient en vie – m’est insupportable. Et cet immobilisme, cette inertie, je n’en peux plus, je n’en veux plus. J’écris à une des infirmières que je veux sortir de ce corps, parce que je ne le reconnais pas, parce que ce corps n’est pas le mien. Ce corps est une prison.

Nous sommes en février 2020.

La myasthénie n’est pas dégénérative. Je n’en guérirai jamais, elle sera compagne à vie, mais avec un peu de chance elle se fera conciliante. Ses symptômes, quoique impressionnants, sont réversibles. Il s’agit juste de trouver le bon protocole de traitement, de contrer l’attaque des anticorps malades faite aux jonctions neuromusculaires. D’attendre que la maladie reflue, tout doucement. « Vous allez tout retrouver ». À ce moment-là cette phrase je l’entends sans trop y croire. Que peut-on retrouver quand la perte a été si totale ?

Après deux tentatives d’extubation, on me pose une trachéotomie, et on me sèvre de la morphine. C’est dur. Si la trachéotomie permet de libérer ma bouche et ma gorge, ça n’en reste pas moins toujours un corps étranger dans ma trachée, un assaut de plus fait à mon corps. Et plus aucun produit chimique pour me détendre.

Ce soir-là, je me plains au médecin de mon inconfort, de mon incapacité à dormir. Il me répond qu’il n’a malheureusement pas de solution, que je dois être patiente. Que ce n’est pas pour rien que nous sommes appelés des « patients ». Je comprends qu’il n’a rien d’autre à m’offrir que cette parenthèse sémantique et l’action du temps. Quel terrible fardeau de ma pathologie, cette obligation de conscience… L’écoutant je me dis : « combien de temps encore dois-je endurer cela ? Vais-je seulement tenir ? »

Je voudrais qu’ils trouvent un remède miracle, un produit magique, je voudrais qu’ils déversent dans mes veines tous leurs anesthésiques, qu’ils suspendent mes pensées le temps que je sois rétablie, je voudrais juste un peu de répit. Je voudrais l’oubli.

Les seuls moments de douceur, en dehors de l’action de la morphine, seront les gestes médicaux qui nécessitent une anesthésie générale. J’accueille alors les effets du Propofol avec un immense bonheur, mon corps se détend enfin. Je voudrais que ça ne s’arrête jamais. Moi qui n’ai jamais souffert d’aucune addiction, je découvre le salut de la sédation chimique.

Car l’inconfort est devenu la norme ; les soins, les infections, les complications, les gestes médicaux, la kiné respiratoire se succèdent. Respirer de façon autonome – par la trachéotomie – me demande de gros efforts. Mes poumons et ma trachée sont constamment encombrés. Les soignants doivent régulièrement aspirer mes sécrétions trachéales avec une sonde, et je remplis de salive des litres et des litres de réservoirs. Le moindre mouvement que j’arrive de nouveau à faire me coûte, provoque une tachycardie folle, l’essoufflement. Je porte des couches. Aux symptômes de la maladie s’est ajouté le déconditionnement complet de mon corps. Plus rien ne fonctionne. Malgré l’alimentation par sonde naso-gastrique, les médecins ont du mal à enrayer ma perte de poids. Dans le miroir, alors qu’on me déshabille pour ma première douche après des semaines de toilette au lit, je découvre un corps décharné, voûté, un visage aux traits déformés, tombant, comme une sculpture en cire dont les contours auraient fondu. Je ne reconnais pas cette personne.

Peu après mon arrivée en réanimation, sous l’impulsion du chef de service et avec mon accord, une psychologue vient me voir. Elle arrive alors qu’un infirmier s’occupe de moi. Elle reste d’abord immobile, en retrait, derrière la porte vitrée. Une fois près de mon lit, elle se présente en quelques mots. De mon côté il me semble lui écrire sur l’ardoise l’urgence qui m’anime : trouver des petits plaisirs, pour essayer de tenir le coup. Elle m’interroge en suivant la piste de discussion que j’ai lancée, je me fatigue à écrire pour répondre. Et puis d’un coup c’en est trop. J’ai tellement de choses à dire, de souffrance à exprimer, ça me dépasse, je n’ai pas la force suffisante. Et j’ai l’impression qu’elle est mal à l’aise, sur la retenue, pas à sa place. Ça ne fonctionne pas. Je commence à avoir dû mal à respirer. Mon infirmier, alerté par mes constantes, revient dans la chambre, me calme, prie la psychologue de me laisser. Il me restera de cette visite une grande frustration. J’aurais tant voulu qu’elle me dise : « Bonjour Marie, je peux vous appeler Marie ? dans quelle galère vous êtes là… C’est extrêmement dur ce que vous vivez, c’est insoutenable, même. Vous menez un combat harassant contre la maladie, et votre état de conscience permanent est épuisant. Tout ce que vous ressentez est exacerbé, car ce que vous vivez n’est PAS normal. Vous devez vous sentir très seule, on est incapables de se mettre à votre place, et il vous est compliqué de communiquer. Marie, je ne vous connais pas, mais je sais une chose, vous allez y arriver, les médecins l’ont dit. Ce sera difficile, parfois douloureux, long, il n’y a pas d’autre choix que d’attendre que les traitements agissent, mais vous y arriverez. Votre pronostic est bon. En attendant je suis là, avec vous, pour vous aider. Et je vais tenter de vous expliquer les étapes par lesquelles vous êtes en train de passer. »

Oui, en plus d’un classique pep talk, j’aurais voulu qu’elle me parle de traumatisme, de maladie, de souffrance, j’aurais voulu qu’elle m’offre des mots et des théories à mettre sur mes pensées, mes émotions. J’aurais voulu qu’elle me dise que ce que je ressentais était normal, qu’elle m’offre un cadre de pensée, tout en validant ma souffrance. J’aurais voulu que faisant cela elle me soulage, elle atténue ma détresse. Et puis qu’elle m’offre sa présence chaque jour si besoin, son écoute ou sa parole.

On me dit de me battre pour mes enfants, dont les photos tapissent le mur face à mon lit. Je voudrais répondre que je me bats déjà pour moi, que j’essaie de sauver ma peau, que l’idée même de mes enfants me paraît lointaine, abstraite, circonscrite à ces images de papier. Ma réalité, alors, est celle de la souffrance, elle ne laisse de place à rien d’autre. De toute façon penser à mes enfants, c’est penser au fait que je leur manque, que je suis absente, qu’ils sont malheureux. Ça fait trop à porter. Les garder à distance c’est presque une question de survie. Quand bien même ils viennent me rendre visite, à quelques reprises, je ne peux m’empêcher de penser que la personne qu’ils voient est à peine une personne, un morceau de leur mère, un souvenir, une trace. L’idée de ces visites est un bonheur, mais les vivre est un cauchemar. Je ne veux pas qu’ils me voient comme ça. La maladie m’a confisquée à eux pour l’instant.

Mon mari et mes proches viennent régulièrement me voir. Il m’arrive de déverser sur eux, sur mon mari surtout, tout ce qui déborde. Il fait bonne figure devant moi, devant ma détresse, mais il m’avouera ensuite avoir quitté plus d’une fois le service dévasté, étreint par un terrible sentiment d’impuissance.

Début mars, on m’installe dans une chambre de soins continus, située dans l’espace même de la réanimation. La surveillance est moins intensive, on m’a libérée des électrodes, retiré les cathéters pour éviter les infections. Ma prise en charge, au fil des semaines, devient moins technique qu’humaine.

En l’absence de mes proches, je m’accroche psychologiquement aux soignants. Je sais bien que ma prise en charge peut être éprouvante. Ma détresse éclabousse tout le monde. Et un patient conscient, c’est un patient qui observe, ressent, exprime des requêtes muettes auxquelles les soignants peuvent rarement répondre. Leurs moyens d’action sont limités. Pour ceux d’entre eux qui ne sont pas armés face à ça, trop fatigués, ou pas intéressés, il est plus facile de détourner le regard.

Mais la majorité des soignants qui s’occupent de moi le font avec beaucoup de soin et d’attention, et certains encore plus que d’autres. Ceux-là m’appellent par mon prénom, me regardent et me voient, me touchent, me parlent d’eux, de leur famille, créent un lien. Ils me portent à bout de bras, m’empêchent de sombrer. Ceux-là ont énormément compté pour moi. Ils ont participé au maintien d’un semblant d’identité. Avec eux j’existais en tant que personne et non plus seulement en tant que patiente. Et j’espérais à chaque changement de garde que ce soit l’un d’entre eux qui vienne s’occuper de moi.

Les soignants me répètent que je vais me remettre complètement, que ce n’est qu’une question de temps, qu’on est sur la bonne voie, que je dois être optimiste. Pourquoi leur parole ne me soulage-t-elle pas ? Pire, elle rend presque ma souffrance illégitime. Dans les chambres voisines, je sais qu’on trouve bien plus grave que moi, de façon plus définitive. J’aimerais pouvoir cacher ma détresse comme je voudrais cacher mon corps. J’ai honte.

Quand j’y repense, ma détresse psychologique a été le fil rouge de mon séjour en réanimation. Je peux me rappeler sans trop d’émotions de tous les gestes et examens médicaux effectués sur mon corps, bien qu’ils aient été nombreux, invasifs et/ou douloureux. Mais ce qui me perturbe encore, c’est à quel point je me sentais incapable de comprendre ce qui m’arrivait, donc d’accepter la situation, incapable de rationaliser. J’avais l’impression d’être dépossédée de tout ce qui me constituait jusque-là, délirante, engluée dans une réalité parallèle dotée d’un bien moins bon scénario, et dans lequel venait de s’ajouter, pour ne rien arranger, une pandémie liée à une fumeuse histoire de pangolin…

En effet, pendant ce temps-là, ça s’agite à l’extérieur. Ce qui va devenir la Covid-19 commence à faire les gros titres. Dans le service aussi ça s’agite. Ça ne paraît pas bien clair, ce qui s’annonce, mais il faut commencer à s’organiser. On me déménagera quatre fois de chambres en l’espace d’un mois.

Début mars, on supprime mes visites. Je suis sous traitement immunosuppresseur. Épidémie ou pas, je suis une personne à risque, la réanimation est déjà propice aux infections et le froid hivernal fait tousser pas mal dans mon entourage familial. Les soignants portent désormais des masques. Ceux qui oublient de le mettre sont rappelés à l’ordre à l’entrée de ma chambre. Une autre psychologue que j’avais vue à quelques reprises ne me donnera plus de nouvelles. Pour me protéger on s’éloigne.

Le confinement débute pour moi. Mes échanges avec ma famille se font par messages ou de courts appels vidéo, durant lesquels j’écoute ou j’écris, puisque je ne parle pas. L’humeur de mes journées est déterminée par le duo infirmier/aide-soignant qui s’occupe de moi, et par les heures de sommeil que je suis parvenue à enchaîner dans la nuit. En dehors de quelques moments doux, partagés avec les soignants, je pleure beaucoup.

Un jour, un médecin s’exclame : « Mais vous pleurez encore ? Faut arrêter de pleurer comme ça ! » Elle me dit ça, en passant, depuis la porte vitrée.

N’a-t-elle alors qu’une vision clinique de mon cas : je suis en soins continus, hors de danger, et en plus je vais « tout récupérer ». Mes larmes lui paraissent-elles hors sujet, incompréhensibles ? Ou s’agit-il d’un réconfort maladroit, qui prend la forme d’une injonction à laquelle je ne peux obéir ? Me disant cela, a-t-elle conscience qu’elle supprime de l’équation le mois que je viens de passer en toute conscience en réanimation, le traumatisme qui l’accompagne, la force de la gravité qui m’écrase encore sur mon lit et les angoisses liées à ce début de pandémie ?

Ce que je sais en revanche, c’est qu’elle ignore que, ce jour-là, ce sont les neuf ans de ma fille – comment lui dire puisque je ne peux pas parler ? – que je me sens terriblement seule, mal et que devant moi pour l’instant il n’y a rien, pas de champ des possibles, juste une longue liste d’incapacités. Je ne sais pas composer avec ce corps, je ne sais pas composer avec ma détresse. Il ne peut être question de volonté ici, je ne dirige plus rien.

Je voudrais hurler, libérer ma colère, lui dire à elle, au monde entier : « Je voudrais bien vous y voir, coincés dans un corps qui ne dit rien de la personne qui l’habite ! Alors oui je pleure, de rage, de frustration, de tristesse, tout y passe ! Laissez-moi tranquille. » Je sens bien, ce jour-là, que personne, dans ce service, ne peut plus rien faire pour moi, leur mission est terminée.

Fin mars, j’obtiens une place en service de rééducation post-réanimation (SRPR).

Le jour où je quitte les soins continus, je suis à la fois soulagée et anxieuse. Mon corps est encore très fragile mais sauf. Moi, je suis en morceaux. La réorganisation du service pour répondre au plan blanc bat son plein. Ça bouge dans tous les sens. Il y a de la tension dans l’air. Des renforts sont venus épauler les équipes, je ne les connais pas. L’infirmière qui s’occupe de moi n’a même pas le temps de venir me dire au revoir. Mon départ se fait en catimini, sans accolade, sans une pression sur l’épaule de la main. Peut-être croisé-je un médecin qui me fait un signe et un sourire, je ne sais plus bien. J’ai vécu ce qu’il m’a semblé être des moments d’émotion intenses dans ce service, avec ses équipes. J’ai partagé à leurs côtés une expérience extrême, de celles qui bouleversent une vie. Cette fin de matinée où je m’en vais, de cela il ne reste plus rien. Fichue pandémie.

Je pleure doucement tandis qu’on me déplace en fauteuil, je pleure probablement encore quand on m’installe dans ma chambre du SRPR. Il y a l’angoisse de devoir tout recommencer, de fixer de nouveaux repères, d’apprendre à connaître et se faire connaître. Sans l’appui de mon mari, de mes proches. Seule. Sans la parole. Et avec la difficulté de ma prise en charge, qui doit s’adapter aux fluctuations imprévisibles de ma pathologie. Avec les masques qui mangent les visages, avec la mise en distance. Pour me protéger on s’éloigne. Avant de quitter la réanimation : « Surtout dites bien aux soignants de se masquer là-bas en votre présence, vous êtes immunodéprimée, vous êtes très à risque, c’est vital ! »

Le port du masque chez les autres deviendra quasiment de l’ordre de la charge mentale. Les quelques soignants qui l’oublieront en de rares occasions, au début, provoqueront chez moi une angoisse sourde. Voient-ils que j’ai peur, comprennent-ils que cette menace de la Covid-19 me paralyse dans ma relation avec eux et qu’attraper ce virus est pour moi la promesse de retourner en réa ? Le soin prend une mesure différente dès lors que celui qui le dispense porte en lui la possibilité de la contamination. La solitude m’éclate encore plus au visage. Cette angoisse diminuera avec le temps. L’action du temps, encore une fois.

Quand j’arrive au SRPR, mon corps ne m’appartient plus. Il appartient à la maladie et aux soignants. Au SRPR, viendra le temps de la reconnexion. Savoir comment l’habiter à nouveau. L’aider à progresser tout doucement, étape par étape. Et au SRPR viendra le temps de la parole. Avec les soignants et les rééducateurs, bien sûr, mais également avec vous, Violaine.

Ma chambre est petite, dotée d’une salle de bain privative, d’une fenêtre qui s’ouvre. Plus de grande porte automatique vitrée ici, mais une porte classique, avec une petite vitre surmontée d’une persienne, que je peux dérouler pour avoir de l’intimité. Cette petite chambre d’hôpital devient mon île, mon espace de reconstruction, ma chambre à moi.

Mes progrès s’accélèrent enfin une fois là-bas. Est-ce lié au traitement ? à mon changement de service ?

Puisque je commence à aller mieux, l’horloge fixée au mur n’est plus le rappel insupportable d’un temps qui s’étire sans fin. Elle m’aide à fixer mentalement le programme de mes journées, à ritualiser. Elle me donne le tempo de l’extérieur, de mes proches, de la vie qui continue, derrière cette fenêtre, malgré la crise sanitaire et le confinement.

Je lâche enfin prise. J’arrive à me reposer, à retrouver du plaisir. Un rayon de soleil traversant ma chambre m’emplit d’une joie folle. Dans la douche, je pleure de satisfaction sous le jet d’eau chaude. Quiconque me verrait, sans connaître mon histoire, me trouverait un peu « foldingo », selon l’expression de ma fille.

Le programme de rééducation personnalisé élaboré avec l’orthophoniste, les kinésithérapeutes et les médecins marque un nouvel élan. L’objectif principal, en parallèle de la lente récupération de l’usage de mon corps, est de me sevrer de la trachéotomie*. Un travail laborieux, minutieux, car ce qui est acquis un jour ne l’est plus forcément le lendemain, à cause de la fatigabilité de mes muscles. Pour éviter tout retour en arrière, il faut y aller très progressivement.

Quand j’arrive au SRPR, j’ai besoin d’un ancrage, d’une guidance. C’est là que vous intervenez, Violaine. Les infirmiers et les médecins, quand bien même ils sont très dévoués, ne peuvent pas assumer ce rôle. Les gardes s’enchainent, les équipes se passent le relais. Moi j’ai besoin de repères, de constance, parce que je suis décousue. J’ai besoin d’unité. Vous êtes celle qui m’apportera ça en premier. Vous viendrez me voir tous les jours, vous désinfecterez minutieusement le siège que vous empruntez, vous respecterez toutes les précautions d’usage. Sans le savoir, vous me rassurez.

Quand vous venez me voir pour la première fois, je ne suis pas encore en capacité de parler. On commence tout juste à me mettre la valve de phonation en séance de kiné, sur des temps réduits. Alors j’écris sur un carnet. Lors de nos premières entrevues je vous écrirai tout ce que je peux, parce que j’ai besoin de communiquer. Grâce à ça j’ai le sentiment de redevenir quelqu’un, un sujet et non un objet. On fait peu à peu connaissance.

Je vous parle de la maladie, de ses fluctuations, de ma famille. Et alors que je suis encore bouleversée par mon épreuve de la réanimation (dont je vous parlerai très peu) et que je m’inquiète du lendemain, vous me proposez la méditation guidée, par le biais de courts textes. Grâce à la méditation en pleine conscience, j’apprends à revenir au moment présent, à mes sensations, à mon corps. Je laisse les « ruminations être charriées par le courant de la rivière », je m’en écarte, je les observe, de la berge, à distance.

J’ai compris que ma rééducation se ferait pas à pas, pour éviter toute rechute. Et que je serai séparée de mon mari et de mes enfants pendant plusieurs mois… Ça me dévaste, bien sûr. Je rêve de mes enfants presque toutes les nuits, et mon inconscient les met systématiquement dans des situations de danger devant lesquelles je suis incapable d’agir, à cause de mon corps fragile, sans force, impuissant.

J’avance pourtant, il me semble, dans mon processus de rétablissement, en gardant la tête froide. Je m’étonne presque d’être aussi calme, je vous demande si c’est normal, si ce n’est pas l’effet des antidépresseurs qu’on vient de me prescrire, si cette sérénité retrouvée n’est pas un mirage. Vous me dites que non, que j’ai toutes les ressources en moi.

Je suis dans l’acceptation. J’accepte la séparation comme j’accepte les gestes médicaux, la fatigue des échanges plasmatiques, la douleur chronique que la sonde naso-gastrique impose à ma gorge, l’anxiété qui précède le changement de la canule de trachéotomie tous les mois, quand le morceau de plastique frotte douloureusement les parois de l’incision, jusqu’au saignement, et que l’air s’engouffre subitement par cette béance, ce trou dans mon cou, nécessaire mais contre-nature. J’accepte. Parce que je n’ai pas le choix. Parce que ça ne durera pas.

La rupture du confinement ne fait que se superposer à la rupture de la maladie. De la même manière que je m’affaire à répondre aux exigences de la maladie, je réponds aux exigences de la pandémie. Je m’adapte.

Dans ce processus, je suis seule face à moi-même. Ce tête-à-tête m’oblige à poser sur moi un regard que personne d’autre ne viendra valider. Ce travail que je fais, je dois le faire seule, la parole et la présence de mes proches n’y changeraient rien, ce processus de réparation est profondément intime. Ce faisant je gagne en puissance. Je me sens puissante de mon expérience. C’est presque enivrant.

Je n’ai pas d’autre espace que ma chambre. Les rares fois où je suis autorisée à la quitter, c’est pour des soins ou des examens. L’accès aux espaces communs ou au gymnase est interdit, le confinement circonscrit mon espace à ces quelques mètres carrés ; les soignants sont masqués, mes voisins de chambre me sont inconnus, exceptée ma voisine directe, je ne sais rien d’eux si ce n’est qu’on a en partage une catastrophe intime.

Alors la méditation guidée m’ouvre d’autres perspectives, celles d’une échappée intérieure vers mes souvenirs, vers des sensations autrefois ressenties. Mon corps est empêché, pour l’instant, mais mon imaginaire est sans limite.

Au fil de ces séances de méditation, tandis que mon corps se rétablit et que la tension infligée par la réanimation s’amenuise, je vais chercher tout ce que je croyais perdu, égaré pour la vie. Je déterre les plaisirs comme de petites boîtes à trésor, comme de petites gourmandises.

Mon apparence d’avant refait surface, timidement. Les muscles de mon visage se mobilisent à nouveau, je parviens à esquisser des sourires. Je reprends du poids. Je reprends forme. Puis, la parole, aux prix de séances de rééducation quasi-quotidiennes, finit aussi par revenir. Dès lors je recommence à parler, d’une voix fragile, voilée, dès que possible, tant que je peux, jusqu’à ce que mes muscles faciaux se paralysent sous l’effort, que mes cordes vocales lâchent, que ma mâchoire dise stop.

Je parle pour dire qui je suis, pour partager mes sensations, pour guider les soins. Je parle pour provoquer le dialogue, créer des liens avec les soignants et les rééducateurs, pour devenir un membre à part entière de cette communauté qui, le temps de mon hospitalisation et du confinement, se substitue à ma famille.

Pendant les cinq mois passés au SRPR, de mars à juillet, je connais très peu l’ennui. L’ennui sera le signe que je me rapproche du départ, du retour à domicile. En attendant, chaque acte de la vie courante et la rééducation me demandent beaucoup d’efforts et de temps, les journées passent vite. Je suis très entourée et soutenue par les équipes. Je m’empare de chaque progrès pour gagner en autonomie. Dès que j’en suis capable j’apprends à faire moi-même mes soins. Je gère mon rétablissement comme je gérais autrefois mes projets en agence de communication : prise de brief, établissement des plannings, coordination des équipes, suivi des projets. Je suis active, à mon rythme. Je me remets à lire, à écrire. Je regarde les allées et venues à l’entrée de l’hôpital, sur laquelle ma fenêtre donne. J’écoute, j’observe, je veux capturer le maximum de sensations, d’images, de sons. Je veux oublier le moins possible.

Mon processus de guérison est en cours. Impossible de ne pas savourer ce repos du corps et de l’esprit.

À partir de la mi-mai, je peux à nouveau voir mon mari une fois par semaine, ce sera mon cadeau d’anniversaire. Masqués, à distance, on ne se touchera pas, mais quand même. Courant juin, on m’autorise des permissions à la journée à mon domicile, pour retrouver mes enfants. Mes enfants… Mon fils parle désormais. Ma fille aussi a grandi. Je ne suis pas censée le faire, mais tandis que je les serre contre moi, dans un équilibre encore fragile, après ces quatre mois de séparation, j’enlève mon masque pour les embrasser et respirer leur odeur.

Ce soir-là, de retour à l’hôpital, je m’effondre en larmes, de tristesse et d’épuisement. Mon fils appelle le téléphone « maman », et le regard indescriptible de ma fille au départ de l’ambulance me hante. Je fais tout ce que je peux, mais je ne suis pas suffisamment rétablie. Pas encore.

Ensemble, Violaine, avec les beaux jours et la fin du confinement, nous déplaçons les séances de méditation à l’extérieur, nous écoutons ensemble le chant des oiseaux, nous savourons les caresses du vent, la chaleur du soleil, l’odeur des arbres et des plantes, avec en nous cette conscience aigüe que tout ne tient qu’à un fil, qu’être vivant c’est composer avec l’éventualité de la maladie, de l’accident, du handicap, d’un changement de perspectives ; avec la mort.

Je mesure la nature de mon drame à celui des autres, me dis qu’à choisir je garde volontiers cette maladie, cette histoire, que j’aurais pu avoir bien pire. Que retrouver peu à peu l’usage de mon corps est une chance inouïe, même si rien n’est acquis. Je me dis même : « si les progrès s’arrêtaient là, ce serait suffisant pour trouver du plaisir à la vie ».

Fin juillet, je quitte le SRPR. Fin du chapitre. Dix jours avant on m’a enlevé la canule de la trachéotomie, la gastrostomie a été retirée le matin même. Mon corps fonctionne tout seul. Je rentre chez moi avec mon mari, légère, sous le soleil de midi.

Je suis prête pour ce retour. Il y a toujours la Covid-19, bien sûr, les masques, la crainte du virus, mais ça reste secondaire face à ce nouvel élan. J’ai développé, pendant mon hospitalisation, et avec le soutien des soignants, des rééducateurs, et le vôtre, Violaine, une force, une puissance qui m’ont tirée vers ce retour à la vie.

Mes souvenirs de la réanimation et de mon hospitalisation me quittent peu. Un an après, il ne se passe pas un jour sans qu’une sensation ou un flash ne me revienne. Les bons souvenirs – parce qu’il y en a, et plus d’un ! – me font sourire. Les mauvais souvenirs, eux, provoquent parfois quelques larmes, mais ça passe vite. Probablement parce que je continue de les retourner dans tous les sens, que je les analyse, les scrute, qu’à force de les observer, je les épuise de toute charge émotionnelle, pour faire en sorte qu’ils me constituent, sans pour autant qu’ils me définissent.

Voilà, Violaine, où j’en suis. Seuls le temps, l’évolution de la maladie, et ce que je ferai de tout ça, nous en diront plus sur la suite.

Marie D.

Lyon, le 17 mars 2021.

Annexe

INTUBATION & TRACHÉOTOMIE

L’intubation, reliée à un respirateur artificiel, permet de prendre le relais temporairement quand les muscles respiratoires ne fonctionnent plus correctement. Le tube est inséré jusque dans la trachée, en passant entre les cordes vocales (on ne peut donc mobiliser aucun muscle de la sphère laryngée avec une intubation en bouche : déglutition, phonation). Le respirateur artificiel peut être réglé de différentes manières : soit il insuffle directement au patient un volume contrôlé d’air, soit il s’adapte à son débit inspiratoire. Un ballonnet surmontant la sonde trachéale permet d’empêcher la salive ou toute sécrétion de s’écouler dans les bronches.

La trachéotomie, quant à elle, est une incision directement dans la paroi de la trachée, dans laquelle on insère une canule, reliée ou non à un respirateur. Ce système permet de libérer la bouche et la gorge (et les cordes vocales), de conserver la circulation de l’air, tout en protégeant les poumons grâce au système de ballonnet.

L’intubation et la trachéotomie (avant un certain stade de rééducation pour cette dernière) nécessitent des soins particuliers : veiller à ce que le ballonnet soit toujours bien gonflé, aspirer régulièrement les sécrétions qui s’accumulent au-dessus du ballonnet à l’aide d’une sonde d’aspiration trachéale, aspirer éventuellement la salive qui s’écoule de la bouche et ne peut être déglutie.

Dans mon cas, les muscles de la déglutition étaient encore tellement atteints au bout d’un mois – et les muscles respiratoires encore trop faibles – qu’après deux tentatives d’extubation, la décision a été prise de procéder à une trachéotomie.

C’était le seul moyen de pouvoir me sevrer du respirateur artificiel, et de pouvoir envisager, par la suite, la rééducation.

Il s’agissait d’opérer un reconditionnement complet : les muscles de la déglutition devaient être suffisamment opérationnels pour éviter les fausses routes et les infections pulmonaires qui en découleraient, le diaphragme devait être suffisamment tonique pour maintenir le réflexe de la respiration et délivrer l’effort de toux.

Pour envisager le retrait de la trachéotomie, il fallait compter sur l’action conjointe du traitement (recul des symptômes de la maladie) et de la rééducation. Voici les trois grandes étapes du sevrage de la trachéotomie, que je résume ici :

  • reprise d’une respiration autonome (sans respirateur artificiel) par la trachée grâce à un « nez » – embout de protection laissant passer l’air –, positionné sur la partie externe de la canule.
  • rééducation à la parole et au trajet de l’air par le nez et la bouche, grâce à une « valve de phonation » – embout de protection permettant l’inspiration par la trachée, mais non l’expiration, obligeant ainsi l’air à s’échapper par les voies naturelles et à faire vibrer les cordes vocales (ô joie !). Le ballonnet dans la trachée est alors dégonflé pour laisser passer l’air des poumons aux voies naturelles. La déglutition doit être suffisamment efficace pour éviter les fausses routes, la toux suffisante pour désencombrer si besoin les bronches ou la trachée.
  • rééducation à la parole et au trajet de l’air uniquement par le nez et la bouche, grâce à un bouchon rouge – embout complètement fermé – obligeant l’air à circuler par les voies naturelles. Le ballonnet dans la trachée est dégonflé, ou alors la canule n’a plus de ballonnet, pour laisser passer l’air des poumons aux voies naturelles. Quand on en est à cette étape, c’est que le retrait de la canule est proche.

En fonction de la pathologie ou de la nature des lésions, il est possible qu’un patient se retrouve dans l’impossibilité de franchir toutes ces étapes et conserve une trachéotomie indéfiniment.

Citer cet article

Référence papier

Violaine de Dompsure et Marie D., « Une expérience de la rupture », Canal Psy, 129 | -1, 5-15.

Référence électronique

Violaine de Dompsure et Marie D., « Une expérience de la rupture », Canal Psy [En ligne], 129 | 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 30 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3479

Auteurs

Violaine de Dompsure

Psychologue dans un service de rééducation post-réanimation

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