Éloge de la crise et du bricolage face à des institutions en perpétuelles mutations

DOI : 10.35562/canalpsy.3391

p. 38-42

Plan

Texte

Introduction

À travers plusieurs expériences dans des institutions sociales et médico-sociales, en tant que psychologue clinicienne ou en tant qu’intervenante en analyse de la pratique, j’ai fait le constat que nos institutions connaissent des mutations profondes et répétées de leurs cadres et de leurs métacadres socio-culturels. L'idéologie du « bougisme » vient remettre en question en permanence les grands récits sous-jacents à nos pratiques tandis que dans le même temps, on nous propose des procédures censées nous garantir de « bonnes pratiques ». Plusieurs auteurs ont décrit ce virage hypermoderne où l’effondrement des grands récits se conjugue avec un mouvement d’accélération et une forme d’instabilité chronique. A.-N. Henri parlait déjà de chronicisation des états de crise en 1993, mais aujourd’hui, nous sommes dans un tel paradoxe que ce qui reste permanent c’est le changement.

Mutations des cadres et métacadres institutionnels : la permanence c’est le changement !

Parmi les nombreux exemples que je pourrais vous citer, celui d’un ITEP où je rencontrais les professionnels en tant qu’intervenante en analyse de la pratique m’a marqué. La direction avait repris la citation, en guise d’introduction du power point présentant la grande restructuration à venir : « Un con qui marche va plus loin que deux intellectuels assis » !

Mais je développerai plus particulièrement l’exemple de l’Institut Médico-Éducatif où j’ai réalisé mon stage de fin d’étude et mes premiers pas professionnels, à partir duquel j’ai effectué un travail de recherche. Mes collègues m’ont présenté l’institution par un « ici, ça bouge tout le temps ! » ; un sociologue venu réaliser une étude dans l’institution quelques années plus tôt avait décrit une « déstabilisation permanente » et un « sentiment d’insécurité ». En effet, à mon arrivée j’ai très vite été saisie par ce sentiment d’insécurité ambiant. La souffrance des jeunes accueillis rencontrait celle des professionnels « à bout », en dénotent les nombreux arrêts maladie, les multiples démissions mais aussi la récurrence des exclusions et des EIG1 déclarés. Le mal-être provoquait chez les professionnels, un désir persistant de partir ; à la fin de mon stage, on m’a d’ailleurs conseillé, « pour mon bien », de ne jamais revenir !

L’IME traversait des crises à plusieurs niveaux, dans une forme d’emboîtement : celles des adolescents accueillis d’abord, mais aussi des équipes – à commencer par celle du service thérapeutique qui connaissait une vague de départ dont celui de son fondateur –, ainsi que celle de l’institution qui venait de changer d’agrément, en termes de pathologie et de limites d’âge – devant donc accueillir des jeunes aux troubles plus importants. Mais ça ne s’arrête pas là, puisque ces changements s’intégraient dans un contexte plus global de mutations au niveau de la fondation gestionnaire de l’établissement qui accélérait la vitesse à laquelle elle créait ou absorbait de nouvelles structures, pourtant très étrangères à sa mission d’origine.

Comme nombre d’institutions, l’IME se confrontait donc à une crise de ses garants métapsychiques et métasociaux (Kaës, 2012). Selon G. Gaillard et J.-P. Pinel (2011), le monde hypermoderne est organisé sous l’angle de la crise et de la déliaison, provoquant une précarisation subjective. R. Kaës, dans son étude du Malêtre (2012, p. 200) indique que ces transformations de la temporalité « trouent les enveloppes psychiques et attaquent les pare-excitations », que ce soit au niveau des enveloppes psychiques individuelles, groupales mais aussi institutionnelles (Houzel, 2010).

Or l’IME, comme toute institution du champ de la mésincription2, présente déjà une fragilité structurale de par sa mission d’accueillir ce qui du sujet est en crise (Pinel et Gaillard, 2011). Comment donc continuer à exercer une fonction d’accueil, de contenance et de transformation quand nos cadres et métacadres institutionnels sont eux-mêmes en mutation ? Dès lors, la double difficulté à laquelle sont confrontés les professionnels est d'avoir à accueillir, contenir et transformer la négativité inhérente à la tâche primaire alors même que l’Appareil Psychique Institutionnel est fragilisé par ces mutations qui libèrent la négativité auparavant contenue dans le cadre. C’est ce que décrit J. Guillaumin (1979, p. 225) lorsqu’il dit que dans les crises chroniques « le cadre envahit le tableau au lieu de le contenir ».

Insécurité et économie de survie

Dans un contexte de fragilisation des enveloppes institutionnelles, tout se passe comme si les professionnels étaient doublement attaqués : et par l’effraction traumatique, et par le défaut d’hébergement dans l’Appareil Psychique Institutionnel. L’objet de ma recherche m’a conduit à étudier les mécanismes de régulation mis en place par les groupes institués dans ce contexte. En m’appuyant sur le modèle de N. Kasparian (1990), je propose que ce débordement énergétique de l’Appareil Psychique Institutionnel provoque un remaniement chez les groupes institués, dans le sens d’une dérivation de la tâche primaire vers une économie de survie. La préoccupation première de l’équipe est alors de retrouver une sécurité interne, au prix du désinvestissement de la tâche primaire.

Ce paradoxe de la survie a été très bien décrit par J. Furtos (2005, p. 21) :

« Pour survivre, il est obligé de s’exclure lui-même de sa propre subjectivité. Pour ne pas souffrir l’intolérable, [...] il s‘anesthésie. Pour vivre, il s’empêche de vivre. »

Afin de développer les différentes manières dont l’économie de survie peut se déployer au sein d’un groupe institué, je propose de présenter quelques brèves vignettes cliniques issues de ma pratique à l’IME :

Première vignette clinique

La première se déroule au sein d’une réunion clinique réunissant les neuf professionnels du service thérapeutique. Une des psychomotriciennes, Lilaa, aborde un suivi très difficile avec Fayçal : elle se décrit « au bout des limites ». À ma grande surprise, la violence qui se déploie au cours de ces séances et le désarroi qu’elle nous rapporte semblent laisser l’équipe totalement de marbre, silencieuse, alors même que ce jeune est suivi par la quasi-totalité des professionnels du service. Lorsque des professionnels rompent enfin le silence, c’est pour interroger son dispositif sous-entendant qu’il ne serait pas assez cadrant, contenant, etc. Lorsque l’art-thérapeute tente également d’évoquer ses difficultés avec Fayçal, une des psychologues le coupe et nous empêche de l’entendre pour manifester son inquiétude qu’on puisse tous « le lâcher ». Désemparée, Lila décide de faire « une rupture » de trois semaines, suite à laquelle elle me demande d’intégrer le suivi avant de repartir en arrêt maladie puis de démissionner quelques semaines plus tard, à cause de l’institution qui, selon elle, la met « trop à mal ».
Après le départ de Lila, en réunion clinique, les thérapeutes qui ont Fayçal en groupe psychodrame peuvent se dire, pour la première fois, « à bout » car il met trop à mal le groupe. Ils pensent que Fayçal attend « du cadre » de la part des professionnels qu’ils ne parviennent pas à tenir car, pour la psychiatre, le « portage institutionnel » n’est pas assez « sécure ». En plus de son suivi en psychomotricité, sa participation au psychodrame groupal, son suivi orthophonique et son suivi individuel avec la psychiatre sont donc interrompus en fin d’année !
a. Pour des raisons de confidentialité, le prénom de cette professionnelle a été modifié, comme ceux mentionnés dans toutes les autres vignettes cliniques présentées.

Deuxième vignette clinique

La deuxième vignette clinique se déroule au cours d’une des réunions pluridisciplinaires hebdomadaires dédiées aux situations complexes. Dans ce cadre, nous avons souvent abordé la situation de Jessica, une jeune de 15 ans qui se retrouvait régulièrement en position d’agresser jeunes et professionnels (à six reprises en moins de trois mois) et de fuguer (à cinq reprises en deux semaines). En plus des arrêts maladies et des dépôts de plaintes des victimes, les passages à l’acte de Jessica ont systématiquement donné lieu à la rédaction d’EIG, d’IPa ainsi qu’à des mises à pied pour l’« éloigner ». Les récits de ces agressions suscitaient chez moi de l’effroi lorsque les professionnels rapportaient la nécessité qu’ils ont eue de s’en prendre à elle pour l’arrêter ; une éducatrice a pu confier : « j'ai dû lui tirer les cheveux pour sauver ma peau ! »
Lors d’une réunion où nous évoquons une énième fugue de cette jeune, alors que la psychiatre tente de lier sa « dégringolade » à son histoire personnelle, le directeur adjoint la coupe : « il ne s’agit pas d’expliquer mais de décider, acter un changement […] notre travail n’est pas de penser ce qui se passe mais de trouver une solution en interne » ! Dans un grand brouhaha, chacun y va ensuite de sa proposition, jusqu’à ce que le psychologue-chef du service thérapeutique fasse part de son sentiment d’impuissance : « ça donne envie d’abandonner ». Mais le directeur adjoint insiste sur la nécessité d’une sanction de son acte qui, pour lui, n’est « plus accueillable ». Quand l’équipe s’inquiète de sa réaction face à la sanction, le directeur adjoint répond, avec ironie, que « si elle refuse, on la tape ! », puis abrège la conversation. Par la suite, Jessica continuera à faire de nombreuses fugues et à se mettre gravement en danger jusqu’à « disparaître » de l’IME.
a. Le sigle IP désigne les « informations préoccupantes »

Pour tenter de décrire l’économie de survie, telle qu’elle peut se déployer au sein de groupes institués, je propose donc de détailler cinq caractéristiques principales telles qu’elles se sont déployées à l’IME :

La sidération

À l’IME, la violence que j’éprouvais contrastait avec le silence qui régnait en réunion. Face aux défaillances des enveloppes psychiques institutionnelles et au « bombardement » psychique et physique constant auquel les professionnels étaient soumis, ce retrait subjectif semblait, dans un premier temps, être la seule issue pour éviter un effondrement. L’équipe plongeait ainsi dans une hibernation anesthésique (Resnik, 1999), dont l’objectif est de se retirer de sa propre vie psychique de manière à ne plus souffrir. Micheline Enriquez le décrit bien (1984, p. 232) :

« Ne rien s’approprier, être toujours vide, inerte, ne rien sentir, ne rien voir, ne rien entendre, c’est la mort mais c’est aussi la sécurité. »

L’immobilisation physique et psychique

À l’IME, se multipliaient les arrêts de prises en charge, arrêts maladie, démissions, exclusions, etc. Tout se passait comme si les mécanismes de régulation usuels étaient tellement empêchés que seul un arrêt pouvait endiguer l’effraction. C’est ainsi que les quatre prises en charge thérapeutiques de Fayçal ont été interrompues en quelques mois. Ces mises en arrêt peuvent constituer une butée qui, dans un mouvement de retournement passif-actif, donne l’illusion d’enrayer la « course hypermoderne » ainsi que la boucle de répétition sans fin de ces pathologies.

La haine du féminin

Ce mécanisme est décrit par J.-P. Pinel (2004, p. 146) comme la destruction de « la passivité active nécessaire à la réceptivité des affects et à l’accueil de productions de l’inconscient ». En effet, face à la fragilisation des enveloppes psychiques institutionnelles, les mécanismes de projection des jeunes viennent faire effraction, tant la menace narcissique est grande pour les groupes institués. Dès lors, la survie psychique des groupes institués exige qu’ils verrouillent leur position d’accueil et de réceptivité inhérente à la réalisation de la tâche primaire pour se concentrer sur leur propre sécurité. C’est ainsi qu’à l’IME, les vécus de terreur de Lila ne pouvaient plus être accueillis par l’équipe en réunion clinique tant le péril pour chacun et pour le lien était important ; elle a donc été coupée et remise en cause dans son dispositif et ses capacités soignantes.

Le rejet, l’exclusion

Si l’exclusion du jeune protège l’équipe de sa violence, elle la protège également de la violence suscitée chez chacun. Dans la vignette de Jessica, alors que des professionnels ont été obligés de s’en prendre à elle pour « sauver sa peau », le directeur propose de la « taper », non sans ironie. L’économie de survie protège donc les groupes institués d’une libération de la haine éprouvée dans le contre-transfert, dans une forme d’« action anti-réaction ».

Ces multiples formes de rejet constituent une fécalisation et une éjection du « mal », désigné chez l’autre, afin de tenter de reconstruire une limite fragilisée. Ainsi l’équipe réalise un déplacement topique du négatif au-dehors, afin de se protéger d’une contamination et d’une menace d’annihilation. Dans une clinique de l’exclusion, le rejet peut donc prendre la forme de la violence fondamentale décrite par J. Bergeret (1984) : c’est « lui ou moi ». Or, en l’absence d’espace d’élaboration pour penser cette destructivité, la violence insuffisamment détoxifiée est transportée dans les liens institués et les groupes institués entrent à leur tour dans une économie d’agir (Kasparian, 1990), afin de rétablir une homéostasie précaire.

La construction d’une carapace, enveloppe psychique de survie

D’après D. Houzel (1992), c’est la stabilité de l’enveloppe psychique qui procure un sentiment de continuité d’existence (Winnicott, 1969). Or, les éprouvés bruts exportés par les jeunes plongent les groupes institués dans une ambiguïté – au sens de Bleger (1985) – qui devient menaçante lorsque les enveloppes psychiques institutionnelles sont fragilisées par les nombreuses mutations.

Dans une économie de survie, les groupes institués cherchent à retrouver un certain niveau de stabilité de leurs enveloppes psychiques institutionnelles, qu’il nomme stabilité simple, afin de contenir la pression pulsionnelle au plus bas, sous le primat de la pulsion de mort. Ils se construisent une véritable carapace, proche de la seconde peau décrite par E. Bick (1968). Cette enveloppe hermétique leur permet de retrouver une fonction conteneur et de pare-excitation. D. Houzel (1987, p. 66) le conceptualise sous le terme d’habitat vide, c’est-à-dire : « sans contact avec la vie pulsionnelle et émotionnelle ». L’équipe se serait constitué une sorte de plâtre qui empêche l’hémorragie, mais qui entrave également la « coagulation psychique » et donc la cicatrisation.

Dérive vers une standardisation de « procédures défensives »

Quand les institutions confrontent les groupes institués à des mutations multiples et répétées, et qu’ils se désorganisent, la mise en place d’une économie de survie leur permet de parer l’effondrement, de retrouver une certaine forme de stabilité, ainsi que de diminuer l’impact traumatique et l’excès d’excitation. Ces mécanismes de défense constituent donc une première butée différenciatrice et permettent de retisser une enveloppe psychique groupale.

Mais à terme, le risque est que les groupes institués finissent par s’enfermer dans des procédures défensives, ne parvenant plus à « bricoler » leur pratique. Nous pouvons remarquer dans l’exemple de Jessica que le recours aux procédures standardisées (telles que les EIG, IP et mises à pied) prend une fonction rassurante, en même temps qu’il perd son sens clinique, tant il est déconnecté de la complexité de la situation clinique. Comme le dit le directeur adjoint au sujet de Jessica, l’importance de l’acte prend le dessus sur la pensée, nous amenant à standardiser totalement nos réponses institutionnelles.

Au point d’acmé, ce qui nous permet de survivre nous empêche de travailler ! C’est ainsi que des professionnels d’un ITEP que je rencontrais lors d’une séance d’analyse de la pratique m’ont rapporté leur désarroi puisque 8 jeunes avaient été exclus ce matin-là, soit presque la totalité de leur groupe ! Dans une logique de survie, l’exclusion, qui constitue un point central de la souffrance de ces jeunes, était devenue un opérateur institutionnel standardisé, totalement déconnecté de la pratique clinique. Il nous a fallu un long travail pour approcher le mécanisme de résonnance pathologique (Pinel, 1994), à l’œuvre pour cette équipe qui ne cessait d’exclure en dehors de l’institution la violence là où les jeunes ne cessaient d’exporter au dehors de leur subjectivité leurs souffrances (par leurs passages à l’acte, le recours incessant à des mécanismes d’identification projective, etc.).

Finalement, dans un contexte d’instabilité des arrière-fonds institutionnels, nous pouvons nous demander s’il ne faudrait pas préconiser aux groupes institués de se mettre « en crise »  afin de retrouver un élan vital ? Dans ce contexte mortifère, la crise semble devenir élan vital ; après tout lorsqu’on bricole, il nous arrive souvent de devoir commencer par déconstruire notre ouvrage...

Éloge de la crise et du bricolage

Au fil de mes expériences, la question de la crise est venue à plusieurs reprises se poser à moi. G. Gaillard (2002) a bien décrit comment c’est notre objet de recherche qui vient nous trouver et non l’inverse. Il faut dire que la plupart de mes expériences cliniques m’ont confrontée au processus adolescent, paradigme des crises structurales qui organisent la psyché.

J’ai donc tenté d’étudier ce concept à travers différentes approches. À plusieurs reprises, je me suis heurtée à la difficulté de choisir un vocabulaire adapté : dans un contexte où les groupes institués connaissent des mutations perpétuelles, peut-on encore parler de « crise » ? Quand A.-N. Henri parle d’une « crise permanente diffuse » (1993, p. 7), cela s’oppose à la définition de la crise faite par R. Kaës (1979, p. 14) comme « un changement brusque et décisif dans le cours d’un processus », associé à une « menace mortifère ». Tout le paradoxe réside dans le fait que l’accélération des discontinuités que traversent les institutions ne leur permet plus réellement de constituer un réel travail de crise ; au sens où René Kaës l’a conceptualisé dans son triptyque « crise, rupture et dépassement » (1979).

La lecture des théories de René Thom (1976) m’a permis de déloger mon raisonnement de la question de la crise vers celle des formes de stabilités structurelles, afin d’étudier comme un processus les discontinuités qui ont lieu dans l’évolution d’un système et les formes de régulation nécessaires à l’homéostasie. Selon lui, la crise, quand elle devient bifurcation catastrophique, peut permettre à un système de trouver un état métastable. Le concept de crise, comme celui de permanence, recèle donc une idée de mouvement, une dimension dynamique, mais aussi une dimension topique, en définissant différents niveaux de stabilité structurelle. Dès lors, tout l’enjeu est de pouvoir faire advenir sans cesse du changement sans basculer dans le chaos.

En approchant la crise comme un processus, je souhaite donc tout autant développer son potentiel de déliaison mortifère que le potentiel de liaison qu’il offre. L’apport d’E. Morin est à ce titre fondamental, en ce qu’il souligne la double valence de la crise, à partir de son étymologie (en grec : « Krisis »), qui signifie « jugement, décision » : « c’est le moment décisif, dans l’évolution d’un processus incertain qui permet le diagnostic » (Morin, 1976, p. 149). Pour lui, la crise réunit en même temps « destructivité » et « créativité en action » (ibid., p. 159).

L’approche de N. Zaltzman permet de prendre pleinement en compte le double visage de Thanatos qui peut s’exprimer dans la crise : dans son versant mortifère tel qu’il se déploie dans la déliaison, l’attaque des liens, la casse à l’œuvre dans les groupes institués qui connaissent une mutation de leurs cadres institutionnels ; mais aussi dans son versant anarchiste, qui combat les aspects mortifères de la pulsion de vie quand celle-ci nie l’altérité et fige une forme stable (telle que la stabilité rigide que l’on recherche à travers la standardisation de nos pratiques, le recours aux procédures ou la mise en place d’une économie de survie).

« Les changements, les bouleversements, les enthousiasmes, les ruptures ne sont jamais qu’une façon de s’agiter à la recherche d’un apaisement intérieur. » (Zaltzman, 2011, p. 34.)

Dès lors, face aux mutations profondes que l’on connaît dans nos institutions, comment pouvons-nous favoriser le potentiel créatif de la crise plutôt que son versant mortifère ? Où pouvons-nous trouver des espaces ressources pour contenir et penser les crises ?

Les fondateurs de l’école de Palo Alto se sont particulièrement penchés sur le changement (Watzlawick et al., 1973), décrivant deux types : le premier, intra-système, qui participe à la permanence du système ; alors que le deuxième implique le niveau méta et produit un changement structural du système, soit une véritable discontinuité. R. Kaës (1979, p. 9), quant à lui, a décrit les étayages multiples des formations psychiques et la manière dont la défaillance de l’un de ces étayages produit un effet de dépression ainsi que le recours à un étayage plus solide.

L’enjeu de la crise pourrait donc résider dans le recours à un néo-cadre contenant et conteneur, qui nous permette de vivre la rupture et de dépasser la crise.

Pour ma part, c’est dans un moment où j’entrais en crise, en passant de mon statut d’étudiante à celui de professionnelle que j’ai pu sortir de cette économie de survie pour me reconnecter à mes affects et à mes éprouvés. En entamant à ce moment-là un Master 2 recherche, j’ai pu retrouver un néo-cadre sécure, m’aidant à renouer avec un processus de pensée et d’élaboration. Ainsi, il me semble que la formation à partir de la pratique mais également l’ensemble des dispositifs autoréflexifs (analyse de la pratique, interventions institutionnelles) peuvent constituer ce que D. Houzel (2010) appelle une enveloppe élargie, qui devient substitut de l’enveloppe défaillante, offrant une scène où le non-symbolisé va pouvoir se déployer.

Pour conclure, dans le mouvement généralisé de standardisation qui gagne nos pratiques, je nous invite à nous questionner sur les manières dont on peut veiller à ce que ces dispositifs restent vivants et créatifs. À l’heure où l’analyse de la pratique est souvent référée aux recommandations de bonnes pratiques professionnelles, il me semble que le défi pour nous tous est de poursuivre nos bricolages afin de continuer à proposer des espaces conteneurs, capables d’accueillir et d’accompagner les vécus liés à la crise de chaque sujet.

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Notes

1 Le sigle EIG désigne les « événements indésirables graves »

2 Par ce terme A.-N. Henri (2004) désigne les institutions en position intermédiaire du social, devant travailler au remaillage de liens sociaux et symboliques sans cesse décousus.

Citer cet article

Référence papier

Marion André, « Éloge de la crise et du bricolage face à des institutions en perpétuelles mutations », Canal Psy, 127 | 2021, 38-42.

Référence électronique

Marion André, « Éloge de la crise et du bricolage face à des institutions en perpétuelles mutations », Canal Psy [En ligne], 127 | 2021, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 01 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3391

Auteur

Marion André

Psychologue clinicienne

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