« Bricoler », bidouiller, ajuster, arranger, faire en sorte de préserver les fragiles équilibres qui sous-tendent nos liens et les dispositifs qui nous permettent d’accomplir nos tâches au quotidien : de telles dynamiques apparaissent plus que jamais nécessaires. Dans un monde contemporain caractérisé par le morcellement, la rigidification, la massification et la sursaturation, où les procédures se multiplient de façon exponentielle, envahissant l’ensemble de la sphère du travail, tout autant que l’organisation des liens sociaux – du fait de la digitalisation du monde – il s’agit de veiller à préserver et à potentialiser les processus où se fabrique de la transitionnalité, de trouver-retrouver sans cesse du « jeu ».
Peut-être convient-il, du reste, de nous remémorer ce qu’en disait celui qui a donné ses lettres de noblesse à l’art du bricolage, Lévi-Strauss en 1962 (p. 31) :
« La règle de son jeu [au bricoleur] est de toujours s’arranger avec les “moyens du bord”, c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. »
Le précédent numéro de Canal Psy (no 127) « Éloge du bricolage », sous-titré « Clinique et soin », développait un certain nombre de contributions et de témoignages dont une première forme avait vu le jour à l’occasion du colloque international du même nom « Éloge du bricolage dans un monde en voie de standardisation. Formation, travail, institution1 ». Elles permettaient de prendre la mesure de l’indispensable de ce travail d’humanisation que réalisent les sujets au jour le jour afin d’aménager le monde et de permettre qu’il demeure habitable et source de plaisir partagé, malgré les inévitables mouvements de « clôture » dont il est simultanément le lieu. Le présent numéro de Canal Psy « Éloge du bricolage. Social et institution » s’inscrit dans la continuité de ce travail de reprise, et permet de témoigner de l’inventivité des professionnels, individuellement et groupalement, dans la pluralité de leurs appartenances professionnelles et institutionnelles, et la multiplicité de leurs champs d’interventions.
Côté « clôture » lors de la précédente parution, les relations sociales, tout autour du monde, étaient déjà mises à rude épreuve, les sujets étant conviés à modifier radicalement et en urgence leurs manières d’être ensemble au travers des différents épisodes de confinements et des nouvelles règles de distanciations sociales2. Or nous voici entrés à présent dans un contexte où la menace vient de migrer du côté de la destructivité la plus radicale. Le spectre de l’anéantissement a en effet été revigoré avec la menace explicite de l’utilisation de la puissance atomique, et donc d’une guerre sans limite. L’incertitude et les angoisses corrélées tendent dès lors à se faire vertigineuses. Nous n’aurions pas imaginé, il y a quelques semaines de cela, sauf à jouer les Cassandre, à quel point le monde (et les équilibres géopolitiques) allai(en)t être « chamboulé(s) : avec l’invasion de l’Ukraine par Poutine et son armée, l’Europe devenant le théâtre d’une nouvelle guerre, en danger de dégénérer en conflit mondial. Et ce, dans un temps où l’urgence climatique ne parvient toujours pas à imposer son calendrier.
Vivre dans un tel monde requiert de chacun nous, individuellement et collectivement, de cultiver notre manière de nous maintenir vivants et créatifs dans le lien. Face aux défis actuels nous n’avons d’autre choix que de réhabiliter la dimension « politique », celle qui nous permet de « vivre ensemble », sans être dupe du potentiel de destructivité inhérent à l’humanité de l’homme. Savoir cette propension est cela seul qui permet d’en limiter la portée, poussant à travailler, à notre mesure, à investir le monde et à investir le lien.
