Le groupe « jeu-trace » pour des enfants en peine avec l'écriture ou « Le droit de faire du moche »

DOI : 10.35562/canalpsy.3393

p. 43-48

Plan

Texte

Introduction1

Trois petits ponts pour le « m », un rond et une petite patte pour le « a »… jusqu’à écrire « maman » ! Peut-on réduire l’apprentissage de l’écriture à un code, à l’assemblage de lettres pour former un mot ? Assurément non. Alors que les protocoles, les tests et bilans orthophoniques mettent en avant les erreurs visibles, observables, mesurables, les enfants en difficulté avec l’apprentissage de l’écriture nous montrent qu’elle n’est pas réductible à un processus opératoire. Les recommandations de « bonnes pratiques » de l’HAS et la pratique fondée sur les preuves constituent le discours dominant et tentent d’imposer méthodes et procédures pour « rééduquer », « normaliser » les troubles du langage écrit en niant la subjectivité du patient, de l’orthophoniste et du langage.

J’expliquerai, en premier lieu, comment l’apprentissage de l’écriture engage la langue dans sa dimension sociale et culturelle, le langage dans sa dimension instrumentale mais aussi, bien évidemment le corps et le psychisme.

Je présenterai ensuite le groupe « jeu-traces », adossé à un groupe « parents », impliquant trois professionnels, cinq enfants et leurs parents, que nous avons élaboré pour soutenir la subjectivité émergente de ces enfants en panne avec le langage écrit.

L’enfant et l’écriture

Une dimension individuelle, sociale et culturelle

L’orthophonie, comme l’ensemble des professions de santé, se trouve prise dans un mouvement de société imposant massivement une approche instrumentale du langage, référée aux théories cognitive et neuropsychologique. Dans cette conception, la visée thérapeutique est la normalisation ou la réduction des troubles, « la prévalence du processus primaire et de la pensée associative, le “zapping”, l’estompage du passé et du futur au profit de l’urgence du présent » deviennent alors des conséquences de ce que Kaës (2012) a nommé le mal-être. Nous retrouvons dans cette conception la difficulté sociale à considérer l’enfant porteur d’un trouble comme un sujet porteur d’une histoire, avec le risque de traiter ces troubles comme « des “processus sans sujets”, comme des phénomènes sans histoire, sans signification et sans dimensions intersubjectives et intrapsychiques. » (Brun et Guinard, 2015, p. 79.)

Les évaluations orthophoniques, sous le joug du discours normatif ambiant, conduisent à poser des diagnostics stigmatisants, définitifs, fermant par là même la possibilité d’évolution de l’enfant et lui prédisant des capacités d’avenir réduites.

Or, il ne s’agit pas d’analyser une compétence linguistique, mais des actes de langage produits dans une situation d’énonciation particulière mettant en jeu deux locuteurs : le clinicien et son patient, chacun porteur de sa subjectivité. Car le langage n’est pas un code qu’il convient de réparer. Il émerge d’un sujet à un moment donné, dans une situation donnée. Il vient dire quelque chose de son rapport au monde et aux autres.

S’il est juste que « le patient qui passe la porte de notre cabinet se présente avec un symptôme qui prend le devant de la scène » (Ali et Wolf, 2016, p. 10), nous devons entendre ce qui parle sans forcément se dire. Dans ce contexte, la rencontre orthophonique mobilise une dynamique relationnelle particulière dans laquelle le langage n’est pas seulement recueilli, il est produit par la rencontre elle-même.

Dans ma pratique en CMPP, j’ai reçu de nombreux enfants manifestant des difficultés à entrer dans les apprentissages écrits. Le symptôme est bien visible : l’écriture est illisible, les mots ne sont pas segmentés correctement, les « b » prennent la place des « d », les mots sont écrits phonétiquement. J’observe des soupirs, un évitement, des rires nerveux quand je sors une feuille et un stylo…

Pouvoir écrire suppose de pouvoir laisser une trace, qui sera vue, regardée par un autre, absent. En ce sens, l’écrit vient interroger la qualité des assises narcissiques et du processus de séparation individuation. Il s’agit de se séparer d’une langue orale familière pour apprendre une langue écrite, sociale. Écrire c’est aussi se soumettre à des règles d’orthographe et de grammaire pour entrer dans un code commun. Comme le souligne Du Pasquier (2002, p. 350), « C’est bien à la bonne résolution de son complexe d’œdipe que l’enfant est confronté avec l’écriture ».

L’entrée au CP signifie pour l’enfant et ses parents, l’entrée dans un monde nouveau, celui de l’écrit et des apprentissages fondamentaux. L’apprentissage de cette langue écrite va nécessiter le nouage harmonieux du corps, du figuré et du symbole (Du Pasquier, 2010). En effet, il s’agit de laisser une trace – qui engage une composante motrice et corporelle – qui doit s’articuler avec la composante symbolique du langage. Savoir écrire c’est à la fois maîtriser le geste graphique, l’orthographe, la narration écrite, la langue écrite qui possède sa grammaire et ses normes propres.

En réalité, la découverte de l’écrit, l’enfant l’a faite il y a bien longtemps, à plusieurs niveaux. À un niveau individuel, l’enfant découvre l’écrit lors des premières lectures partagées avec les parents, où le père lit et l’enfant tourne les pages, par exemple. Ignacchiti (2016) montre que la rencontre de l’enfant avec le livre connaît une modification de statut importante aux alentours de 17 mois, âge auquel l’enfant considère le livre non plus comme un objet à manipuler, mais comme un support de lecture partagée. Prêteur et Léonardis (2013) ont constaté que pour certains parents, la lecture interactive de livre constitue une forme d’initiation informelle aux apprentissages écrits.

Au niveau socioculturel, l’enfant, en France, est inscrit dans une société où l’écrit domine, il est valorisé, par opposition à d’autres cultures de tradition orale. Selon Ali et Wolf (2016, p. 26), « l’attention portée par la société aux difficultés de langage, oral et écrit, s’explique par l’importance de la maîtrise du langage comme élément majeur d’un bon épanouissement… »

D’un point de vue sociolinguistique, l’écrit renvoie couramment au modèle standard, de la langue normée, codifiée, considérée comme l’unique code valorisé. Par opposition, l’oral renvoie aux « formes d’actualisation de la langue » qui ne correspondent pas au modèle standard (Gadet et Guérin, 2008, p. 21). Pourtant, les nouvelles pratiques de l’écrit (tchat, mail, texto, etc.) attestent qu’il existe un continuum entre l’oral et l’écrit et que l’écrit ne correspond pas exclusivement au modèle standard, socialement valorisé.

Concernant la graphie, l’enfant chemine depuis les premières traces laissées sur une feuille, première forme motrice représentant la séparation mère-enfant, prise sous le regard de la mère puis dessin permettant de représenter et de se représenter pour aboutir à la fonction symbolique de représentation de mots. L’enfant doit donc passer d’un tracé figuré, celui du dessin, à un tracé symbolisé, celui de l’écriture.

Ce cheminement nécessitera pour l’enfant plusieurs opérations de refoulement : le refoulement du premier lien fusionnel à la mère, puis le refoulement ayant trait à la loi œdipienne.

C’est par le corps que l’écriture advient

Lorsque l’enfant trace puis écrit, il engage son corps. Progressivement, dans son écriture, l’enfant passe d’une implication corporelle massive, en lien avec ses émotions primaires, avec l’utilisation de la main entière qui sert l’outil scripteur, à une écriture symbolisée, prenant sa véritable valeur langagière, où seuls les doigts sont mobilisés (Ajuriaguerra, 1964). La liaison entre les différents segments corporels (bras, avant-bras, main, doigts) se précise, la participation tonique se fait moins intense. La motricité va évoluer d’un mouvement axial à un mouvement plus distal (Du Pasquier, 1996, 2002, 2009).

Progressivement, la trace ne sera plus l’expression d’une décharge pulsionnelle engageant tout le corps, elle sera une représentation portée par un corps construit psychiquement. L’investissement que l’enfant a de son corps, en lien avec le dialogue corporel qui a été vécu dans les premiers mois de vie entre l’enfant et sa mère, sera une composante déterminante dans la fluidité de l’écriture. Progressivement et jusqu’à dix-onze ans, les mouvements du corps permettant l’écriture vont se coordonner, s’affiner, les liaisons vont devenir plus souples jusqu’à ce que la main écrive « toute seule ». L’écriture pourra alors suivre le rythme de la pensée portée librement par le corps. Elle quittera les formes cursives liées et régulières pour être progressivement déformée, chargée de l’histoire corporelle, libidinale et pulsionnelle du scripteur.

Écriture et séparation

L’entrée dans l’écrit est l’aboutissement d’un long chemin que parcourt l’enfant depuis son plus jeune âge. Tisseron retraçant la genèse du trait et ses enjeux chez l’enfant, décrit les premières traces avant dix-huit mois comme des cicatrices de la séparation d’avec la mère.

« La trace, en fonctionnant à la fois comme image de la souffrance de séparation et comme image de sa cicatrisation, conforterait l'enfant dans sa démarche psychique d'autonomisation en l'assurant que sa mère en est affectée sans en être détruite. » (Tisseron, 1995, p. 43.)

Du point de vue graphique, l’enfant continue d’élaborer la séparation à travers le balayage. Les allers-retours de la trace figurent les allers-retours de la mère, l’absence et la présence et permettent à l’enfant la maîtrise imaginaire de ces situations de séparation. Tisseron (1985) nomme ces traces « jeu de l’inscription ». Elles ont, selon lui, la même fonction que le jeu de la bobine décrit par Freud (1920). Le désir de dessiner et plus tard d’écrire est porté par la nécessité de représenter pour supporter l’absence (Segal, 1970). Dans le même temps, c’est l’absence, la perte de l’objet qui permet l’avènement du symbole, grâce à un travail d’élaboration qui met en rapport le pulsionnel et le langage. Aux mots écrits précèdent les mots oraux, premiers tiers fournis par la mère, qui mettent de la distance et du symbole dans la relation première entre la mère et l’enfant.

Concernant l’écriture, ce travail de symbolisation en strates successives sera nécessaire pour passer de la lettre-image à la lettre-symbole. L’écriture de l’enfant est, dans un premier temps, figurative. Les lettres sont des formes pour l’enfant. Une grande barre et un petit rond pour le « b », deux ponts et trois barres pour un « m ». Elles commencent toutefois à avoir une consistance linguistique puisque l’enfant peut reconnaître un « b » ou un « m » dans ces lettres-images. Cependant, pour lui conférer son statut de signe linguistique et symbolique, l’enfant devra pouvoir refouler la forme de la lettre au profit du symbole. Dans le tracé, cette transition s’observa par la possibilité de former la lettre en un seul mouvement. La lettre devenant une unité, elle ne sera plus décomposée en segments de lettre. Cette étape est généralement atteinte aux alentours de 7 à 8 ans.

L’enfant construit donc ce cheminement psychique où la réussite du refoulement sera nécessaire pour passer de la trace à la lettre-symbole en passant par la lettre-image. De plus, la dimension phonétique, par le biais du son qui représente la lettre, va entrer en jeu dans le tracé. En effet, ce tracé qui représente une lettre représente également un ou plusieurs sons. Une dialectique entre le visuel et l’auditif va donc se mettre en place, de manière non univoque. En effet, en français, une lettre peut correspondre à plusieurs sons (par exemple : « c » peut se prononcer /s/ ou /k/) et un son peut se transcrire de différentes façons (par exemple : /o/ peut s’écrire « o », « eau », « au », « ô », etc.).

Du côté du développement psychique, l’enfant doit opérer une transformation conséquente qui est celle de la bouche qui parle à la main qui écrit. En effet, le langage doit quitter son oralité originelle pour s’inscrire dans le registre de l’analité. La main qui tient l’outil scripteur est sous le regard de l’enfant, mais également sous le regard du destinataire de cet écrit. L’économie pulsionnelle s’en trouve fortement modifiée.

Tout comme le jeune enfant a eu besoin de vide dans sa bouche pour commencer à parler, le jeune scripteur a besoin de vide dans sa bouche pour écrire. Cette étape est observable quand l’enfant cesse de décomposer les sons, les syllabes quand il écrit, quand il n’est plus indispensable de dire et entendre les sons pour les écrire. Il est capable de s’appuyer sur la représentation sonore et visuelle du mot sans avoir besoin de le mettre en bouche. C’est parce qu’il ne s’appuiera plus sur la matérialité sonore du mot qu’il pourra s’affranchir de l’orthographe phonétique et acquérir l’orthographe d’usage, avec toutes les lettres « muettes » qui restent cachées à l’oreille. Pour cela, l’enfant doit se détacher, se séparer de l’oralité du verbe, comme il a dû se séparer du sein de sa mère pour parler. Pour accéder à l’écriture, l’enfant doit à la fois quitter le dessin pour le symbolique et quitter l’oral pour l’écrit.

Par ailleurs, l’écriture impose l’absence de l’autre. Le message oral est formulé en présence de l’autre, il est entendu immédiatement. Mais l’écriture, ce « langage de l’absent » (Freud, 1929), s’adresse à un autre absent, dont on ne sait pas s’il aura compris notre message et qui le lira en notre absence. L’écriture doit donc être lisible et compréhensible, elle parle en notre nom. Elle témoigne de notre capacité à être en lien avec l’autre dans la solitude. Le sujet qui écrit a suffisamment bien intériorisé son image pour s’adresser à un objet absent, mais intériorisé.

On peut supposer que l’investissement de l’écriture, par la distance et l’absence qu’elle impose, viendra faire écho aux premières expériences de la vie psychique de l’enfant. La résistance inconsciente à entrer dans la langue écrite que ce soit du point de vue du graphisme ou de l’orthographe peut être le signe d’une difficulté à accepter l’absence et donc témoigner d’un processus de séparation-individuation défaillant.

Écriture et castration

Écrire nécessite de se soumettre aux règles calligraphiques et orthographiques. Or, pour certains enfants, le respect de la norme imposée par la langue écrite peut s’avérer conflictuel. Selon Pommier (1993) et Du Pasquier (2002), l’intériorisation de la règle calligraphique à la période de latence est consécutive à deux pertes : la perte de la relation fusionnelle à la mère et le renoncement aux objets œdipiens. Il s’agit donc pour l’enfant d’accepter de perdre sa toute-puissance, accepter de quitter le giron maternel et vouloir entrer dans le monde des « grands » ; ce monde des « grands » et de l’écrit étant régi par des règles dictées par d’autres et avec lesquelles il n’est pas possible de négocier. Cela suppose pour l’enfant d’avoir intériorisé la loi, donc d’avoir résolu son œdipe de manière satisfaisante. Alors, l’enfant pourra partager la langue de sa communauté linguistique, ne plus se heurter aux contraintes formelles, les accepter pour entrer dans la création (les mots comme matière malléable), la communication. L’enfant s’inscrira dans sa communauté. Dans ma pratique, j’ai rencontré de nombreux enfants qui préféraient écrire comme ils voulaient. Les règles étaient jugées « nulles », « compliquées », elles ne servaient à rien. « De toute façon on comprend quand même ce que j’écris », me disaient-ils, venant interroger la pertinence des règles orthographiques.

Par ailleurs, ces traces écrites, ces signifiants sont jugés, évalués, notés. Alors que pendant les années de maternelle, ces productions graphiques étaient accueillies avec des félicitations, le passage au primaire est marqué du sceau de la norme. Les productions écrites deviennent justes ou fausses. Pour certains enfants aux assises narcissiques fragiles, la peur de se tromper sera plus grande que la compensation narcissique apportée par les apprentissages.

Pour pouvoir écrire, l’enfant devra aussi accepter de ne pas savoir. L’activité d’écriture convoque l’angoisse. Elle met l’enfant face à sa limite de ne pas savoir, de se soumettre au savoir d’un autre. Si l’enfant n’accepte pas d’être de par sa nature même « insuffisant », il risque de renoncer à savoir. Il doit avoir dépassé son complexe de castration pour être libéré de l’inquiétude de ne pas être à la hauteur. À cette condition, il pourra entrer dans les apprentissages écrits.

Pour certains enfants au début de la latence, pour lesquels prévaut un mode de représentation mal secondarisé, certaines lettres conservent leur statut d’objets figuratifs (Ajuriaguerra, 1964). Elles sont donc investies d’une valeur projective qui empêchera l’enfant d’accéder pleinement au langage écrit. L’accès à une organisation œdipienne structurée permettant le dépassement de l’angoisse de castration et le refoulement est donc indispensable pour entrer dans l’écriture.

Le groupe : cadre-dispositif

Au CMPP, nous avons, avec une collègue psychomotricienne et une collègue psychologue-psychothérapeute, élaboré un groupe à médiation nommé « jeu-trace », nourri par nos spécificités professionnelles. Confrontées à ces enfants en panne avec l’écriture, nous avons voulu nous écarter de la demande parentale, scolaire et sociale concernant cet écrit.

Le dispositif comprend un groupe (coanimé par moi-même et une psychomotricienne), composé de 5 enfants scolarisés en CP ou en CE1 qui manifestent des difficultés dans le passage à l’écrit, allant de la résistance à laisser une trace, à l’empêchement à entrer dans les apprentissages écrits. Parallèlement au groupe des enfants, les parents participent à un groupe de parole, animé par une psychothérapeute, dans lequel ils échangent autour de leurs problématiques parentales. Un enfant ne peut pas intégrer le groupe si ses parents ne s’engagent pas dans le travail du groupe « parents ». Il s’agit d’un groupe fermé, dans lequel les familles s’engagent pour un an. Cet espace de travail pour les parents nous a semblé pertinent dans la mesure où la question de la séparation est centrale lors de l’entrée au primaire. En effet, c’est un âge où les enfants vont seuls dans la cour, les parents s’arrêtent au portail. Ils ne vont plus aider leur enfant à mettre leurs chaussons, ils ne voient plus les dessins affichés au mur. Avec le CP, il est attendu des enfants d’être des grands, car ils sont maintenant dans la cour des grands. Ils doivent travailler en autonomie, ce qui suppose une séparation d’avec les parents et un processus d’individuation solide. Apprendre nécessite la construction d’un espace psychique pour penser.

Quand nous accueillons un enfant dans le groupe, nous le rencontrons avec ses parents dans la salle du groupe des enfants. C’est notre façon de présenter aux parents et à l’enfant, la salle où nous travaillerons. C’est un moment de réunion (dans le sens de rassembler) particulier puisqu’ensuite, seuls les enfants iront dans cette salle avec ma collègue et moi. Les parents et la psychothérapeute iront dans une autre salle. C’est le seul moment également où nous sommes tous réunis pour un temps de réflexion commun autour de cet enfant que nous projetons d’accueillir. Lors de cette rencontre, nous signifions symboliquement par notre présence le travail groupal conjoint parent-enfant et notre désir d’engager ce travail ensemble. Cette première rencontre construit la première enveloppe (Ciccone, 2001), le premier contenant de notre cadre-dispositif. Nous sommes au minimum cinq (trois thérapeutes, un enfant et parfois sa fratrie, un parent ou les deux).

La demande, la souffrance et le transfert sont pluriels. Il y a la demande du père, de la mère, de l’enfant, la souffrance de chacun d’eux et la façon dont ils investissent cette première rencontre avec chacune de nous trois. Elle est essentielle, véritable point de départ, tissage du lien entre nous, les thérapeutes, et l’enfant et ses parents. C’est aussi le moment où nous observons la dynamique familiale, la place de l’enfant et où nous accueillons ce qui préoccupe les parents. À ce moment-là, nous présentons aussi le groupe.

Dans ce travail, nous proposons aux enfants d’expérimenter, dans un cadre sécurisant et contenant, diverses possibilités de laisser une trace, en engageant plus ou moins le corps, sur des supports en deux ou trois dimensions. Par exemple, nous leur proposons de réaliser un bonhomme en pâte à modeler, de tracer et peindre leur silhouette en taille réelle, de peindre avec les doigts, avec des éponges, etc. Il s’agit de s’étayer sur des objets matériels (des médiums malléables) pour symboliser. Nous sommes attentives aux ressentis exprimés en rapport avec l’activité, mais également en lien avec leur vie psychique interne.

Nous avons constaté que ces enfants avaient besoin de repasser par la trace, le tracé, figuratif ou non, pour pouvoir ensuite symboliser. Ils ont besoin de produire des traces pour le plaisir, d’expérimenter la matière, de regarder le résultat de leur production. Parfois c’est jugé beau, satisfaisant et parfois c’est moche. Des traces qui ne seront ni justes, ni fausses. Des traces qui seront leur expression. D’ailleurs les enfants rappellent régulièrement une règle importante du groupe : « le droit de faire du moche ». Alors qu’ils viennent tous pour des difficultés d’accès au langage écrit, nous leur proposons de patouiller, de dessiner, de bricoler... de nous affranchir momentanément d'une norme qui insécurise. Nous nous écartons de la demande de « réparation, rééducation » de cette difficulté à apprendre à écrire. Il s’agit pour les enfants de créer. Selon Freud, l’intérêt du médium réside dans sa capacité à accueillir et mettre en forme la « matière première psychique » non symbolisée (1900). Roussillon (2010) explique que la psyché va tenter de transférer cette matière première dans une matière plus facile à travailler, pour la décondenser.

Ainsi, Thierry nous montre sa peine à être face à la feuille pour créer. Il regarde ses voisins, imite, reproduit, ne peut pas encore trouver l’autonomie psychique. L’absence de l’autre le fige, le paralyse. Il peint du bout du pinceau, par petites touches, sans déborder, la peinture sur ses doigts le dégoûte. Charlie, de son côté, joue avec la matière. La feuille est chargée, imbibée, à tel point qu’elle se déchire. Il prend plaisir à sentir la peinture sur ses doigts sortir des jointures lorsqu’il ferme la main. Il expérimente le support jusqu’à son point de rupture, il mélange les couleurs, ses dessins sont chargés de pulsionnalité et d’agressivité. Léa utilise ses productions comme lieu de décharge, elle crée systématiquement du « moche » jusqu’au jour où du « beau » peut apparaître, aussitôt recouvert d’une épaisse couche de peinture. Puis une différenciation forme-fond apparaît.

Fatima montre dans ses dessins le conflit de loyauté en lien avec la problématique transculturelle dans laquelle elle est prise. Lorsque nous leur proposons de dessiner le contour de leur main, elle ajoute, sur les ongles, les drapeaux de la Tunisie et de la France en alternance. Sa silhouette représentée en taille réelle est décorée des drapeaux français et tunisien. Il est urgent de ne pas « choisir » une langue à l’oral comme à l’écrit, en témoignent ses difficultés langagières dans les deux modalités. Ses créations sont très esthétiques et font office d’écran.

Nous incitons les enfants à verbaliser, à associer sur leurs productions, leurs ressentis. Il s’agit de lier les ressentis à des représentations verbales, les affects aux représentations. Nous soutenons leur cheminement vers un peu plus de symbolisation en dénouant avec eux ce qui n’a pas encore pu s’élaborer. Ce dispositif contenant permet aux enfants de se réconcilier avec les traces et favorise l’émergence de leur subjectivité. Dans la relation transférentielle, le partage d’affects devient possible. L’émergence de leur subjectivation leur permet progressivement de soutenir la place d’être seul face au groupe, d’articuler leur espace psychique interne avec celui du groupe.

Conclusion

Mon expérience de travail avec les enfants en difficulté avec l’écrit m’a montré que la création d’un espace de transitionnalité est nécessaire pour symboliser et se réapproprier les apprentissages. L’écriture, comme tout apprentissage questionne le désir de l’apprenant. Or ce sujet-désirant ne peut advenir que s’il peut se dégager de la relation duelle. L’enfant doit pouvoir supporter de faire seul, soutenu par son désir propre. Pour chaque enfant du groupe la question de leur subjectivité est posée. Question qui n’est pas toujours abordée lors des bilans orthophoniques, psychomoteurs, neuropsychologiques, etc. Ainsi, pour deux enfants du groupe, avant d’engager ce travail au CMPP, une batterie de bilans avait été réalisée en libéral et au Centre de Référence du Langage, conduisant à l’hypothèse d’un trouble dyslexique, dysorthographique et même dyspraxique. Car, lorsque le sujet n’a pas le désir d’apprendre, quand il ne peut pas faire seul et prendre le risque de ne pas y arriver, sa difficulté peut être massive et multiple, prenant parfois la forme d’un trouble durable et spécifique des apprentissages.

Dans un contexte social où le chiffrage des difficultés, le repérage, l’étiquetage et la réduction des « troubles » est prédominant, il me semble que l’enjeu pour les orthophonistes est de préserver un espace de bricolage et de créativité pour permettre à chaque enfant, dans ses apprentissages écrits, de trouver un espace de conciliation entre conformation à la règle de l’écriture et sa présence singulière, la part irréductible de sa subjectivité.

Bibliographie

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Notes

1 Cet article s’appuie en grande partie sur un dossier présenté dans le cadre du cursus FPP.

Citer cet article

Référence papier

Isabelle Boudart, « Le groupe « jeu-trace » pour des enfants en peine avec l'écriture ou « Le droit de faire du moche » », Canal Psy, 127 | 2021, 43-48.

Référence électronique

Isabelle Boudart, « Le groupe « jeu-trace » pour des enfants en peine avec l'écriture ou « Le droit de faire du moche » », Canal Psy [En ligne], 127 | 2021, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 01 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3393

Auteur

Isabelle Boudart

Orthophoniste, Docteure en Sciences du Langage

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