Vécu de la culpabilisation, sens et enjeu des infractions de langage chez le jeune délinquant : analyse d’un cas

DOI : 10.35562/canalpsy.3492

p. 40-47

Plan

Texte

Introduction

L’expérience vécue par certains enfants orphelins en famille d’accueil comme la malnutrition, les mauvaises conditions des institutions et le manque de stimulation mettent leur développement à risque (Judge S., 1999). Ce contexte relationnel apparaît donc comme un facteur clé dans la trajectoire de vie des enfants. Dans ce contexte où l’individu est identifié et reconnu comme celui à l’origine de tous les maux de la famille d’accueil, la culpabilisation apparaît comme mode d’interaction communicationnel. C’est le cas de l’adolescent au cœur de cette étude.

L’infraction de langage de cet adolescent serait comprise ici, comme une information transmise dans l’intention de modifier la réaction de son interlocuteur afin de le tromper et de le contrôler. Ainsi, cette discordance entre le « dire » et la « pensée » du délinquant apparaît comme caractéristique de sa personnalité et dont l’une des facettes est l’expression des actes antisociaux. Klein M. (1959) décrit pour sa part les mécanismes de défense mis en jeu par le Moi pour lutter contre l’angoisse. La déformation de la vérité renvoie pour cela au sens perçu, à un symptôme de la défectuosité d’une organisation interne à laquelle le sujet cherche à s’adapter en lien avec les disfonctionnements de l’environnement.

Les infractions de langage semblent correspondre aux actes de communication adressés à l’autre qui doit en déchiffrer le sens et la signification. Le jeune délinquant qui cherche par tous les moyens à berner son interlocuteur ne vise pas la vérité au sens de l’intercompréhension. Or, selon les deux approches théoriques essentielles convoquées dans ce cadre et qui permettent d’expliquer l’importance de la communication dans la vie des êtres humains, la communication vise un but autre.

Pour la théorie de l’analyse existentielle de Binswanger L. (1971), la communication interpersonnelle apparaît comme une dynamique de l’intersubjectivité dont l’espace intersubjectif consiste en des liens réciproques, des «  va-et-vient  » entre deux subjectivités et des «  retours  » sur chaque subjectivité (feed-back). Alors les infractions de langage apparaissent comme un système de valeurs qui porte et oriente le cours de l’existence du jeune délinquant. Et ce système de valeurs provoque la destruction de soi et des autres à travers une communication « distortionnelle ». La manifestation de l’être au monde apparaît comme un acte de communication subjectif (interpersonnel) qui s’adresse à l’autre. L’infraction de langage semble un moyen de communication dans la manifestation de l’être de la personne et l’agir communicationnel, apparaît donc comme l’élément structurant ces rapports intersubjectifs qui oriente les actions humaines.

La théorie de l’agir communicationnel de Habermas J. (1987) fait référence au rôle médiateur et régulateur que le langage exerce dans toute action humaine. L’agir communicationnel s’opère sur la base d’un monde vécu, constitué par les préconnaissances indifférenciées qu’élabore tout sujet, avec des spécificités pour le délinquant dans ses rapports au monde dans lequel il vit. C’est donc cet agir, visant l’intercompréhension qui réalise la fusion des processus de représentation et de communication (Peirce C.S., 1931). L’activité langagière semble l’instrument de l’intercompréhension humaine, car elle constitue la matérialisation d’un agir communicationnel sur la base duquel l’évènement-action se transforme en action sensée. Si l’agir communicationnel empêche l’intercompréhension, on parle de distorsion communicationnelle.

C’est ainsi que la communication vise la transmission des intentions perceptibles par l’autre. Mais chez le jeune délinquant plus que chez toute autre personne, cette communication qui vise à masquer ces intentions réelles prend plus de place. Les infractions de langage tiennent forcément un rôle dans la réalité communicationnelle du jeune délinquant. D’où le problème de la fonction des infractions de langage dans la réalité communicationnelle du jeune délinquant. À ce problème s’allie l’hypothèse que le sens et l’enjeu des infractions de langage chez le jeune délinquant se comprennent par le truchement de la culpabilisation vécue. À travers cette étude, nous voulons poser toute infraction de langage comme un acte de communication c’est-à-dire une information, un message permettant d’interagir avec l’environnement. Un enfant qui produit des infractions de langage ne serait-il pas simplement en train de réagir d’une manière inadaptée à une communication inadaptée de la part des adultes  ? Nous tenterons donc d’appréhender les infractions de langage qui donnent sens aux productions langagières du jeune délinquant comme amplifiées par des facteurs évènementiels vécus (culpabilisation).

1. Méthodologie de l’étude

Pour mener cette étude, nous avons opté pour la méthode clinique d’étude de cas, qui est avant tout destinée à répondre à des situations concrètes de sujets. Elle se centre sur le cas, c’est-à-dire sur l’individualité et elle refuse d’isoler des informations, et tente de les regrouper en les replaçant dans la dynamique individuelle (Fernandez L. & Pedinielli J.L., 2006).

1.1. Outil de collecte des données

L’entretien clinique d’explicitation a servi d’outil de collecte des données dans cette étude. C’est un outil développé par Vermersch P. (1994) pour faciliter et provoquer le «  réfléchissement  » des savoirs tacites. Elle aide le sujet à prendre conscience de sa démarche dans l’action et à la corriger le cas échéant. Ainsi, elle place le sujet dans une position de parole, il devient capable de revivre son action et d’en décrire le vécu. Le savoir tacite recherché se découvre dans ce vécu de l’action.

1.2. Outil d’analyse des données

Nous avons opté pour l’analyse phénoménologique descriptive, parce qu’elle propose d’élucider le sens d’une expérience telle que vécue par la personne qui en décrit explicitement le phénomène. Nous voulons surtout accéder à l’expérience authentique, au monde originellement vécu par lui, dans le but d’interroger sa signification (Giorgi A., 1997). Cette analyse résulte de la méthode phénoménologique développée par Giorgi A. (2009). Nous voulons comprendre la signification, la description des infractions de langage uniquement sur la base de ce qui est présenté dans les données (Giorgi A., 2009).

2. Présentation du cas et son histoire

Henri, 17 ans d’âge est élève dans un établissement d’enseignement technique de la ville de Douala où il est inscrit en classe de 2nd. Il n’a pas connu ses parents biologiques et a grandi au milieu de 30 autres enfants dans un orphelinat de la ville. Il considère de ce fait, ces enfants comme ses frères et sœurs, la directrice de l’orphelinat comme sa mère. Il se fait renvoyer de l’orphelinat pour problèmes relationnels. Depuis 6 mois, il est pensionnaire d’un foyer de resocialisation et de scolarisation. Il présente des brûlures de second degré sur les bras. Il apparaît calme, concentré, curieux, détendu, méticuleux et très cohérent dans son expression.

Henri a eu des différends avec l’une des filles biologiques de la directrice lors d’une bagarre entre deux de ses petits frères. Le mari de cette dernière a battu l’un d’eux d’une manière qui n’a pas plu à Henri. C’est alors que l’une de ses sœurs a pris un couteau pour s’automutiler, Henri a récupéré celui-ci et s’en est allé déchirer les vêtements de la fille de la directrice. S’étant fâchée, elle a demandé à sa mère de choisir entre elle et Henri, d’où son renvoi de l’orphelinat. La directrice a ensuite fait appel aux affaires sociales, la raison donnée pour son renvoi c’est qu’il avait dépassé l’âge réglementaire pour continuer à vivre à l’orphelinat. S’en est suivi son placement provisoire dans un centre social à New-Bell Bassa. Ensuite s’en est suivi un second placement au foyer de Nylon-Brazzaville. Les accusations portées contre lui renvoyaient à la délinquance, la toxicomanie, le vagabondage et le vol. 

Henri fait comprendre que la fille de la directrice volait les choses dans le magasin de l’orphelinat pour aller vendre et parfois, elle l’accusait souvent à tort. Quand elle volait, il la voyait et la dénonçait auprès de la directrice, celle-ci rétorquait : «  c’est parce qu’il ne m’aime pas qu’il fait ça ». Elle l’accusait de fumer alors que lui, il déclare le contraire. Et depuis cette affirmation, il dit : «  qu’il restait seulement à la maison pour rester ». Et la directrice l’accusait aussi de vouloir ternir l’image de l’orphelinat, qu’il veut faire fermer l’orphelinat. Qu’il est toujours en train de semer la zizanie entre ses filles et elle.

Henri déclare que parfois, pour protéger ses petits frères contre la sanction, il acceptait que ce soit lui le voleur. Pour le punir, on chauffait de l’eau, on y mettait du piment et lui versait cela sur le corps. Parfois, on le fouettait sans caleçon et lui demandait d’aller nu vider la poubelle. Tout ceci, accompagner d’insultes ainsi que de la déclaration selon laquelle la directrice n’est pas sa mère. Il dit que la directrice était au courant de tout ce qui se passait, mais elle se taisait et qu’en cas de vol, c’est lui qui était le premier interpellé. Pendant ce temps, même la fille de la directrice responsable du vol l’accusait. Quand Henri a vu que les filles volaient et qu’on l’accusait, il s’est chargé de voler ce que volaient ces filles. Elles ont commencé à dire à leur mère qu’il ne doit plus vivre à l’orphelinat parce qu’il veut montrer qu’il a grandi. Et la directrice prenait toujours le parti de ses filles en affirmant qu’elles ne volent pas.

Pour Henri, tout cela le faisait réfléchir, il a commencé à aimer la philosophie et a compris qu’un mal peut se transformer en bien. Qu’il pouvait en tirer profit. Quand il restait calme dans son coin pour réfléchir, la directrice lui disait qu’elle a la certitude qu’il est en train de planifier un vol. Henri dit que c’était normal qu’elle pense ainsi, car sa seule motivation était son petit frère avec qui ils sont arrivés à l’orphelinat, sinon il se serait déjà suicidé. La directrice est même allée jusqu’à garder son acte de naissance en disant qu’il l’a pris pour aller le cacher ou pour le donner à quelqu’un d’autre. Lorsqu’elle a retrouvé son acte, elle lui a dit qu’elle l’enverrait par le canal des affaires sociales, chose pas encore faite jusqu’à présent.

Henri dit avoir évité par tous les moyens les filles de la directrice pendant leur présence à l’orphelinat. Quand elles y venaient, ça l’énervait, mais qu’elles faisaient partir de son destin. Il partait souvent marcher et quand il rentrait, elles lui disaient que tu es parti retrouver tes amis «  nanga boko  » (enfant de rue). C’est pour une histoire de 2000 FCFA qu’avec l’un de ses petits frères, ils se font brûler à l’acide par l’un des fils (ancien pensionnaire de l’orphelinat) de la directrice, ceci avec sa permission. Et qu’il était obligé de valider la version de la directrice auprès des médecins, en affirmant que c’était un accident, pour la simple raison qu’il ne voulait pas donner raison à cette dernière. Elle avait l’habitude de lui dire qu’il veut qu’on ferme l’orphelinat. Or, s’il avait dit la vérité, on aurait fermé l’orphelinat pour maltraitance. Car, les habitants du quartier voulaient la poursuivre en justice à la suite de cet incident et avaient déposé une plainte contre elle. Son frère et lui valideront par la suite la thèse de l’accident auprès des officiers de police judiciaire.

3. Analyse des résultats du cas

Cette analyse vise à relever les infractions de langage contenues dans les extraits langagiers du cas. Elle vise entre autres à décrire les infractions de langage qui apparaissent dans ces productions langagières tant au niveau verbal qu’au niveau non verbal. Ceci est fait dans l’optique de mettre en évidence la fonction qu’elles occupent au moment de leurs productions. Pour ce qui concerne les infractions de langage exprimées au niveau verbal, l’on observe les indicateurs suivants :

  • la roublardise : « ou bien quand je sortais souvent, on vient me demander que tu es parti où ? Au lieu de dire là où j’étais, je disais que j’étais ailleurs ». L’infraction de langage vise ici à se protéger contre la sanction ;
  • le mensonge : « les médecins nous ont posé les questions, mais, nous-même on disait toujours que c’était l’accident parce que le quartier avait déjà porté plainte contre eux » ; « quand je prenais leur argent et que je mentais, je disais que ce n’est pas moi qui ai pris ». L’infraction de langage ici vise à se protéger contre la culpabilisation et contre la sanction ;
  • le déni de la vérité : « quand je prenais l’argent des filles, directement on venait me demander parce qu’on savait déjà que c’était moi et moi, je disais que non ce n’est pas moi qui ai pris » ; « on m’a dit que c’est toi qui as pris. J’ai dit que non. On m’a dit que tu as tout pris ce que j’avais, que c’est notre argent que tu as pris », « j’ai continué à dire que non ce n’est pas moi, ce n’est pas moi ». L’infraction de langage ici vise à défier les filles de la directrice d’une part et d’autre part les punir par rapport à leurs comportements vis-à-vis de lui.

Pour ce qui concerne les infractions de langage exprimées au niveau non verbal, l’on observe les indicateurs suivants :

  • le silence trompeur : « depuis qu’elle a dit ça, moi je restais seulement à la maison pour rester », « quand elles disaient ça, parfois j’avais envie de les manquer du respect, mais je me suis toujours retenu ». L’infraction de langage ici vise à se protéger contre la douleur ;
  • la gestuelle inadaptée : « je prends et en partant remettre, elle me voit comme je remets, mais dans sa tête c’est que je voulais voler, elle m’a attrapé » ; « après, je commençais à les voir, je ne parlais plus ». L’infraction ici vise à se protéger ou à protéger autrui.

D’après ces extraits d’entretien, les infractions de langage apparaissent effectivement dans les productions langagières du cas, ceci à la suite de son vécu. Cette culpabilisation vécue apparaît effectivement dans les productions langagières du cas. Il était considéré comme le voleur de l’orphelinat, le «  nanga boko  », le fumeur, celui qui veut montrer qu’il a déjà grandi et comme celui qui «  fait la tête  » (le têtu). Et quand il veut s’exprimer, on lui rétorque : «  et quand je veux me défendre, leurs mots c’est “mouf” ferme ta bouche  ».

La description des faits issus des extraits langagiers du cas permet de comprendre la culpabilisation vécue qui rend compte des infractions de langage relevées chez le cas. L’on peut encore relever dans ces extraits langagiers que :

  • ce sont ses expériences de culpabilisation vécue qui justifient ses mensonges « quand les filles volaient on m’accusait, quand maintenant elles volaient l’argent de leur mère, moi je venais maintenant voler chez elles » et « quand on me demandait, je niais seulement pour nier, car on savait déjà que c’est moi ». Ce comportement visait à sanctionner ces filles ;
  • ses expériences de culpabilisation vécue ont contribué à développer chez lui cette propension à commettre les infractions de langage « quand je voyais que j’étais innocent et on me faisait un truc, moi, ça développait plutôt mon esprit ». Son comportement ici visait à défier l’autorité des filles de la directrice ;
  • ce sont les mensonges dont il a été victime qui pourraient justifier les siennes dans la mesure où cela lui permettrait d’éviter la sanction « elles pouvaient s’asseoir comme ça, elles mentent que non, je suis venu, je les ai manqués le respect et leur grand frère lui, il n’aime pas alors quand on manque le respect à ses aînés » ; « la manière dont on va te traiter lorsque tu vas avouer, mieux tu mens » ;
  • c’est le fait d’avoir fait l’objet des accusations injustes (culpabilisation) qui l’a poussé à poser les actes en lien avec ces mêmes accusations plus tard. Ceci pour que, lorsqu’on l’accusera, même s’il nie (infraction de langage), qu’au moins on ne l’accuse pas pour rien « je prenais parce qu’elles-mêmes, elles prenaient, elles m’accusaient et quand je disais non, c’était seulement pour dire non, pour mentir ».

Ses infractions de langage lui permettaient non seulement de se protéger des filles de la directrice, mais également de les défier et de les sanctionner. Cette analyse nous a permis de décrire le vécu authentique du cas. Nous pouvons affirmer que le vécu de la culpabilisation au sein de la famille a permis de rendre compte de la fonction des infractions de langage chez le jeune délinquant. Ces infractions de langage exprimées tant au niveau verbal qu’au niveau non verbal nous ont permis de mettre en évidence ses trois fonctions principales à savoir la protection, la défiance et la punition.

4. Interprétation des résultats

La réaction d’Henri dans une situation s’explique par la manière avec laquelle les filles de la directrice ont réagi envers lui par le passé. Ceci explique pourquoi il a tendance à justifier son comportement en se référant aux situations antérieures. Ces évènements apparaissent comme des vécus antérieurs réels ou imaginaires qui ont ponctué sa relation au monde. Henri puise dans sa mémoire constituée d’expériences pour s’adapter dans une situation d’échange communicationnel précise. Ces expériences renvoient aux situations conscientes vécues dans sa vie relationnelle. Donc les informations qui proviennent de son passé lui servent dans un cadre communicationnel donné pour orienter le sens de l’échange. Le fait d’avoir accepté sur lui les fautes d’autrui (la personnalisation qui renvoie à une distorsion cognitive) a contribué à alimenter sa culpabilisation par des bourreaux.

Les infractions de langage organisent le sens (subjectif) de l’échange communicationnel. Ces organisateurs de sens possèdent une intention que le jeune délinquant cache ou exprime, mais dont son interlocuteur ne perçoit pas. L’incapacité de ces interlocuteurs à percevoir ses intentions à travers sa façon de communiquer apparaît comme le premier élément fondateur de la constitution de son répertoire subjectif (expériences vécues). C’est dans ce répertoire subjectif qu’Henri choisit les informations (infractions de langage) qui lui permettent d’interagir avec son entourage. Ces infractions de langage possèdent en effet un triple rôle : un rôle de protection, un rôle de punition et un rôle de défiance.

Le rôle de protection permet au jeune délinquant de se préserver d’une sanction éventuelle. Dans le cadre de la confrontation d’Henri avec les faits qui lui sont reprochés, les infractions de langage renvoient à un moyen efficace utilisé pour confondre voire pour perturber son interlocuteur. Ceci pour échapper à la sanction qui découle de l’acte posé. Il se sert des infractions de langage pour se justifier, nier la vérité ou détourner l’attention de son interlocuteur afin d’échapper à sanction. Dans certains cas, l’infraction de langage ne possède pas une intention perceptible, mais renvoie au contraire à une erreur c’est-à-dire une mauvaise connaissance de la vérité ou encore une méconnaissance de la vérité. C’est ainsi que le jeune délinquant peut être convaincu que, ce qu’il affirme est vrai alors qu’il se trompe, tout simplement parce qu’il possède une information erronée sur le fait. Dans ce cas, lorsqu’il prend conscience de cette non-véracité, il n’a plus qu’à mentir, c’est-à-dire soutenir cette version dans l’optique de protéger son égo.

Le rôle de punition que jouent les infractions de langage se manifeste dans ce qu’on pourrait appeler le « mensonge sanction  ». C’est en effet d’une situation où le jeune délinquant formule un mensonge dans l’optique de se venger d’une autre personne, de nuire à autrui parce que ce dernier lui aurait causé un tort. On rencontre dans ce cas les accusations injustes, les calomnies qui ont pour but de faire du mal à autrui. C’est une forme de sadisme verbal qui consiste à éprouver du plaisir à nuire verbalement ou à dire un mensonge sur autrui et en éprouver un certain plaisir.

Dans son rôle de défiance, les infractions de langage permettent au jeune délinquant de provoquer autrui, de le mettre au défi afin de juger de ses capacités et de se comparer à lui. En effet, le jeune délinquant veut jauger les capacités de l’autre et le maintenir dans une posture d’infériorité. Cela lui permet en fait de maintenir sa supériorité dans le contrôle émotionnel de l’autre avec qui il interagit. Cette défiance lui permet aussi de se confronter aux situations difficiles et de jauger sa capacité à les surmonter et surtout à les gérer efficacement pour en tirer le meilleur profit. Les infractions de langage servent pour cela au jeune délinquant de marquer son ascension dans le groupe des pairs, lui conférant un statut de leader ou de chef. Il peut ainsi gérer toutes les situations difficiles auxquelles il fait face grâce à sa grande capacité à paraître.

En effet, à la lumière des résultats de ce cas, la culpabilisation vécue par Henri rend compte de la fonction de ses infractions de langage. Ceci nous amène à considérer les infractions de langage comme une réalité dans son existence. Ces infractions permettent de comprendre la nature des interactions qui le lie au monde. L’analyse de cette façon d’«  être-au-mode  » nous permet de comprendre à la lumière de la théorie de l’analyse existentielle de Binswanger L. (1971) que nous sommes confrontés à une existence ponctuée d’interactions communicationnelles intersubjectives basées sur la culpabilisation. Son existence signifiait vivre en interaction avec d’autres «  être-au-monde  » et cette interaction n’est toujours pas allée dans le sens qui aurait favorisé son ascension. Ce lien social qui se manifeste essentiellement par la communication est devenu pour cela le témoignage d’une difficulté existentielle marquée par les infractions de langage observées dans son discours. C’est ainsi que se révèle la vie psychique de ce jeune délinquant à travers son intentionnalité (Husserl E., 2001). Les infractions de langage exprimées par ce jeune délinquant cachent une vie intentionnelle c’est-à-dire une intention qui rend compte de l’expression de ses infractions de langage.

Pour cela, l’intention de ce jeune délinquant vise à punir ou à sanctionner une personne, soit de se protéger, soit de défier un interlocuteur. Donc, cette intention semble apparaître comme l’essence même des infractions de langage et dont la description voire la mise en évidence par ces résultats ont permis d’en saisir le rôle dans l’existence de ce jeune délinquant. Les infractions de langage exprimées par ce jeune délinquant apparaissent comme des «  anormaux  » de l’existence. Elles apparaissent comme des blocages voire des dysfonctionnements existentiels, des anomalies (anormalités relationnelles) qui ont ponctué son existence. Dans ce cas, l’échange communicationnel ne semble plus une rencontre par mutualité des consciences, mouvement des consciences dans le phénomène de la rencontre, mais plutôt expression d’une crise existentielle. L’analyse existentielle a permis de comprendre que les infractions de langage qui ponctuent le discours de ce jeune délinquant renvoient à une forme singulière d’existence et d’«  être-au-monde  ». Cette façon singulière de marquer son existence se manifeste à travers l’expression des infractions de langage et apparaît comme des tentatives subjectives pour trouver un sens à son existence.

Ce jeune délinquant de par ce type de communication influence la manière dont son interlocuteur doit appréhender le monde et par conséquent sa manière de communiquer. En agissant de cette façon il modifie l’état mental de son interlocuteur avec pour intention de contrôler les actions de celui-ci et surtout en le maintenant dans l’illusion du contrôle de ses actions. Dans une telle façon de communiquer, l’échange communicationnel qui vise l’intercompréhension et surtout qui implique la coopération entre les sujets, ne vise plus à atteindre ce but de compréhension réciproque, mais plutôt de contrôler, de manipuler son interlocuteur. Ce jeune délinquant, utilise l’agir communicationnel dans l’intention de «  marionnettiser  » son interlocuteur et vice-versa. Pour ce jeune délinquant, la vérité n’a plus de sens et l’activité communicationnelle a une autre finalité et n’a plus pour objectif l’intercompréhension.

5. Discussion des résultats

Ce jeune délinquant présente des difficultés relationnelles avec les personnes qui auraient pu jouer un rôle de soutien sur lequel il aurait pu prendre appui. Il recherche une reconnaissance et une affirmation à travers la transgression des normes sociales qui devient de fait un moyen d’expression. Ce moyen d’expression met en évidence un langage dans lequel le mot ne veut pas forcément dire la chose. La représentation des choses se met à fonctionner comme la représentation des mots (Dor J., 1985). On note dès lors, une altération du signe linguistique (infractions de langage) dans lequel le signifiant dépend du libre choix du délinquant. Pour cela, il cherche à travers son langage à déformer le contenu du message qu’il adresse à son interlocuteur, ce que Rolo D. (2013) appelle distorsion communicationnelle. Ce jeune délinquant cherche à se soustraire à une communication qui vise l’intercompréhension (Habermas J., 1987) d’où le mensonge et autre infraction de langage. Il verse ainsi dans ce que Rolo D. (2013) a appelé l’aliénation et la pathologie, car sa communication ne respecte plus les prétentions à la validité de l’agir communicationnel (la vérité, la justesse et la sincérité).

Les infractions de langage observées chez ce cas s’inscrivent dans le sillage de la perturbation de l’organisation interne du discours chez le jeune délinquant. Rolo D. (2013) considère la distorsion communicationnelle comme les échecs et les ratés de la communication qui sont produits socialement et qui pèsent sur l’agir communicationnel. Le jeune délinquant fait montre d’un fonctionnement cognitif voire d’une imagination débordante pour la production des infractions de langage. Ceci, contrairement à ce que Larivée S. (1979) affirme lorsqu’il fait comprendre que le jeune délinquant avance gratuitement des énoncés sans souci de vérification [...], il reste presque constamment rivé au concret et nie les conflits présents. Ce jeune délinquant toujours contrairement à Larivée S. (1979) a besoin de faire appel aux opérations formelles dans la production des infractions de langage (mensonge, manipulation, etc.) pour résoudre ses problèmes, c’est-à-dire convaincre son interlocuteur. En effet, ce jeune délinquant cache entre ce qu’il dit et ce qu’il pense, une intention. Cela signifie qu’il peut résoudre des opérations formelles même si celles-ci sont orientées dans un sens négatif (infractions de langage).

Ces résultats montrent que, contrairement à ce que Larivée S. (1979) affirmait, le jeune délinquant fait bien montre d’un fonctionnement cognitif, adapté dans le négatif. Évaluer dans certains cas, on pourrait dire que son intelligence fait défaut (inadaptation sociale). Mais, évaluer son intelligence dans ce type de situation (inadaptation sociale), montre une intelligence, une très bonne capacité d’adaptation dans l’inadaptation sociale. Donc on peut dire que là où l’individu dit normal par la société excelle, l’intelligence du jeune délinquant fait défaut. Ainsi, dans la délinquance, l’individu «  normal  » semble moins intelligent dans cette situation alors que le jeune délinquant fait montre d’une grande intelligence. On peut ainsi dire que le jeune délinquant manifeste son intelligence dans l’inadaptation sociale bien que cette inadaptation sociale pose un problème à la société. Mais comprendre le problème de l’intelligence dans des situations pareilles permet de mieux appréhender les capacités cognitives du jeune délinquant. On peut ainsi dire que l’intelligence du jeune délinquant fonctionne bien dans une situation d’anormalité et moins bien dans une situation de normalité. C’est ainsi que dans la plupart des situations d’échange communicationnel le jeune délinquant active sa mémoire affective en lieu et place de sa mémoire cognitive.

Conclusion

La culpabilisation apparaît comme une arme psychologique, dont certaines personnes qui se disent investies d’une certaine autorité réelle ou imaginaire, utilise pour la manipulation des rapports humains. Culpabiliser l’autre, permet de posséder un certain pouvoir sur lui. Cette arme contribue à détériorer les relations humaines en créant des conflits qui ponctuent les séquences de communication. Elle perturbe l’équilibre interne de la victime et la conséquence, c’est la production des infractions de langage comme dans le cas du jeune Henri, abordé dans le présent travail. Ainsi, les comportements qui en résultent expriment la relation de l’individu avec sa biographie et son milieu, et se présentent souvent pour l’individu, comme la meilleure forme d’adaptation envisagée (De Greef E., 1947). Le jeune délinquant oriente, organise ou adapte ses actions en fonction des significations qu’il accorde aux diverses situations de son existence (Macquet C., 1994). À travers ses productions langagières, son monde prend forme, réalité et consistance en termes de sens ou de significations, le langage apparaît comme ce qui forge ces sens ou ces significations.

Le langage et la parole apparaissent en effet comme l’espace structuré à partir duquel se constitue la structure psychique individuelle (Viry R., 1990). C’est dans cet espace psychique, que chaque individu se manifeste comme un être parlant (parlêtre) et non comme organique, et la communication entre deux êtres s’opère par la médiation du langage (Lacan J. cité par Viry R., 1990). Le langage sert donc de base à nos représentations mentales, car c’est par le langage que l’être humain a pu, en les nommant, détacher des fragments d’expérience pour les communiquer aux autres (Vandendorpe C., 1994). La communication idéale se veut, conforme à des règles mutuellement reconnues par les différents acteurs (Rolo D., 2013). Elle se déroule de façon publique et les significations utilisées doivent paraître reconnaissables par l’ensemble de la communauté linguistique. Or, la culpabilisation apparaît comme le fait des personnes en situation de vide intérieur, de crise existentielle dont le bouc émissaire apparaît comme le support de projection. Ainsi dans une situation d’interaction communicationnelle, le jeune délinquant met en place des stratagèmes avec pour intention de berner son interlocuteur. Ces stratagèmes expriment autant pour celui qui le culpabilise une difficulté en lien avec son existence voire sa réalité vécue.

Ainsi, passer le temps à insulter l’enfant à tout bout de champ, le culpabiliser, le rabaisser à ses yeux et aux yeux des autres, l’étiqueter négativement, etc. pourrait conduire à des comportements réactifs comme les infractions de langage. Ceci étant, la culpabilisation met en fait en œuvre un procédé manipulateur et pervers qui consiste à reporter sa responsabilité sur autrui en espérant qu’il éprouve de la culpabilité. C’est ce que le cas présenté dans cette étude a vécu à cause de la directrice de l’orphelinat et de ses filles. Le fait de culpabiliser Henri, l’a poussé à accepter la situation sans mot dire des accusations injustes et mauvais traitements qu’il ne méritait pas. Ce sentiment de culpabilité s’est manifesté dans et par ses infractions de langage.

Bibliographie

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Citer cet article

Référence papier

Yves Francis NANKAP et Leonard NGUIMFACK, « Vécu de la culpabilisation, sens et enjeu des infractions de langage chez le jeune délinquant : analyse d’un cas », Canal Psy, 129 | -1, 40-47.

Référence électronique

Yves Francis NANKAP et Leonard NGUIMFACK, « Vécu de la culpabilisation, sens et enjeu des infractions de langage chez le jeune délinquant : analyse d’un cas », Canal Psy [En ligne], 129 | 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 30 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3492

Auteurs

Yves Francis NANKAP

Doctorant en Psychopathologie et clinique

Université de Yaoundé 1

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Leonard NGUIMFACK

Maître de Conférences en Psychopathologie et Psychologie clinique

Enseignant chercheur

Université de Yaoundé 1

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Droits d'auteur

CC BY 4.0