Blandine Bruyère chez les Cosaques

En direct d’Ukraine

DOI : 10.35562/canalpsy.3491

p. 37-39

Texte

Nouvelles aventures, nouveaux décors, nouvelles ambiances. Enfin, pour certaines choses pas vraiment…

Une urgence humanitaire, c’est un « tas » de gens qui court de partout comme des poulets sans tête, qui font des évaluations des besoins en suivant bien sagement les questions des guides de recommandations, mais qui au final n’écoutent pas les demandes et par conséquent, ne répondent qu’à leur besoin, à eux, c’est à dire dépenser les dizaines de millions de dollars, et autant d’euros, qui sont en jeux dans cette nouvelle crise.

Mais ça, on le sait déjà. Tout le monde en parle bien assez, et partout. La dimension intéressante est, comme je m’y attendais, de voir arriver les ONG et leurs modèles : ceux qu’on applique en Afrique, en Asie, ou au Moyen Orient, avec perte et fracas. Le tout dernier tout frais émoulu s’appelle Common Elements Treatment Approach (CETA). Ça vient de sortir de l’université John Hopkins et c’est encore une merde sans nom, un nodule vide de pensée… mais c’est evidence-based… et bien sûr, il faut l’utiliser en Ukraine ! Coût du droit d’utilisation : 500.000 dollars (sic)

Oui, aux USA la propriété intellectuelle est un vrai business ; comme l’industrie humanitaire. La folie de ce système d’aide et la globalisation qui l’accompagne atteindra sans doute un seuil ici. Comment penser que ce qui est produit (et pas élaboré) pour couvrir des besoins en santé mentale et faciliter l’accès aux soins psy dans des pays à très faible ressources (aussi en nombres de psys) puisse s’appliquer à la lettre à des pays aux ressources bien plus importantes ?

On se met à vouloir apprendre aux psys comment travailler avec des gens en détresse, mais en leur demandant de faire moins bien que ce qu’ils font habituellement.

Ce n’est pas complètement nouveau puisque les Pays-Bas forment déjà leurs médecins généralistes au MHGap (de la psychiatrie chimiste au rabais, soi-disant pour rendre accessible les soins psys au plus grand nombres). Et on a vu en France des IFSI supprimer les modules de formation psy en les remplaçant par des formations au "premiers secours psychologiques" (re-sic) …

Donc moi j’ai envie de leur dire à tous ces représentants de commerce de la santé mentale humanitaire : "Euh, ça va ? on ne vous dérange pas ? Vous n’avez pas l’impression d’apprendre à une vache comment faire du lait ?  Bon c’est la première image qui m’est venue, allez donc savoir pourquoi ! Peut-être les champs de blés et de colza à perte de vue ont eu un effet « madeleine » sur moi…

« Bref, les gars, on est en Europe, et même si l’Ukraine n’a pas le plus gros PIB du continent, les psychiatres ça existent, de toutes les tendances possibles et imaginables d’ailleurs, pareil pour les psychologues… Beaucoup dans le privé c’est vrai, mais aussi beaucoup dans des d’associations d’entraide et de pairs… »

Ah mais les américains comprennent « association », comme un ensemble de personnes avec des cartes de membres… Ce n’est donc, pour eux, pas une Organisation (merci de sous-entendre compagnie ou business) ! Donc on ne peut pas travailler avec eux ! Alors là, j’hésite entre 😳 et 😱 ou encore 🤬. Comment une association pas une organisation ? C’est quoi alors ? Voilà, encore un écart de langage de concept et de culture… une association n’est pas une entreprise. Ben les ONGs non plus non? Raaaaaaghhh Come on… you know what I mean! Euh non !

Donc en tant d’organisation internationale, on ne peut pas faire d’alliance avec une association…

Comme je suis devenue plus sage, je dis juste "ah bon ? », le débat est inutile, tenter d’expliquer l’institué, l’institution, l’organisation, je les perdrais immédiatement. Donc j’attends que les cowboys de passage, fascinés par l’urgence, et aux prises avec la position héroïque s’en aillent pour faire la place à des équipes plus stables et enfin pouvoir faire des choses un peu plus malines.

En Ukraine, la Gestalt est majoritaire ; c’est l'approche la plus enseignée et utilisée. A côté de cela, on compte une Société  psychanalytique nationale (inscrite à l’IPA) avec des sociétés régionales, des associations de psychologues pour chacun des courants existants dans le monde ou presque, et surtout, une communauté de psys qui, depuis l’indépendance  du pays en 1991, travaillent largement sur les questions qui sont celles que traversent leurs concitoyens aujourd’hui (précédente guerre de Crimée en 2014, chute de l’empire soviétique, révolution orange) bref, la crise et les violences collectives, ils connaissent… et tout le monde ici s’y collent.

En revanche, comme beaucoup de psys ont quitté le pays, il n’est pas toujours facile d’identifier les membres présents et actifs de ces organisations, donc si jamais certains d’entre vous avaient des connexions avec des gens qui connaissent des psy ou organisations de psy en Ukraine, je prends.

Les soutenir dans leurs pratiques et dans la situation actuelle me semblerait sans doute bien plus pertinent… mais au lieu de ça, on va les former à d'autre modèle : le "Self Help + » et CETA, et leur faire faire des exercices de respirations et des jeux pour qu’ils respirent un peu… hum là il y a du level, non ?

Bon, je dis pas que des fois ça ne fait pas du bien de respirer, c’est même généralement assez vital, mais bon. Et alors ? Ben alors, c’est tout !

D’accord, le malheur des uns fait le bonheur des autres, et à quelque chose malheur est bon, nous dit la sagesse populaire. Il est donc normal de voir les opportunistes de l’aide bomber leurs torses pour profiter de la manne financière qui arrive. On voit donc arriver des ribambelles « d’organisations », pas toutes sérieuses, et ce mouvement ressemble à une volée de vautours, prêt à prendre leur morceau.

Nous verrons bien au fil des semaines comment tout ce bazar qui n’a rien d’orientale, évolue.

Bref, il n’est pas dans mon propos de tout de suite m’énerver contre la folie de la globalisation, et ce mouvement de réduction des complexités dans ce champs là aussi… je risquerais de me répéter.

J’en parle à chacune de mes missions.

Alors parlons de l’Ukraine.

Au-delà de ce tout premier contact, je découvre d’abords les Carpates, en traversant de la Pologne vers l’Ukraine. Vallon et collines à peine dessinés, couverts de colza en pleine fleur en cette saison, et parsemés de nombreux bouquets de lilas aux trois couleurs. J’ouvre la fenêtre de la voiture, je veux sentir les lilas…

Sur la frontière que nous traversons à pieds, un amas de tentes d’accueil aux couleurs de toutes les ONG locales et internationales… des plus religieuses aux plus politiques. De l’autre côté, l’ambiance est soudain plus calme. Seulement des rubans de camions transportant des voitures, entrent dans le pays…

J’apprendrais plus tard que c’est l’effet d’une levée de la taxe à l’importation de véhicules, qui avait été imposé par Daewoo, quand ils sont venus installés des usines de montages en Ukraine pour s’assurer de vendre leur production aux locaux.

Passé ces files de camions, nous retrouvons notre chauffeur qui doit nous emmener jusqu’à Lviv.

Le paysage est le même, et les enseignes de centres commerciaux à l’entrée des villes ont des airs très familiers (Auchan, Leroy Merlin, Intermarché…)

Lviv est une ville de style austro-hongrois, on imagine aisément le plaisir d’y flâner dans des rues aux bâtiments art déco, avec un tramway année 50 sillonnant le centre, qui lui donne un air désuet décadent. Plaisante, elle s’étouffe maintenant sous la pression des dizaines de milliers d’ukrainiens de l’est qui ont trouvé refuge à l’ouest du pays. Plus une maison ou un appartement à louer. La circulation y est impossible sans compter que les ruptures d’approvisionnement en carburant sont un vrai problème dans tout le pays. Le rationnement est déjà organisé.

Je ne reste que deux nuits à Lviv, les choses sur places ont changé entre mon départ et mon arrivée. L’armée russe se replie sur le Dombass, donc les ONG explorent les possibilités de se rapprocher des zones nouvellement libérées. Je dois donc partir pour Odessa. On m’informe qu’il faut deux jours de routes. On fera une pause à Vinnitsya pour la Nuit.

Je ne vois de Vinnitsya qu’une tour Eiffel en miniature au milieu d’un carrefour… Puis la route continue jusqu’à Odessa. Pendant ce millier de kilomètres, nous sommes passés des champs de colza à perte de vue, aux champs de blé encore très jeune et très vert. Il parait que les tournesols sont plutôt dans la partie Nord et Est du pays.

Nous arrivons enfin à Odessa. Ville côtière au nord de la mer Noire, Station Balnéaire chic mais défraîchie, prisée des oligarques de la sous-région. Le centre-ville est largement aéré, pas un quartier de la ville sans un parc arboré de feuillus. Et les habitants s’y promènent ou vaquent à leurs occupations. La ville est aussi sous pression des déplacés de l’Est. Mais la mairie et les ONG locales ont trouvé la solution : faire d’Odessa une ville de transit seulement. Interdit pour les gens de l’Est de s’y installer s’ils n’y ont pas déjà des attaches. Alors des bus sont mis en place pour les emmener en Moldavie, en Roumanie, et advienne que pourra. Ce qui est surprenant dans cette démarche, au-delà de la démarche elle-même, c’est que de partout ailleurs les Ukrainiens de l’Est qui ont fui les combats rentrent dans leur villes et villages quand l’armée ukrainienne en a repris le contrôle.

Mais pour le commun des habitants d’Odessa, la vie se rythme sans doute plus tranquillement puisque cette année, peu de chance de voir arriver des masses de touristes sur la côte.

Les alertes d’attaques aériennes sporadiques ne bousculent plus personnes. On est presque plus surpris à Lyon quand chaque premier mercredi du mois à midi cette même alarme se fait entendre…

Lorsqu’on prête attention aux gens que l’on croise, on se rend compte que ce sont beaucoup de femmes et de filles de tous âges, de vieux hommes ou de très jeunes garçons, mais qu’effectivement une partie de la population manquent dans le paysage urbain. Ils sont là, pas loin, habillés en militaire, pour protéger le port marchand de la ville, et veiller sur notre quiétude.

On le remarque aussi par le nombre de commerces et autre petites entreprises fermées. Soit que leurs propriétaires ont fui la ville quand elle était encore menacée par les russes, soit, plus simplement, parce qu’une partie de la force de travail n’est plus à ce qu’elle faisait mais occupée ailleurs. On lit sur quelques visages ici et là l’épuisement, la lassitude, comme un rappel de ce qui se passe dans ce pays, qu’on oublierait vite en voyant déambuler les enfants sur leurs vélos, ou les jeunes filles en tenues affriolantes en quête de regards portés sur leur désir de séduire. En vain.

Le tatouage, massif de préférence, est sur toutes les parties des corps féminins et masculins. La diversité des looks adoptés rend difficile une quelconque référence à un style… Par contre le port de soutien-gorge chez les jeunes filles même bien poumonées n’est clairement pas une règle. Surprenant. Sans doute une « victoire » des Femen, qui sont nées ici…

Route vers Kyiv (en Ukrainien) pour y passer d’abord une petite semaine avant de repartir dans l’Ouest… alors, la suite au prochain épisode.

Citer cet article

Référence papier

Blandine Bruyère, « Blandine Bruyère chez les Cosaques », Canal Psy, 129 | -1, 37-39.

Référence électronique

Blandine Bruyère, « Blandine Bruyère chez les Cosaques », Canal Psy [En ligne], 129 | 2022, mis en ligne le 16 décembre 2022, consulté le 30 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3491

Auteur

Blandine Bruyère

Psychologue Clinicienne,

Docteure en psychologie et psychopathologies cliniques

Mental Health and psychosocial support MHPSS Coordinator.

Chercheur associée Université Lyon 2.

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