Mon expérience dans l’humanitaire s’est construite au fil du temps, par la création d’un poste de psychologue clinicienne au sein d’une ONG locale d’abord, puis, bien des années plus tard, après un temps de travail dans des institutions de soins psychiatriques, au sein d’une ONG internationale qui m’a sollicité du fait de ma pratique régulière auprès du public migrant et de ma connaissance du pays d’implication du projet.
Plusieurs questions me traversaient déjà concernant la pratique humanitaire, elles prenaient plutôt la forme de résistances au départ : qui part, pourquoi part-on et comment ? En quoi l’expérience d’expatriation/immigration vient mettre au travail les volontaires ? Cette rencontre avec l’étranger n’est-elle pas le terrain d’expression de fragilités narcissiques, une tentative de se réaliser ailleurs quand ici semble impossible ? Ce déplacement ne semble pourtant pas toujours très opérant, quels en seraient alors les freins ? Comment être soi, en étant autre dans cet espace différent ?
Certaines de ces questions me semblent trouver un écho dans des éléments de réalité concernant le type de mission, le contexte et le temps d’expatriation (missions d’urgences, de développements dans des pays émergents ou en instabilité politique, en crise humanitaire). J’essaierai dans cette présentation de faire état de ma réflexion à partir de ces éléments.
Du côté institutionnel
Il y eut une époque, un « âge d’or » de l’humanitaire pourrait-on dire, qui consistait à penser que nous pouvions aller à la rencontre de l’autre, l’aider a minima, dans un temps qui n’était que le nôtre, avec des moyens que nous devions bricoler sur place, au sens « levistraussien » du terme :
« Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet. Son univers instrumental est clos, et la règle de son enjeu est de toujours s’arranger avec les “moyens du bord” […] parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier […] L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas définissable par un projet… » (Lévi-Strauss C., La pensée sauvage, Plon, 1962.)
Et les psys ont parfois trouvé là des espaces de bricolages de dispositifs, de travail qui aujourd’hui encore, font référence.
Ce temps, aujourd’hui raconté, est presque mythifié, mystifié même, tant il semble appartenir à une autre époque et relever d’un idéal, loin des pratiques et préoccupations actuelles des ONGs, auxquels pourtant beaucoup continuent de s’accrocher, par dénégation et rationalisation peut-être, de ce qui pousse au départ.
Les projets des ONGs sont construits, par exemple, par des politologues et autres professionnels de la stratégie, financés grâce au travail d’ingénieurs de recherche ; nous sortons donc de l’espace de bricolage décrit plus haut. Les grands bailleurs de fonds étant passés par là, avec leurs exigences de professionnalisation, de résultats, les ONGs ont donc au fil du temps adopté des outils, cadres logiques, chronogrammes, termes de référence, sans compter tout un jargon qui leur est propre et qui permet de définir les fonctions légitimant l’intervention, mais aucunement des métiers et des positions éthiques et responsables. On assiste parfois à des tentatives de redéfinitions de la tâche primaire de certaines ONGs, mais qui ressemble plus souvent à un évitement de penser le sens de l’action, qu’à un désir d’en retrouver le sens. Ce processus de professionnalisation fait du champ de l’humanitaire, un espace de carrière et d’opportunisme rivalisant avec le monde de l’entreprise, au sein duquel toute morale ou éthique semble disparaître au profit d’un plan de carrière, du gain financier possible.
Ainsi, les « expat’ » (ces migrants plus ou moins errants qui n’en portent pas le nom) sont selon, « directeurs de programme », « chefs de projet » ou « de mission », « coordinateurs généraux », « administrateurs » ou « logisticiens » et les « techniciens » sont « référent psy », « référent formation », ou « référent médical », certains « salariés » et d’autres « volontaires ».
Ces titres peuvent aussi être collés aux « nationaux ou locaux » selon les ONGs et leur « charte de conduite » avec les populations d’accueil, leur « éthique », pour reprendre certains de leur terme. D’autres nominations ou définitions d’actes, de processus ou types de travail existent et semblent tout aussi obscurs pour les non-initiés à ce monde, mêlant acronyme, anglicisme et même néologisme. Les fonctions professionnelles sont parfois difficiles à définir donc à occuper tant elles semblent plutôt reposer sur des qualités personnelles, humaines, ou sur un certain sens de la débrouille que sur un métier. Quels sont alors les cadres sur lesquels les intervenants peuvent s’appuyer, autre le projet très opératoire qui légitime de façon au combien autoritaire leur présence ? Quels sont les effets de cette évolution du monde de l’humanitaire sur la tâche primaire des ONGs ?
Ainsi, nous avons déjà noté la confusion qui est faite entre un métier et une fonction occupée.
Comment comprendre cette démarche de disqualification-requalification, des professionnels, des métiers ? Il me semble que nous pourrions y voir une forme de rite de passage qui assure à l’ONG l’adhésion pleine et entière de la nouvelle recrue, qui doit suivre une formation au départ consistant surtout à « transmettre la philosophie » spécifique de telle ONG, à l’idéologie opérationnelle en cours. Ce processus consisterait en une forme de dépossession d’une identité professionnelle qui est le résultat d’une formation, pour viser à une sorte de formatage vers une identité opératoire, quasi unique, standardisée, à l’image des demandes des bailleurs de projets, de résultats de projets, conformes aux standards annoncés. Ne peut-on y voir un mécanisme visant à une réduction des différences, à la normalisation (globalisation) à partir de critères posés par des instances internationales ?
Pour illustrer mon propos
Le programme dans lequel j’interviens actuellement concerne le soutien des professionnels pour faciliter l’accès aux soins et aux droits des populations migrantes, dans un pays aux frontières de l’Europe.
L’étude préalable étayant le projet lui-même, fait état de difficultés singulières, spectaculaires mêmes parfois, et s’appuie sur le peu de souci de l’Europe sur la gestion politique des flux migratoires à ses frontières, mais surtout sur les conditions mêmes de cette gestion. Pas de mention de l’état des institutions de soins dans le pays et des modalités d’accès des populations locales et des difficultés quotidiennes déjà existantes pour les professionnels ciblés.
À la lecture d’un tel projet, nous pouvons nous demander dans quelle mesure le discours est sous-tendu par un désir conscient ou inconscient de mettre sur le devant de la scène une problématique ici mineure et qui plus est, dans un contexte de grandes difficultés sociales, mais suscitant les passions à l’intérieur de l’Europe, ailleurs, afin de légitimer l’intervention au détriment des réels besoins de la population locale qui n’a pas plus accès aux soins et aux droits.
Le projet prévoit donc de sensibiliser les soignants et la société civile du pays afin d’améliorer les conditions de vie des migrants transitant ou installés dans ce pays de blocage. Nous pouvons bien sûr imaginer les effets possibles plus larges du programme et de son public cible. Mais de notre place de psy, ne devons-nous pas faire mieux que de les imaginer ?
Très vite plusieurs difficultés vont se faire jour : la temporalité du projet oblige, pour respecter les cadres administrativo-financiers d’intervention, à aborder les choses avec une superficialité admise au moins par l’ONG. Mais à quoi ce type d’intervention peut-elle bien servir réellement ? Très peu aux aidants locaux par trop peu d’accompagnement sur un temps trop court, par rapport à leurs propres difficultés…
Le contexte social et politique du pays d’intervention est régi par un système dans lequel règne l’arbitraire, l’injustice et le mépris, les institutions ne fonctionnent pas ou peu comme elles sont supposées le faire, et les organisateurs sociaux ne sont pas opérants, car peu identifiés et identifiables.
Les difficultés rencontrées et récurrentes dans le travail avec les bénéficiaires (soignants et associatifs) sont des indicateurs et signes de résistance à leur implication dans le projet : présence ou absence aléatoire, peu de continuité dans les liens… Certains nous rappellent d’ailleurs que leur priorité est ailleurs : leurs propres souffrances sont suffisamment importantes (présentes) pour les limiter dans la préoccupation de l’autre. Ainsi le fonctionnement au quotidien évoque plutôt la survie, quelque chose de l’immédiateté agissante ; la fragilité d’un sentiment de sécurité suffisamment bonne pour penser le temps et la chronologie.
Nous sommes alors les témoins d’une société qui vit encore sous le prisme des manifestations traumatiques. Ce « nous aussi on aurait besoin qu’on s’occupe de nous » amène à une hypothèse de sens que pourrait avoir la présence des psychologues cliniciens dans ce type de programme : nous pourrions ramener la préoccupation de l’autre dans sa différence et ses besoins réels au cœur de la préoccupation du travail de l’ONG, soutenir à ce que les projets tiennent compte de ce qui s’exprime des besoins manifestes et latents. Quels risques prendraient les ONGs à interroger le sens de leur programme au-delà des annonces humanitaristes ? N’y verraient-elles pas alors la façon dont elles contribuent à l’uniformisation des mondes, des sociétés, des idéologies, à l’abrasion des différences, et par là même, les formes de violences que peut comporter leur projet et programme, par la non-prise en compte des singularités ? Répétition de projets historiques ? Croisées, missions, colonies… autant de mots qui aujourd’hui provoquent débats et réactions, mais quelles diversités d’idéologies sous-tendant ces projets, et quel fonds commun : permettre à d’autres d’accéder à un niveau de développement dont nous avons défini les normes ?
Et les psys dans tout ça ?
Tout d’abord, nous n’échappons pas à la règle : de psychologues, nous devenons, selon les ONGs (car chacune tente encore de se distinguer par un organigramme et un vocabulaire interne), conseiller technique, référent psy, référent formation, quand nous sommes recrutés pour notre qualification professionnelle. Une différence est induite entre notre métier et la fonction qu’on nous demande de remplir, différence qui, en fait, tient plutôt à son rétrécissement vers l’indifférenciation. Pourquoi alors recruter des psys ? Le psy n’est-il pas, certaines fois, instrumentalisé, utilisé comme « caution » d’un projet ? Sans aucun doute, mais que faisons-nous en acceptant cette position et que pouvons-nous faire une fois dedans pour ne pas être que cette caution « morale » ? Nous nous trouvons dans un nouveau paradoxe : nous devons faire ce qui a été décidé ailleurs et ne pas penser. Telle est l’injonction institutionnelle ! En même temps, le fondement de notre métier est de penser nos actions dans toutes leurs dimensions et leurs effets. Ce tout est assorti d’un rappel que le projet n’est pas forcément un projet psy ! Nouveau paradoxe : Ces critères obligent les cliniciens que nous sommes à sans cesse redéfinir, penser et dire les singularités, la complexité, faisant de nous des chantres de la différence, aux risques de passer pour « des empêcheurs de tourner en rond ».
Ainsi faits, nous occupons cette fonction au sein d’une mission (et je ne peux m’empêcher de faire le parallèle avec les missions religieuses…), existant du fait d’un projet qui amène à la réalisation d’un programme selon un cadre logique et un chronogramme préétabli. La temporalité est donc décidée et contrôlée, tout comme le contenu, et ces éléments vont naturellement à l’encontre de la temporalité psychique d’un sujet, qu’il soit individu ou groupe.
Les psys peuvent-ils risquer de devenir les instruments d’une globalisation-uniformisation quand leur souci est au contraire la singularité d’un sujet ou d’un groupe ? Comment tenir et faire exister la singularité de nos outils de psy dans un contexte de fonctionnement déjà calibré, pleins de protocoles et procédures codifiant déjà chaque espace de vie autant que de travail ? Quels aménagements psychiques sont possibles, acceptables et jusqu’où, quand son métier est de se laisser apprendre, de penser la complexité de la rencontre et de la relation, dans un temps dont on ne sait de quoi il sera fait ?
L’uniformisation des cadres européens régissant l’intervention pose ainsi une limite très claire à la malléabilité nécessaire au travail du psy en général, et réduit considérablement le temps nécessaire au déchiffrage des codes culturels et des fonctionnements sociaux, puis l’appropriation minimale du contexte.
Pour les nouvelles recrues, la rencontre avec ce nouveau mode d’intervention fait apparaître divers mécanismes de défense, des clivages même, qui parfois, peuvent être nécessaires pour faire avec les nombreux non-sens qui accompagnent souvent les projets. On assiste alors à des revendications identitaires des expatriés s’appuyant sur la légitimité de leurs appartenances à l’ONG notamment, accrochés à leur fonction, dans une forme de peur de la rencontre avec l’autre, chez l’autre, par effet de résonance avec l’étranger que nous devenons et que peut-être nous pressentions être dans un autre contexte de vie et affectif.
Ces interrogations s’accompagnent d’autres, surgissant dans la rencontre avec le public supposé être bénéficiaire du programme. Il nous est constamment demandé en tant qu’expatrié, de traiter de la légitimité de notre intervention, dans cette position d’étranger « supposé-savoir » et répondre, dans cet ailleurs.
À cette question, l’idéologie humanitaire et du programme proposé apportent une réponse toute faite, mais est-elle suffisante et pour autant légitime ? À voir et entendre les représentations qu’en ont les bénéficiaires, se pose la question du jeu d’instrumentalisation, parfois de perversion, qui circule entre les protagonistes.
Parce que porté, du point de vue de la conception et de la responsabilité, par des expatriés, l’idée se fait parfois jour chez les partenaires locaux ou participants au programme, d’un auto engendrement aléatoire de la mission ; avec des objets de préoccupation importés, très limités dans le temps et les réactions qui en découlent font régulièrement retour le temps du déroulement du programme. Il est alors reproché aux ONGs le manque de concertation avec le terrain et surtout d’élaboration conjointe.
Nous ne restons pas assez longtemps sur place pour mesurer les effets de notre intervention et fournir un vrai travail de liaison, de sens. Seul se mesure ce qui a été réalisé par l’ONG, pas ce à quoi cela sert ou continue de servir après…
Pour conclure
Je reviendrai à l’une de mes questions initiales : pourquoi partir et partir d’où pour aller où, ou vers quoi ? Il me semble que la clinique de la migration peut nous éclairer en partie sur ces processus. Nous connaissons déjà bien les motivations socio-économico-politique, elles sont l’objet de nombreux travaux. Quelles formes prennent les motivations au départ pour les expatriés ? Une de mes hypothèses consiste à penser que la place du sujet, candidat à une forme de migration, ne serait pas suffisamment assurée au sein du groupe premier pour que la migration apparaisse comme une tentative de différenciation, d’individuation, mêlée de mouvements complexes, d’ambivalence, de culpabilité, entre radicale différenciation et indifférenciation. Cette hypothèse reste à travailler.