Comprendre l’influence et la place des « procedures and policies1 » dans le champ de l’humanitaire, et envisager les espaces de bricolages nécessaires demande de préciser, au préalable, la particularité de ce contexte et le jargon qui l’accompagne. Car s’il est un secteur d’activité dans lequel les procédures et autres conduites à tenir se développent à la vitesse de l’éclair c’est bien celui-là. À titre d’illustration, dès le début de la pandémie, environ 30 guides ont été diffusés seulement sur la première semaine de confinement générale mi-mars 20202.
La tour de Babel humanitaire : de la cacophonie à l’harmonie forcée
Dans les interventions humanitaires, les acteurs en présence sont multiples : les populations cibles/bénéficiaires, leur histoire et leurs cultures ; les forces de sécurité et les agences internationales telles que ONG, qui ont elles aussi leur projet, leurs histoires et leurs cultures.
Cet ensemble de multiples différences se rencontre dans un contexte d’effondrement des institutions, consécutives à des événements qui fragilisent et parfois détruisent le collectif, et par là même l’institutionnel.
Cet espace de travail est de fait un espace de rencontre interculturelle, sans vraiment offrir d’espace disponible pour mettre au travail la dimension « inter » de la rencontre et/ou des liens. La confrontation à l’altérité est quotidienne, et ses effets se manifestent dans les réactions qu’elle provoque. La radicale différence peut ainsi être associée à des vécus d’étrangeté, accompagnés d’un florilège de réactions contraphobiques ou anxieuses, telles que la volonté d’uniformiser, tout et partout, dans un mouvement de déni des différences. Ainsi, il ne reste que bien peu de place aux sujets qui souhaitent faire exister une altérité plus élaborée, peu de place pour considérer le semblable.
Ces lieux sont des lieux archétypes de l’humanité, ils le sont aussi dans les mouvements psychiques qui se manifestent comme effets de ces rencontres multiculturelles et comme travail nécessaire à l’élaboration de la crise et de la différence.
Rencontre et interaction entre des personnes d’horizon et de langues différentes ; entre des institutions, (ONG, UN, et gouvernement) dont les projets et missions entretiennent des formes de confusion entre militaires et humanitaires ; entre urgences et développement à l’image des casques bleus qui de plus en plus associent aide humanitaire à présence militaire.
En parallèle, ce sont des lieux de travail dans lesquels la transitionnalité, les espaces intermédiaires ont explosé sous le coup des violences collectives, ou du trauma, en ce que la situation dépasse les capacités internes, des États et des sujets à pouvoir se réguler entre elles.
Les ONG et agences d’aides onusiennes3 sont aussi des espaces de rencontres de normes et de représentations différentes, notamment de la vie psychique.
Des représentations de la vie psychique, des théories de l’âme s’y confrontent et parfois s’affrontent, avec les résistances que l’on rencontre dans un univers dans lequel de surcroît, l’opératoire domine.
Face à cette diversité constamment renouvelée, notamment du fait de la précarité environnante, les ONG s’accommodent parfois de professionnels qui ne connaissent pas grand-chose de ce qu’est le travail sur la vie psychique (au sens d’un savoir construit, académique et clinique).
Par contre, ils manient avec aisance le langage gestionnaire de projets et cela suffit à légitimer leurs fonctions, à défaut de métiers, nommées « responsable de projet santé mentale », « coordinateur santé mentale »… En fait, dans ces conditions, et pour les institutions, il semble peu important de comprendre quoi que ce soit aux dynamiques psychiques, individuelles ou groupales, aux contextes culturels et aux représentations des soins psychiques. Savoir suivre à la lettre les guides et connaitre les standards internationaux agit comme un gage d’expertise. « On ne se trompera pas ! » Telle est la croyance, l’idéologie, l’illusion dominante.
Protocole et procédures, entre borborygmes et effet contenant
Les « policies and procedures » sont conçues pour influencer et déterminer les décisions et actions importantes. Les activités aussi dans le champ de la santé mentale se déroulent dans les limites que « procedures and policies » fixent. Les procédures sont les méthodes, modèles ou outils, spécifiques souvent recommandés « parce qu’evidence-based4 » utilisées pour exprimer les politiques mises en action dans les opérations quotidiennes de l’organisation. Ensemble, les politiques et les procédures garantissent qu’un point de vue défendu par l’organe directeur d’une organisation ou d’un bailleur de fonds est traduit en étapes qui aboutissent à des résultats attendus.
Les « guidelines » (Sphere, IASC5 et autres) encadrant largement les interventions humanitaires sont annoncés comme des minimums standards et si chaque guide s’ouvre sur un préambule disant la nécessaire adaptation au contexte et à la culture, il en va tout autrement dans la pratique. Ils sont bien plus souvent appliqués à la lettre, sans distance critique dans leur utilisation, avec, pour seule adaptation culturelle, le fait d’être traduit à la lettre dans des langues supposées locales. Les concepts qui pourraient y être associés, la diversité des représentations de la vie psychique et autres notions ou sous-entendus ne sont pas mis au travail. La traduction est trahison, elle est littérale, et non conceptuelle.
Affublés de noms barbares faits d’acronymes, ces guides, accompagnés d’outils, ont envahi les champs des pratiques et politiques de santé, de protection et de fait de la santé mentale.
Ainsi, un projet de soutien psychologique aux réfugiés ou déplacés internes devra être formulé en termes de MHPSS6 (ou santé mentale et soutien psychosocial en français) se référant à SPHERE et à IASC, contenir des indicateurs/objectifs SMART7 (specific, measurable, achievable, relevant, timebound (ou « trackable and targeted »), s’appuyant sur des modèles proposés/imposées par l’OMS, UNHCR, UNICEF ou d’autres organisations, qui s’appellent MhGap, MHPSS pyramide intervention, IPT, PM+, Self help +, PFA8 et j’en passe. Et selon qu’on s’intéresse aux adultes, aux enfants ou aux aidants, on peut trouver autant de déclinaisons de ces mêmes modèles.
Ces modélisations sont conçues (selon les rédacteurs) pour être utilisables partout dans le monde, puisque basées sur des données probantes. Le mot est lâché : ils ne sont donc pas discutables.
Pourtant, il y aurait beaucoup à discuter sur les méthodes de recherches et de validations adoptées par les porteurs de ces outils, pour en faire des outils « evidence-based ». Cela fera peut-être l’objet d’une discussion méthodologique ultérieure.
Ainsi, les ONG sont dans une collaboration/compétition9 autour de la rédaction de ces guides, notamment du fait que leurs contributions augmentent leur crédibilité auprès des bailleurs de fonds et font d’eux des « experts de la question », peu importe le niveau « d’expertise », et la légitimité des personnes qui participent à ses grandes messes institutionnelles.
Les standards alimentent l’illusion d’une humanité uniforme à défaut de penser l’universel, à défaut de traiter le semblable et le différent.
Ce processus d’uniformisation des pratiques restreint considérablement l’espace nécessaire à des formes de créativité, plus dangereusement, il fait fi d’un quelconque travail de la demande. Pas de place pour le bricolage, telle est l’injonction des donneurs d’ordre. Le bricolage « lévi-straussien » (Lévi-Strauss C., 1962) est renvoyé à ce qu’il a de « non basée sur des données probantes ».
Certes, on pourrait penser que la créativité se trouve dans la production de ces guides, mais à y regarder de plus près, ils ne sont que remake, à la manière d’un film américain, qui dépouillerait la version originale de toute la profondeur de l’histoire, pour en faire un bel objet technique, un mode d’emploi, vidé de tout son contenu. Cet objet perd ainsi toute sa pertinence d’outil de travail à visée harmonisante pour devenir un instrument de l’uniformisation, un formulaire en ajoutant à la désubjectivation des bénéficiaires.
Auto-engendrement
Ainsi en est-il du guide PFA ou encore de la pyramide d’intervention IASC qui, sans le dire jamais, se réfèrent à la psychologie humaniste de Carl Rogers sur la relation d’aide, ou à la pyramide des besoins de Maslow. Mais nulle part n’est mentionnée cette appartenance, cette histoire. Je ferai ici un premier parallèle : en situation de conflit, l’histoire est bouleversée et ses traces directement l’objet d’attaques (les Bouddha d’Afghanistan, les mausolées millénaires de Tombouctou, ou encore les pillages de la cité antique de Palmyre). Des pans entiers de l’histoire sont réécrits par les nouveaux maîtres du jeu qui tentent de mettre en scène un ordre nouveau, auto-engendré.
Comment ne pas voir là un premier effet de résonance entre ce que traversent les civilisations en crise, et les modes d’intervention humanitaires. Les profondeurs de champs s’abrasent et disparaissent.
Le plus souvent, le champ de l’humanitaire et le champ de la recherche, et d’autres types de pratiques, ne communiquent pas. L’expertise développée dans des ailleurs à partir de pratiques similaires ne fait pas ressources. L’humanitaire semble pris dans une compulsion de répétition, un mouvement circulaire à l’image d’un auto-engendrement incessant qui jamais ne permet d’accéder à une symbolisation suffisante, un déplacement topique qui soutiendrait l’élaboration du trauma, l’élaboration de la différence.
Les guides réinventent l’écoute empathique ou encore les violences domestiques, les traumas, pour n’en proposer que des modèles d’intervention, des outils. Ces objets sont étranges et simplistes : par la volonté des rédacteurs de les rendre accessibles au plus grand nombre, ils en deviennent uniformisants, réducteurs. La psychologie est réduite à l’état de technique, d’outils : PM+, Thinking Healthy, self help+, self care, qui deviennent des marques déposées (comme on ne dit plus une paire de chaussures de sport, mais des Nike) et deviennent les outils d’une pensée unique, globalisante.
Si V. Hugo pensait que « la forme est le fond qui fait surface », alors à quel point le souci d’harmonisation de la forme témoigne de la fragilité, la labilité et de la diversité du fond ? Je reprendrai plutôt de façon provocatrice sans doute, cette citation de L. Martinez : « Entre fond et forme, la forme est la compétence des incompétents ! », tant il semble que l’importance de la forme masque les manques conceptuels du fond.
La première justification donnée à cet ensemble est celle de la temporalité : temporalité de l’urgence, mais aussi temporalité des professionnels, car les organisations d’aide internationale tiennent par les procédures et non par les personnes qui l’habitent, puisqu’elles ne font que passer. L’institution n’aurait d’autres choix, pour garantir un minimum de continuité, que de définir des procédures, d’établir des guides que les professionnels sont sensés se contenter de suivre stricto sensu pour la survie de l’institution. La tâche primaire du soin est détournée au bénéfice de la satisfaction du système.
Je perçois dans la production de ces nombreux guides un effet des violences non élaborées, un effet des impossibles à penser auxquels se confrontent tous les acteurs du champ humanitaire. Ces standards et protocoles internationaux représentent une tentative de contenir les effets de meurtre, de destruction sur les groupes, les liens et les individus, de ces situations de violences collectives et de la destructivité agie. Ces guides et procédures sont souvent brandis tel un fétiche, objet contraphobique, à l’image d’une gousse d’ail, brandie pour contrer le mal qui pourrait prendre possession de soi.
Ces guides manifestent l’absence, ou la négation, par l’industrie humanitaire (Choumoff A., 2011), de méta-cadres qui auraient valeur d’organisateurs sociaux. Les institutions érigent là des processus sans sujet (Kaës R., 2012) en valeur idéologique comme défense face au trauma et ses manifestations. Ensuite, là où il y a volonté tyrannique d’uniformisation, il y a négation/déni des différences et de ce qu’elles permettent, dans la rencontre, de bricolage et de créativité.
Ainsi cette production de guides témoigne, à mon sens, des mouvements psychiques archaïques défensifs en jeu dans le travail des différences fondamentales. Elle signe la non élaboration du travail du négatif, elle agit le meurtre de la pensée par effet d’abord de répétition, mais aussi d’emboitement.
Enfin, il n’y a qu’un pas pour penser que ces guides sont surtout la conséquence d’angoisses, de vécu d’impuissance non élaborées des intervenants/expatriés face à l’ampleur du trauma : ils se doivent de faire quelque chose car l’injonction leur en est faite, injonction nourrissant la position héroïque.
Les ONG ne répondent pas à une demande formulée et élaborée en tenant compte d’un contexte et des ressources, mais elles projettent leurs représentations des besoins, et les guides entretiennent l’illusion d’une réponse adaptée.
La question est donc aussi de traduire la demande à laquelle ces guides tentent de répondre, lorsqu’ils semblent plus tôt être le fruit d’une globalisation à marche forcée. Ces guides édictent des principes d’action, sensés couvrir les besoins des personnes, des institutions, oubliant que la façon d’exprimer une demande est différente en fonction des personnes et contextes, que l’adresse de cette demande n’est pas non plus « standardisable ». Dans la réalité, elle reste multiple et complexe, et là encore le bricolage peut exister.
Il reviendrait donc aux professionnels sur le terrain en étroite collaboration avec les personnes en besoin, de construire, d’inventer des projets et dispositifs qui répondent aux besoins des bénéficiaires mais surtout, de s’assurer d’entendre la demande dans toutes les dimensions dans lesquelles elle s’exprime et à laquelle elle se réfère : culturelle, sociale, religieuse. Alors, il deviendrait possible d’inventer des ponts symboliques entre les représentations de la vie psychique, entre les différences en jeu dans ces espaces de travail afin qu’elles dialoguent.
Et le psychologue dans tout ça ? Quelle place pour la créativité ?
Un professionnel de la santé mentale, un clinicien, trouvera dans ces guides un ensemble de lieux communs, vide de tout intérêt, tant la simplification est à l’extrême. Mais surtout, du fait de leur vulgarisation dans le milieu humanitaire, le psychologue clinicien se trouvera dans une perpétuelle position de conflit :
- au niveau institutionnel : être continuellement interpellé pour s’en tenir aux guides ; ou alors, se risquer à résister au rouleau compresseur de la machinerie Nations unies et leurs procédures de bonnes conduites à tenir, pour inventer inlassablement des façons d’instrumentaliser ces guides/outils et défendre la vie dans toutes ses formes d’expression, même pathologiques,
- au niveau des pratiques cliniques : devoir sans cesse justifier de son expertise dans sa pratique clinique et dans sa pensée sur les situations rencontrées, ou alors juste montrer qu’il maîtrise ces guides un peu mieux que la moyenne de ses collègues pour justifier son titre d’expert.
Le psychologue est lui aussi l’objet d’une instrumentalisation. Il est souvent mis en position d’être la caution institutionnelle de l’ONG qui décide d’introduire des projets de santé mentale dans ces activités, bien que se référer aux guides puisse permette à l’ONG de se dispenser de cette caution.
Le psychodynamicien s’expose alors au risque d’être dépossédé de la singularité de sa position, de ses outils, de son travail. Élaborer des dispositifs qui répondraient à des demandes, ou encore improviser du groupe d’une séance à l’autre, en se laissant guider par la chaine associative ne peut se faire qu’au prix d’une manipulation des systèmes. Là est l’essentiel du travail de créativité et de résistance. La créativité est associée à une position clandestine.
La créativité tiendra d’abord dans la capacité du clinicien à se distancier des guides pour « être au chevet » d’un sujet, et à inventer des façons de travailler de manière adaptée à la situation contextuelle, avec les patients. Ensuite le tout devra être traduit dans le langage du système, au moment de rendre compte de l’activité. La créativité à cette étape du type de travail consiste alors, en grande partie, à réinventer des façons de dire ce que l’on fait, pourquoi on le fait et comment on le fait. Il faut à la fois pouvoir le dire en renouvelant sans cesse les mots pour les traduire encore en termes de projet, objectif, indicateurs et résultats, les rendant ainsi intelligibles pour les autres (collègues, bailleurs de fonds). Il s’agit de maîtriser suffisamment la langue de l’autre, techno-bureaucrate, pour le rassurer sur le fait qu’on va faire comme c’est édicté : ainsi, un groupe de parole devient une session de psychoéducation par exemple.
La construction d’une approche clinique adaptée aux besoins psychiques des bénéficiaires ne fait plus partie des attendus. Là est le travail clandestin.
La créativité repose aussi, du point de vue clinique, sur la rencontre et la capacité de travailler hors cadre. Par hors cadre j’entends hors des cadres définis par ces protocoles. Penser une clinique de bas seuil, aller vers, entendre et élaborer une demande, penser des dispositifs adaptés… Autant d’évidences qui n’en sont plus, mais qui doivent être considérées si l’intervenant en santé mentale ne souhaite pas se trouver trop loin de ce qui constituerait pour les bénéficiaires un cadre de soin adapté à la mesure de leurs situations et de leur contexte.
Dans ces contextes humanitaires, le temps de cerveau disponible au quotidien pour penser, se réduit à peau de chagrin, tant, à défaut de penser l’urgence, tout se vit dans l’urgence. Bricoler, c’est aussi se « trouver-créer » des temps et des espaces de disponibilité pour penser par exemple, en quoi le nombre de « policies and procedures » développés par une ONG serait un indicateur de son incapacité institutionnelle à gérer, métaphoriser les effets des violences des terrains d’intervention, et plus quotidiennement, les effets de rencontre avec diverses formes de différences comme mentionné auparavant. Rencontres avec des systèmes politico-socioculturels différents, différences de représentations d’un Soi, d’un autre, du groupe, différences de la place du sujet par rapport au groupe, etc.
Pour conclure
Développer toujours plus de guides vient me semble-t-il en réaction aux dynamiques psychiques de la rencontre, en écho avec des formes de meurtre agies dans les violences collectives, et agissent le meurtre de la pensée, des idées dans un contexte d’intervention fait de destructivité. La précarité que l’on retrouve à tous les niveaux dans les terrains humanitaires est ici très liée aux dynamiques de survie. Les mécanismes de survie auxquels s’associe une immédiateté en toutes choses ne concernent pas seulement les victimes d’un conflit ou d’une catastrophe, elles concernent aussi les institutions et les professionnels par effet de résonance, d’emboitement (Pinel J.-P., 2011). Cet ensemble se définit par des expériences de déliaisons mortifères (Nayrou F., 2011), en conséquence à des drames de masses.
Ainsi, le lien social, ancré dans la culture (et par là même les formes d’alliance thérapeutique), qui a pour fonction d’inclure le sujet par et dans un tissage étayant qui le fait exister comme sujet et qui lui donne une identité reconnue par l’autre, ne peut plus remplir sa fonction, dans la mesure où le lien devient un objet-chose codifié qui doit suivre les étapes du case management tel que prescrit dans les guides.