D’une unité psychiatrique en temps de Covid à la création d’un groupe musique

DOI : 10.35562/canalpsy.3486

p. 30-36

Plan

Texte

À travers cet article, je souhaiterais témoigner de mon expérience vécue au cours de la pandémie du COVID 19 dans un grand Hôpital psychiatrique d’une Métropole et montrer comment à partir d’une crise sanitaire sans précédent, la créativité de l’équipe a pu émerger et donner le jour à un groupe à médiation thérapeutique.
Je suis psychologue depuis 6 ans en « intra-hospitalier », nommé également service d'Entrée ; situé en aval des Urgences psychiatriques, nous recevons en équipe des patients en hospitalisation complète pour une durée de quelques semaines, mois et parfois plusieurs années.

Le service d’Entrée : tous types de pathologies

Dans ce service, tout patient en besoin de soin est accueilli et ses symptômes peuvent être très divers : du délire aux hallucinations acoustico-verbales, des états maniaques à catatoniques, des symptômes de sevrage addictif à un simple séjour séquentiel... Afin de "stabiliser" le patient, il est important de sortir de l'état d'urgence engendré par l'état de crise. L'un des effets primordiaux de l'hospitalisation est donc de contenir l'angoisse, l'urgence, l'excitation... et de permettre la transformation de cet état vers un état plus stable par divers moyens thérapeutiques. Le groupe, entre pairs, encadré par des soignants, peut permettre l'élaboration de cette crise. Celle-ci étant caractérisée par des processus de déliaison, notre travail consiste à créer des conditions permettant l'émergence des processus de liaison.

En équipe, suivant l’état clinique du patient, nous définissons son cadre de soins et certains n’ont pas le droit de sortir de l’Unité. Ils sont alors en « soins sous contrainte » appelés aussi « soins sans consentement ». Dans ce cas, l’objectif n’est pas punitif mais il est d’assurer la contenance psychique et parfois physique du patient, durant sa crise.

Lorsque le cadre de soins des patients est restreint, lorsqu'on restreint leurs libertés, de l'interdiction de l'accès au Parc de l'Hôpital à la restriction la plus forte, contention en chambre d'isolement, le but est toujours de tenter d'aider le patient à se rassembler psychiquement, c'est à dire à recréer "un dedans", un espace interne, un espace intra-psychique. Mais pas seulement... les soins tendent aussi à aider le patient à retrouver une organisation psychique interne suffisamment « stable » pour qu'il « se sente » mieux et puisse retrouver de l'autonomie psychique.

Là où la pathologie mentale « éclate » le moi et désorganise l'ensemble de la psyché, les soins psychiatriques devraient aider à "contenir la crise", aider le patient à "se rassembler intérieurement" en relançant les processus psychiques, primaires et/ou secondaires. Le temps de l’hospitalisation est donc également un temps d’élaboration, de reconstruction interne de l’histoire intime du sujet, de liaison entre ses affects, parfois violents et leurs mises en représentation.

Fonctionnement de l’Unité en temps de confinement

Le travail s’organise donc en équipe. A cette période, avant l’annonce de la pandémie, nous travaillions avec deux psychiatres (présents chacun deux jours par semaine), une assistante sociale à temps plein, deux à trois infirmier.e.s (deux du matin 6h-14h, deux d’après-midi 14h-22h et un autre de journée quand cela était possible) une psychologue, moi-même, à mi-temps, et une psychomotricienne présente un jour par semaine. Les infirmier.e.s du matin, du soir et de nuit sont toujours doublé.e.s d’un.e aide-soignant.e.

Durant la pandémie, les psychiatres et moi-même étions à temps plein sur l’Unité, afin d’éviter le déplacement dans d’autres bâtiments et ainsi limiter les possibilités de propagation du virus. Au début, pendant le premier mois, la charge de travail a été beaucoup plus lourde à cause des changements radicaux dans nos prises en charge et l’environnement très anxiogène.

Tous nos repères, physiques, psychiques, spatio-temporels ainsi que nos habitudes ont été bousculés d’un jour à l’autre, par la mise en place d’un système sanitaire d’urgence national dit « Plan Blanc » de niveau 3, le même que pour une attaque terroriste de grande ampleur...

Nous nous retrouvions donc dans une situation complexe car nous, soignants, devions écouter, soutenir et accompagner les patients face à cette catastrophe mais nous vivions également ces mêmes angoisses. Même pays, même crise, même restrictions, mêmes peurs… Comment accueillir en soi toutes ces « sensations bizarres » qui les submergeaient puisque nous étions dans le même état et ne savions encore poser des mots pour nous-mêmes, en sidération. Les mots pour dire, pour définir ces états d’âme étranges et inquiétants. Se recréer un espace mental disponible ? J’ai pensé à « Espace Mental » de S. Resnik et en ai parlé dans le service. Lire chaque jour quelques lignes de ce livre me permettait comme d’ouvrir un espace interne, de me décoller de cette réalité trop angoissante. Dans son livre, l’auteur déroule des séances de thérapies analytique avec ses patients, à la rencontre de leur affectivité discordante ou barrée de l’autre. « La notion d’espace mental comme vérité géométrique et corporelle vivante et en perpétuel mouvement, comme en un monde post-euclidien régi par la tridimensionnalité qui se déploie dans le temps, c’est à dire dans la quadridimensionnalité »1. Sa lecture me permettait de prendre conscience d’un espace mental comme écrasé, vide ou plein de confusion. Je ressentais comme essentiel de reprendre conscience du mouvement, du temps et surtout du corps ; avec la question de l’écoulement du temps par exemple, d’un devenir et d’une finitude. Reprendre la capacité à penser et sentir à l’intérieur, un corps comme contenant avec une mémoire et riche d’une histoire. La tâche était complexe car les jours passaient et se ressemblaient fortement, écrasant cette notion du vivant, du mouvement et du temps. En en parlant dans le service, une infirmière me l’empruntera sur la durée de la crise, pour en faire son livre de chevet. J’y ai vu ici une forme de transmission.

La peur de la « vague » annoncée dans les médias, le décompte des morts chaque jour, la fermeture de certains services pour libérer du personnel soignant (et augmenter leur nombre dans les unités jusqu’à atteindre des sureffectifs !), l’obligation du port du masque (lorsque nous en avons enfin reçus) et de la tenue « blouse blanche » pour l’ensemble des corps de métier, dont celui des psychologues et des psychiatres (ce qui n’était pas le cas avant la pandémie) ont participé à cet état de sidération. Habillés habituellement comme nous l’étions dehors, en venant de la cité, les blouses, pantalons blancs et masques chirurgicaux nous ont comme dépersonnalisés (au moins visuellement). Les patients ont commencé à nous confondre dans nos corps de métier. J’ai été et je suis encore confondue régulièrement avec une infirmière. Plus de différenciation visuelle entre équipe infirmière, assistante sociale, psychologue et psychiatre… Collage du vécu, angoisses en miroir et indifférenciation vestimentaire. Tout semblait s’ajouter pour « perdre le fil » relationnel avec les patients. Fil invisible, matière indispensable à la distance psychique nécessaire au soin, c’est à dire un espace de réflexivité et de créativité. Mes rêves ont perdu leur légèreté. Mes nuits n’ont été que maisons envahies d’une foule d’inconnus, d’un trop, d’un débordement d’êtres humains, d’une trop grande proximité… Mais la mort n’y faisait pas encore son apparition.

Comment continuer à soigner alors ? Comment travailler la différenciation, travail thérapeutique si précieux et indispensable en psychiatrie ?

L’organisation du service a aussi participé à ce collage en une sorte de collapsus car les espaces de transitionnalité ont été comme « écrasés » : les réunions pluridisciplinaires ou inter-services ont été annulées. Les liens entre professionnels des autres unités pour travailler au soin et aider à l’élaboration des problématiques des patients sont devenus inexistants. Nous avons cependant pu sauvegarder la réunion clinique de notre service avec un maximum de six personnes mais celle-ci a été déplacée dans le réfectoire où mangeaient habituellement les patients afin de respecter le « mètre de sécurité sanitaire » entre chaque personne. En effet, le temps du repas en collectivité, de temps groupal pour les patients a été individualisé, divisant ainsi les parties d’un tout : chacun a été isolé seul dans sa chambre devant son plateau repas. « Manger seul nous tue », me dira l’un d’eux. Et c’est à l’équipe de manger au réfectoire, à la place des patients, car la salle du personnel était devenue trop petite. Inversement des cadres encore : les soignants occupent les places des patients.

De plus, fermé sur l'extérieur, l'alcool, le cannabis et tout autre stupéfiant ne pouvait plus circuler dans le service. Empêchés dans leur rapport immédiat à l'objet addictif, les patients ont été souvent, pendant le premier mois, en prise à une excitation psychique importante (effets de manques ou « craving » ...).

L’ensemble des mesures prises afin de limiter la propagation du virus, potentiellement mortel notamment aux vues de la grande vulnérabilité des patients accueillis dans notre Unité, venait couper les liens physiques, psychiques et relationnels que nous tentions désespéramment de tisser afin de soigner. Le service, toujours ouvert, devait être fermé en permanence, limitant ainsi les allées et venues de tous. Un patient compara l’Unité à une prison. Et la sonnette placée à l’entrée obligeait les soignants à interrompre leur travail à chaque demande d’entrée ou de sortie créant ainsi comme des trous dans l’enveloppe de contenance que nous nous efforcions de maintenir afin, comme je l’ai dit, de limiter les angoisses. Les effets de la pandémie semblaient détruire l’humanité au cœur du soin. Les liens sociaux et les rapports humains ont été attaqués, pouvant faire écho à la pulsion de mort active au sein des pathologies traitées. Les frustrations et la colère des patients, liées à toutes ces restrictions de liberté, ont, dans un premier temps, fait éclater la violence et les passages à l’acte dans le service. Mais c’est également ce qui se passait à l’extérieur, dans la cité et nous avons vu arriver des patients pour crises d’agitation sur la voie publique avec idées délirantes et actes suicidaires (un patient persécuté par la situation délirait qu’il était lui-même le virus, tous cherchaient donc à l’exterminer). Dans l’Unité, nous pouvions leur proposer des traitements pour les apaiser mais aussi de la présence et du lien.

Une patiente d’une soixantaine d’années, schizophrène depuis ses 20 ans m’a demandé si le virus existait vraiment. Elle avait passé une grande partie de sa vie en Hôpital psychiatrique mais n’avait jamais vécu ce type de changements aussi radicaux. Pour elle, cela n’était « pour l’État qu’une façon de plus de nous contrôler ». Elle me demanda si moi-même j’en avais vu des morts. J’étais bien embêtée pour répondre… en effet je n’en avais vu qu’à la télévision. Cet échange avec elle me fit prendre conscience qu’en plus des bouleversements structurels dans l’Unité, les patients pouvaient ne pas avoir conscience ni comprendre cette crise, dans un rapport « altéré » à la réalité, du fait de leurs pathologies.

Changement d’ambiance au bout de quelques mois

Dans ma position de psychologue institutionnelle, j’ai écouté et tenté de contenir les angoisses des membres de l’équipe mais dans ce contexte très particulier, j’ai aussi évoqué les miennes avec eux. La société tout entière vivait un moment étrange, privée de liberté, confrontée à la mort. C'est comme si les choses s'étaient inversées : notre liberté de paroles, de décharge aussi parfois, nous la trouvions dans notre travail, dans le service auprès des collègues et non plus à l’extérieur, auprès de nos proches, dans notre intimité, puisque nous en étions privés. Les patients ont alors pris une autre place dans ma psyché, je pensais continuellement à eux, peut-être avaient-ils pris la place de mes relations sociales ?

Des affinités, des alliances se sont créées entre les membres de l’équipe. Tous unis pour survivre ? Au plus fort de la crise, une question émergea faisant suite aux nouvelles dans la presse : pourrions-nous envisager de dormir sur place avec les patients pour éviter de faire circuler potentiellement le virus du dehors au dedans… Difficile de répondre à la question, la situation était insoutenable (certains n’ont pas pu rester travailler) et ne nous permettait pas de faire l’impasse sur nos espaces-ressources extérieurs. Le collage dans cette période, d’un même vécu traumatique était déjà assez fort et donc douloureux car pouvant comme emprisonner la pensée. D’ailleurs je remarquais que nous parlions beaucoup entre nous mais nous parlions toujours et encore du virus et de la pandémie. Quelques digressions parfois mais nous y revenions coûte que coûte. Pourrions-nous voir ici les effets du traumatisme où la pensée se fait boucle comme une forme de bande de Möbius ? En tout cas, nos pensées étaient comme enfermées, comme en miroir de ce confinement planétaire. Où et comment trouver une forme de renouveau, d’oxygène et de créativité de la pensée ?

Soutenue donc par ce ressourcement mince, mais possible, à l’extérieur de l’Hôpital, d’autres idées ont émergé. Inspirée des vidéos humoristiques déferlant sur le web, une infirmière nous a présenté sa propre composition parodique d’une séance de sport en plein confinement ! Rires et autodérision garantis ! Chacun trouva ses moyens de survie. J’encourageais l’équipe à créer et un poème a vu le jour. J’ai pensé que nous pourrions commencer un fanzine de l’équipe… Contre toutes attentes, le contexte de cette pandémie, dans notre équipe, a renforcé les liens grâce à nos échanges à partir de nos vécus intérieurs, nos éprouvés et notre humour.

Nous pouvons faire l’hypothèse que cette convivialité, ce tissage de liens entre nous a pu participer au portage, au sens de D. W. Winnicott, et à la réassurance des patients. « L’ambiance » de l’Unité est devenue plus calme, comme si nous tous avions fini par « faire avec » la situation et transformer nos angoisses en mots ou en jeux (exemple de la vidéo humoristique de l’infirmière).

Les services sociaux fermés et les projets en suspens, nous avions du temps, beaucoup de temps et pour ne pas laisser l'ennui et le mortifère s'installer, deux autres infirmières ont proposé de petits groupes dans le jardin de l’Unité (paradoxe de la situation : tenter de créer du lien en respectant les barrières et distanciations sociales entre les individus) à partir de médiations qui leur faisaient plaisir. De façon informelle est apparue un jeu sportif (sans ma présence, avec deux autres infirmières) puis des jeux de mime ou bien un " blind test" où il fallait deviner la musique diffusée par nos téléphones portables. Un petit jardin potager a vu également le jour un dimanche du mois de Juin. De petits groupes de trois patients et deux infirmières se sont organisés pour des promenades dans le grand parc de l’Hôpital. Lors de ces moments privilégiés, les soignants ont découvert les patients dans un autre contexte et les observations cliniques ont pu être reprises lors des réunions cliniques que nous sommes fières d’avoir pu maintenir dans le grand réfectoire du service grâce au médecin et à la cadre qui ont toujours soutenus cet espace d’élaboration d’autant plus précieux en tant de crise.

Afin de penser ces groupes à partir des patients, certains m’ont demandé des livres sur les pathologies psychiatriques. Un réel travail de réflexion personnelle pour les membres de l’équipe a pu s’amorcer : concernant la distance et la relation au patient, ce qui pouvait « se jouer » dans cet entre-deux. Ces temps de prise de recul et d’élaboration sont quasi impossibles en temps hors confinement du fait du temps très court entre les entrées et sorties des hospitalisations des patients et de la charge importante de travail administratif que cela implique.

Nous pouvons faire l’hypothèse que ces questionnements ont émergé comme une tentative de se décoller de cette trop grande proximité avec les patients mais aussi grâce au temps qui s’étirait parfois sans fin, rythmé seulement par les tâches primaires dispensées par les soignants (repas, douches, prise des traitements, levés et couchés). J’ai eu cette impression de vivre au temps de la psychothérapie institutionnelle telle qu’on peut la lire chez Jean Oury, par exemple.

Bien plus tard, j’ai eu la grande surprise de comprendre que notre travail « avait fait trace » dans la psyché de certains patients : six mois après, l’un d’eux, de retour pour une hospitalisation, m'a reparlé de son plaisir d'avoir participé à ces petits groupes et a questionné leurs disparitions.

En tant que psychologue, j’ai également proposé une médiation un peu particulière pour une de nos patientes en chambre d’apaisement (isolement en chambre fermée à clef). Madame est malade depuis ses 17 ans et lors de ses nombreuses hospitalisations, elle a pu rencontrer bien des médecins et des équipes différentes. Âgée d’une cinquantaine d’année elle est diagnostiquée bipolaire, passant d’états mélancoliques, ne pouvant ni s’alimenter ni même sortir de son lit pendant plusieurs mois, à des états de « furie maniaque » ; perturbant l’ensemble du service en invectivant les patients ou bien hurlant pendant des heures dans sa chambre d’isolement à en perdre la voix. Pendant des périodes de quelques mois, elle arrive à se contenir et être en lien avec nous. Impossible de lui trouver un « ailleurs » car résistante à beaucoup de médicaments, elle ne se stabilise pas psychiquement depuis la mort de son mari en 2015. Seule dans sa chambre, isolée, je passais toujours un peu de temps avec elle et dans cette période de confinement, elle m’a demandé si je pouvais lui lire un livre. Deux fois par semaine, une médiation lecture s’est donc improvisée avec elle. La chambre d’apaisement n’a pas de chaise et tout le mobilier est vissé au sol. Je pouvais donc seulement m’asseoir sur son lit, lire et lorsqu’elle glissait lentement vers un léger ronflement, j’avais comme l’impression de bercer un enfant. Cette notion de « nursing » ou « holding » au sens de D. W. Winnicott est prépondérante dans notre travail. L’hospitalisation crée une régression psychique et cette situation, en chambre, au chevet du patient en est presque l’archétype.

D’humeur de plus en plus stable, nous avons continué les entretiens-lecture dans mon bureau. Dans un cadre moins intime qu’est la « chambre à coucher » et toujours à un mètre de distance, j’ai pu continuer à jouer et éprouver chaque personnage du roman. Michelle ne s’est plus endormie. Nos rendez-vous chaque semaine sont passés d’un à deux, puis d’une demi-heure à trois quart d’heure pour qu’elle ait le temps de me raconter les liens qu’elle-même faisait entre l’histoire du roman et sa propre vie. Passant du rire aux larmes, ce temps de lecture a été une évasion, une escapade imaginaire dans les vicissitudes des habitants de l’Ile de la Réunion, une bouffée d’oxygène pour moi également en ce temps de confinement.

De la cohésion d’équipe à la création d’un groupe pérenne

C’est dans ce contexte, entre angoisse de mort, sidération, confinement puis tentatives de survie psychique, amorce de créativité et bribes de groupes informels, que deux infirmières, Annabelle et Caroline, sont venues vers moi pour la création d’un groupe pérenne, au sein du service.

J’avais déjà discuté avec l’ensemble de l’équipe pour co-construire et porter un groupe au sein de l'Unité. Je repris mes veilles notes d’idées de groupe (écrites avant la pandémie) et j’en discutais avec Annabelle et Caroline. Il nous a semblé important de proposer un groupe "ouvert" de façon à pouvoir accueillir tous les patients quels que soient leurs pathologies et les symptômes tout en s’assurant qu’il soit assez contenant pour permettre un travail psychique de mise en liens internes (intrasubjectif) mais aussi avec les autres (intersubjectif). L'enveloppe psychique d'un groupe est une création progressive, dans le temps. Elle demande de l'investissement de la part des soignants, des patients, mais aussi de l’Institution. Le confinement dû à la pandémie et le ralentissement forcé des activités du service semblaient le permettre.

Mon travail dans l'Unité a donc été, entre autres, avant la création de ce groupe (et en lien avec lui), un travail intense auprès des membres de l’équipe infirmière pour les aider à penser leurs modes de relations et leurs positionnements par rapport aux patients. De façon naturel ce sont ces temps-là qui ont été davantage investis par les soignants lors de ce confinement. Et ce sont Caroline et Annabelle, les deux infirmières, qui m’ont sollicitée pour « mettre en pratique » nos échanges et ainsi proposer un groupe à médiation thérapeutique.

Cette période de confinement m’ayant permis de mieux connaître chaque membre de l’équipe et de me faire connaître d'eux, nous avons découvert notre amour commun pour certains médias, notamment la musique. Et, alors qu’un jour nous tentions un groupe mime sur la terrasse, Mme C. une patiente schizophrène (et caractérielle) m’avait interpellée et proposé la musique comme médiation prenant comme exemple la chaîne de télévision musicale qui tournait souvent en boucle dans le service. « Pourquoi vous ne prenez pas ce qui est déjà là ! » m’avait-elle hurlé. Son intervention donna du sens à notre projet et c’est donc cette médiation que nous avons choisie.

Rose Gaetner écrit : "Le plaisir que l'auditeur retire de la musique est infini, multiple et non mesurable, ce plaisir varie d'un individu à l'autre, car il prend source dans l'intimité de chacun, liée à son histoire, histoire qui s'élabore au travers des liens familiaux et sociaux"2.

Annabelle et Caroline firent remarquer que la musique était universelle, qu'elle pouvait être différente (par le son, rythme, parole et son utilisation...) dans chaque pays et culture mais qu'elle permettait aussi des "ponts" entre les uns et les autres, malgré les différences culturelles et de langues. Effectivement, la chaîne de TV musicale rassemblait divers patients dans le service et tous, quelques soient leurs différences culturelles et ethniques (notre Unité accueille des patients d'origines bien différentes), tous regardaient la même chaîne, ensemble ; que le clip de musique soit en anglais, en français, en arabe, en espagnol, en italien... En pleine crise d’une ampleur internationale, peut-être éprouvions-nous le besoin de nous rassembler, dans notre travail au sein des patients et ainsi de leur proposer un espace de rencontre, au-delà des différences ethniques et partager nos éprouvés, nos petits bouts d’histoires, du vivre ensemble, à travers la musique (les émotions ressenties et les paroles).

Ma présence en continu sur la semaine (contrairement aux infirmiers qui étaient en roulement) me permettait de contribuer à tenter de construire au mieux une enveloppe pour le groupe, au niveau méta. Toujours dans ce sens, nous avons décidé de prévenir les patients chaque veille de groupe, à l’aide de carton d’invitation lors du passage des traitements en chambre.

Quelques mots du groupe musique

Le groupe avait donc lieu le lendemain, les jeudis de 9h45 à 10h45. Après présentations des règles fondamentales du groupe thérapeutique (non jugement, respect et non-violence), nous proposions la consigne suivante : "choisissez une musique que vous aimez et après l'avoir écoutée tous ensemble, dites-nous pourquoi vous l'avez choisie, à quel souvenir vous l'associez".

La toute première fois, nous avons proposé le groupe sur la terrasse. Le lieu était très passant mais nous pensions ainsi intéresser et toucher le plus grand nombre de patients en venant à leurs rencontres.

C'est un lieu passant, entre le dedans du service et le dehors, le jardin "privé" de l'Unité. Les patients y viennent souvent, tout au long de la journée, pour "prendre l'air" ou fumer une cigarette.

Au tout début du groupe, treize patients se sont assis avec nous. Une première patiente prit la parole. Elle ne voulait pas proposer une musique mais nous chanter sa propre composition. Notre but étant de partager un moment ensemble de plaisir autour de la musique, pourquoi refuser cette proposition qui s'offrait à nous ? Nous avons donc accueilli "ce qui venait" en contenant du mieux que nous pouvions, à partir de notre cadre interne. Elle se mit naturellement au centre du groupe, de manière à être bien vue et entendue. Nous avons été stupéfaits de sa performance vocale et émus par les paroles, au sujet d’un oiseau, empreintes de désir de liberté. Thème tout à fait significatif en cette période de confinement et privation de liberté ; d’autant que la terrasse était fermée et entourée totalement d’un grillage ! Cette dame avait réussi à nous transporter, comme si un instant nous avions été des oiseaux, prêts à s’envoler...

Sauf que Mme C. vint lui couper la parole pour la faire stopper net. Connaissant ses habitudes de détruire le collectif et d’insulter, nous lui avons demandé de sortir, chose qu'elle a immédiatement fait avec une attitude comme soulagée et apaisée. Après-coup, nous avons regretté d’avoir proposé une sortie à la patiente plutôt que d’essayer de la maintenir dans le groupe. Mais, même par la suite, cette tâche s’est avérée très difficile. Madame n’est plus venue dans le groupe mais y a toujours « jeté un œil » en passant.

Durant le chant, trois patients se sont levés pour danser au milieu du groupe. Puis, comme « revivifiée » par cette performance, une autre patiente, Mme Ma., d'une cinquantaine d'année demanda à passer une chanson de François Valéry : "Aimons-nous vivants". Elle expliqua qu'elle avait choisi cette musique car le chanteur avait les mêmes origines qu'elle. Elle partit dans une longue tirade quant à l'histoire de l'auteur. Atteinte de schizophrénie, Mme Ma. fait preuve d’une forte personnalité mais ses propos sont souvent désorganisés et particulièrement denses en informations, forte d'une culture générale impressionnante. Les paroles nous invitaient à rester vivants dans le chaos actuel, à profiter de la vie et ne pas « attendre la mort pour aimer ». Quelque peu logorrhéique, nous avons été obligés de la recentrer sur le sujet du groupe et le partage avec les autres.

Ensuite, M. P. d'une quarantaine d'années, diagnostiqué paranoïaque, déjà bien agité durant le groupe, prit la parole. Paradoxalement non-gêné par le regard des autres, il avait déjà dansé et chanté durant la performance vocale. Là, il proposa la chanson "Gasolina" de Dandy Yankee, dont les paroles sont en espagnol. Pour lui, elle signifie "il y a une caméra dans la maison" (non dans le texte officiel). Il nous dira qu'il l'a choisie simplement parce qu'il aime danser en l'écoutant. Être tous ensemble semblait une fête, comme une lutte un peu maniaque contre ses angoisses. Il exposait son corps sans gêne apparente, mais ses angoisses d’intrusion transparaissaient dans les paroles qu’il nous donnait de sa chanson… Monsieur avait (re) décompensé suite à l’annonce de la pandémie. La présence et la traque permanente du virus avaient comme réactivé ses angoisses paranoïaques.

Puis, dans une position plus dépressive, M. L. plus jeune, d’une vingtaine d’années, partagea l'écoute de son artiste préféré : "Tiken Jah Fakoli". Sur un son plus lent de reggae, personne ne se leva pour danser. Tout le monde resta pour l’écouter et j'ai eu l'impression que l'atmosphère s'allégeait. Le groupe semblait se détendre et le soleil perçant sur la terrasse amena avec lui un brin de chaleur. M. L. parla ensuite de l’histoire de l'artiste, né en Afrique comme lui.

Les patients pouvaient parler d’eux, de leurs états internes : de leurs espérances, leurs désirs, leurs fantasmes, leurs histoires ou leurs angoisses mais sans parler d’eux directement. La médiation pouvait leur permettre de trouver des mots pour exprimer ce qui existait au dedans d’eux tout en parlant d’un autre. La médiation semblait jouer son rôle. Et les états d’angoisse dus à la pandémie, au confinement (et donc à la promiscuité forcée comme à l’isolement au moment des repas) et contraintes sécuritaires pouvaient trouver ici une issue pour se dire, se partager et peut-être s’élaborer.

Par la suite, nous n’avons pas réitéré l’expérience sur la terrasse mais à l’intérieur, au réfectoire situé au centre du service, afin de limiter l’excitation pulsionnelle et les débordements ; avec ce même dispositif sur une période de 6 mois. Nous avons eu parfois jusqu’à dix patients et parfois seulement deux. Mais à chaque fois, nous avons partagé une histoire et traversé des états émotionnels forts en lien avec la singularité de chacun.

Enfin, je souhaiterais dire quelques mots sur les changements apportés au dispositif du groupe. Suite au premier bilan de 6 mois, nous avons décidé de supprimer la danse, le chant ou tout autre activité motrice pour favoriser ainsi l’écoute des différentes musiques proposées par chacun. La tâche était bien difficile pour certains patients car ce nouveau dispositif les amenait davantage vers leur intériorité (en stoppant la mobilité, la décharge des tensions psychiques et affectives dues à l’écoute des musiques). Et du fait des pathologies, d’un moi éclaté, cette intériorité était parfois bien compliquée à trouver et notre rôle a consisté à les accompagner vers la création de cette enveloppe interne, en appui sur l’enveloppe et l’appareil psychique du groupe dont nous étions les garants.

Conclusion

Cette expérience durant la pandémie du Covid-19 a certainement laissé des traces en chacun d’entre nous, des traces mêlées d’angoisses, de peurs, de colère mais elle a aussi permis l’expérience de fraternité, de partage et d’humanité. Nous avons tenté tant bien que mal, touchés comme les patients par cette crise internationale, de continuer de prendre soin d’eux. Et peut-être qu’eux-mêmes ont pris soin de nous en verbalisant leurs angoisses, en partageant leurs émotions avec nous, en nous faisant confiance en passant par la relation de soin.

Bibliographie

Gaetner R. (2016). De l'imitation à la création, Paris, PUF

Resnik S. (1994). Espace mental, Toulouse, Eres

Notes

1 P24 « Espace Mental », Salomon Resnik, ed : Erès, Toulouse, 1994

2  De l'imitation à la création : Les activités artistiques dans les psychoses", chap II "Musique et musicothérapie", Rose Gaetner, ed : PUF, Paris, 2016.

Citer cet article

Référence papier

Pauline Salvetat, « D’une unité psychiatrique en temps de Covid à la création d’un groupe musique », Canal Psy, 129 | -1, 30-36.

Référence électronique

Pauline Salvetat, « D’une unité psychiatrique en temps de Covid à la création d’un groupe musique », Canal Psy [En ligne], 129 | 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3486

Auteur

Pauline Salvetat

Psychologue clinicienne

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