Le bricolage au service de l’identité professionnelle

DOI : 10.35562/canalpsy.3429

p. 35-37

Plan

Texte

Quand le sens l’emporte sur les chiffres…

Jean est un manager opérationnel dévoué et consciencieux. Il est un professionnel reconnu pour la qualité exemplaire des services rendus à son prestigieux client. Lorsque la nouvelle entité « business performance » le contacte et requiert un long rapport mensuel de l’activité de son équipe, Jean s’oppose à cette demande. Ce travail additionnel lui prendra plusieurs heures de son temps précieux. Il cherche appui auprès de sa hiérarchie. Il argumente. La tâche, dans sa finalité, est sans valeur ajoutée pour le client qu’il sert depuis de nombreuses années. Mais la maison-mère insiste. Ces chiffres sont nécessaires à la mise en place d’un suivi global des performances pour assurer, dit-elle, une homogénéité des performances de production au travers des différentes filiales européennes. Jean se résout et produit le rapport demandé. Cependant, il comprend rapidement que toute déviation des chiffres à la moyenne des mois précédents est source de questionnements incessants. Les fluctuations inhérentes au métier et à l’actualité du client doivent être justifiées, mois après mois. Las de cette charge supplémentaire inconséquente, il entreprend de lisser artificiellement les chiffres. Quelques années s’écoulent. Le rapport est envoyé avec un contenu retravaillé, conforme aux attentes présumées de ses interlocuteurs. Puis, une nouvelle organisation se met en place, l’entité « business performance » est dissoute et ses membres affectés à d’autres services. Le rapport n’est alors plus requis et cesse d’être produit.

La standardisation, une expression de l’absurde ?

Dans l’entreprise, les hommes de terrain au plus proche de la production, à l’instar de Jean, sont régulièrement sollicités par ceux qui en sont habituellement éloignés. Ces derniers, qui ont en charge la conformité et l’uniformité des résultats du travail, n’en sont pas moins des salariés engagés et déterminés à contribuer au rayonnement de l’entreprise. Cependant, il est un phénomène qui s’observe entre ces deux classes de salariés, ceux en prise avec le réel du terrain, et ceux en charge de sa comptabilisation. Le phénomène prend la forme d’une intensification des contrôles proportionnelle à la distance qui séparent ces experts en chiffres des vicissitudes opérationnelles. Plus les résultats du travail échappent à leur projection, plus grande est leur volonté de mesurer, d’analyser et corriger. Le travail doit être maîtrisé et contenu. Il prend ainsi la forme de colonnes, de pourcentages ou de diagrammes.

Un fossé d’incompréhension se creuse alors entre ces deux groupes de salariés qui pourtant sont animés d’un même désir d’utilité et de reconnaissance.

D’où vient cette propension récurrente à réduire le travail vivant en représentations graphiques comme autant de natures mortes d’une activité fuyante et insaisissable ?

Paradoxalement, c’est à partir de ces représentations figées que leurs auteurs et interprètes s’agitent avec ferveur. Ils exigent des explications, édictent des règles, imposent de nouveaux ratios. Une agitation bruyante et obstinée comme un faire-valoir de leur quote-part aux résultats du travail. Ou serait-ce un acharnement inconscient pour occuper leur place au cœur même de l’activité ? Il y a vraisemblablement quelque chose de l’ordre de la répétition (Freud, 2010) dans cette obstination répétée à rendre capital ce qui est auxiliaire. Une répétition qui présume d’une double angoisse : celle, d’abord, de ne pouvoir uniformiser les expériences multiples des individus en prise avec leur objet travail ; celle, éventuellement, d’un désir refoulé de faire corps, eux aussi, avec cette activité dont ils doivent rendre compte mais dont ils sont exclus.

C’est dans l’amont et dans l’aval de l’activité que se déploie leur modèle idéalisé d’une activité qu’ils voudraient scientifiquement organisable et organisée. Les experts en chiffres s’attaquent à la tâche comme unique mode d’entrée pour saisir et tordre le réel du travail. Ils planifient, puis rectifient le prescrit tel une icône qui jamais n’épousera parfaitement la forme de l’activité. Pour ces experts en chiffres, c’est le mythe de Sisyphe qui inlassablement se joue : On planifie, on prédit ce qui n’est pas encore advenu et l’on corrige ce qui n’est plus, à l’image de Sisyphe condamné par les dieux à la punition la plus terrible d’un travail inutile et sans espoir (Camus, 1942).

C’est ainsi que l’absurde s’invite dans les organisations, quand la seule composante du processus travail, en l’occurrence le résultat, occupe l’entièreté de l’analyse des experts. Les autres dimensions que sont les moyens, l’environnement ou les aléas sont éludées car sans doute sont-elles trop complexes à appréhender du point de mire stratosphérique des experts. La distance n’est pas que symbolique, elle est également géographique pour ces employés de multinationales qui doivent s’acquitter de leurs tâches en dépit de l’inextricable condition qui est la leur : Agir sur les résultats du travail sans être en position de l’observer et d’en comprendre les écarts. Quoi qu’il en soit, leur cible n’est pas la transformation des modes opératoires par l’analyse scientifique ou ergonomique à des fins d’améliorer et développer l’activité. Leur mission est somme toute assez sommaire. Elle tient en deux mots anglo-saxons d’usage dans le milieu : performance drumbeat. Il importe en effet de battre la mesure à une cadence suffisamment soutenue pour que ne soit ralentie, interrogée ou mise en doute la pertinence du dispositif.

Aussi, face à ces sollicitations effrénées, les hommes et les femmes du terrain font le choix de résister habilement afin de s’extirper du non-sens de ces situations.

Le bricolage, au service de la reconnaissance

Les modes de résistance sont au nombre des subjectivités qui s’entrecroisent dans l’entreprise. Il y a celui qui, dans un acte manqué, oubliera de produire le rapport ; celui qui, résigné, produira un rapport « arrangé » ; celui qui fera du rapport l’objet de ralliement d’anciennes protestations à l’encontre de la direction… Dans l’exercice même de l’activité, s’exprime une subjectivité avec ses désirs, ses attentes, sa personnalité, son potentiel, son engagement, son histoire. Autant de paramètres difficilement contrôlables et prévisibles qui colorent l’objet travail d’une teinte unique, celle du salarié aux manettes de son activité. De fait, rappelons que « le travail est par définition humain, puisqu’il est convoqué là où précisément l’ordre technologique-machinal est insuffisant » (Dejours, 1993 p. 220). Si les psychologues du travail connaissent bien cette unicité du salarié dans son rapport au travail, ce « genre intérieur » (Clot, 2006), il en est autrement pour les gestionnaires d’entreprise. Paradoxalement, ces derniers s’intéressent aux effets positifs de la reconnaissance des salariés car ils ne savent que trop bien mesurer les impacts négatifs du désengagement et de la démotivation. La reconnaissance en entreprise est souvent, et à regret, à l’image du système éducatif qui sanctionne ou récompense les résultats du travail.

Or, la reconnaissance est sans aucun doute une composante essentielle de la sphère professionnelle, à condition de l’appréhender dans sa dimension ontologique, en tant qu’élément constitutif de l’identité du salarié. La reconnaissance, qu’elle soit matérielle ou symbolique, confirme ou dévoile les habilités techniques, les compétences humaines et autres éléments de la valeur intrinsèque de l’individu. Elle participe, de la sorte, à la construction de l’identité du salarié. « Celui qui a été reconnu pour la contribution qu’il a apportée à l’organisation par son travail peut éventuellement rapatrier cette reconnaissance de son savoir-faire dans le registre de son identité. » (Dejours et Gernet, 2009 p. 7.)

La reconnaissance en entreprise s’éprouve dans l’intersubjectivité, au travers du regard que l’autre porte sur soi. Par extension, elle valide la valeur sociale du travailleur et son utilité pour la communauté.

La reconnaissance ne se limite pas à la rétribution pécuniaire. Elle se manifeste subtilement dans d’autres formes telles que la reconnaissance existentielle (Brun et Laval, 2018) (être vu en tant que Jean, individu singulier), la reconnaissance de la pratique (être reconnu pour son savoir-faire singulier) ; la reconnaissance de l’investissement (être apprécié pour ses efforts et sa constance à rendre la qualité de service en dépit de prescription déviant de la mission principale).

Aussi nous mesurons tout le poids de la reconnaissance, et sans en faire ici le développement, toute l’étendue préjudiciable de sa privation, pour la santé psychique.

C’est pourquoi, à défaut de reconnaissance verticale de la ligne dirigeante et gestionnaire, le salarié dans sa quête légitime à exister au sein du collectif travail, se tournera vers ceux et celles à même de confirmer son utilité et sa valeur. C’est dans le bricolage que l’on repère cette quête de sens, cette raison d’être en qualité de salarié. Le bricolage se décline de maintes façons. Le salarié redouble d’ingéniosité pour rendre le service à ceux et celles, les usagers, les clients qui jouiront du produit ou service.

Lorsque Jean contourne la prescription managériale, il privilégie ce qui fait sens dans son activité, à savoir le service rendu au client. Parce que c’est dans ce service qu’il peut se reconnaître. À l’image de ces postières, qui se refusent à vendre de l’emballage prêt-à-envoyer aux clients qui ont fabriqué leurs propres colis par souci d’économie (Clot, 2012).

Les exemples de bricolage sont nombreux. Ce n’est pas tant comment il s’exerce qui interpelle mais davantage pourquoi. Un bras de fer s’instaure entre la dimension impersonnelle du travail et la dimension personnelle.

La dimension impersonnelle (Clot, 2013) dans l’analyse de l’activité renvoie à la tâche, au travail prescrit, à un « quoi faire » qui renferme les instructions, les buts assignés, les obligations du métier, les normes, les indicateurs…

La dimension personnelle renvoie au « comment faire », à la manière dont le salarié réalise la prescription avec son expérience, sa créativité, sa personnalité et les imprévus du quotidien.

Lorsque les gestionnaires, notamment les non-héritiers du métier, ceux qui un jour gèrent un service de grande enseigne alimentaire et le lendemain une structure hospitalière, lorsque ceux-là exigent une exécution uniforme et lissée de la tâche, c’est alors qu’ils font fi de l’essence même du salarié et le relèguent à la catégorie machine à exécuter. Ils renient l’intelligence du salarié, son autonomie, ses valeurs, son art, son humanité et génèrent par la même occasion la souffrance au travail qui gangrène les organisations et institutions.

Mais le salarié, dans sa légitime revendication à exister, à être vu et reconnu, se débat et résiste contre cette mise à mort quotidienne de son identité professionnelle.

Bibliographie

Brun J.-P. et Laval C. (2018). Le pouvoir de la reconnaissance au travail, Paris, Eyrolles.

Camus A. (1942). Le mythe de Sisyphe. Essai sur l’absurde, Paris, Gallimard, 1985.

Clot Y. (2006). « Clinique du travail et clinique de l’activité » in Nouvelle revue de psychosociologie, 1, p. 165-177.

Clot Y. (2012). « L’aspiration au travail bien », (compte rendu E. Bourguinat), communication présentée au séminaire du 20 septembre 2012, Les amis de l’École de Paris.

Clot Y. (2013). « Suicides au travail : un drame de la conscience professionnelle ? » in Activités, 10-2, doi.org/10.4000/activites.716.

Dejours C. et Gernet I. (2009). « Évaluation du travail et reconnaissance » in Nouvelle revue de psychosociologie, 8, p. 27-36.

Dejours C. (1993). Travail : usure mentale. De la psychopathologie à la psychodynamique du travail, Paris, Bayard.

Freud S. (1920). Au-delà du principe de plaisir, Paris, Payot et Rivages, 2010.

Citer cet article

Référence papier

Marie-Hélène Moussaron, « Le bricolage au service de l’identité professionnelle », Canal Psy, 128 | 2021, 35-37.

Référence électronique

Marie-Hélène Moussaron, « Le bricolage au service de l’identité professionnelle », Canal Psy [En ligne], 128 | 2021, mis en ligne le 13 juillet 2022, consulté le 30 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3429

Auteur

Marie-Hélène Moussaron

Formation à partir de la pratique (FPP, Lyon), département de psychologie du travail et des organisations, Université Lumière Lyon 2

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