Vous avez travaillé toute la matinée. Vos réunions à distance ne vous ont pas laissé le temps de respirer. Vous avez faim, immédiatement faim. Vous allez devoir attendre trente minutes. Le délai proposé par la plateforme sur laquelle vous venez de commander, en quelques clics, de quoi vous évader un instant en Thaïlande ou au Japon. Trente longues minutes pendant lesquelles vous ne pensez pas à ce qui est mobilisé dans ce laps de temps qui vous semble encore trop long avant d’être livré. Vous qui avez intégré la réponse numérique immédiate à toute demande y compris la réponse à vos besoins fondamentaux, par la magie du virtuel. La plateforme, grand ordonnateur, met en route un processus en agitant à coups de clics et de notifications un monde de professionnels bien réel. Derrière notre écran nous imaginons mal la réalité de l’organisation professionnelle de techniciens et de machines mobilisés qui permet de passer d’une image fixe à sa matérialisation, en trente minutes, l’exigeante durée pour la conservation de la température du repas. Je propose de donner la parole aux coursiers pour vous raconter leur making-of à partir de leur entrée en scène dans le circuit de la livraison. L’ingéniosité créatrice du coursier à vélo, pour vous servir.
La logique connexionniste
Votre paiement validé, l’intelligence algorithmique se lance dans une distribution de tâches. Et comme le précise le sociologue Antonio A. Casilli (2019), l’utopie numérique ne peut se passer de l’intervention humaine en bout de chaîne, là où les robots ne savent pas faire et là où ce n’est pas assez rentable de faire. Là où l’ingéniosité est irremplaçable et fondamentalement nécessaire.
Figure : le circuit de la livraison de plat via une plateforme numérique.
La logique connexionniste poussée par le néolibéralisme comme étant un incontournable progrès, favoriserait l’innovation, la flexibilité et l’autonomie (Boltanski et Chiapello, 1999). Sa rupture avec les modèles économiques, juridiques et technologiques éprouvés, étant considérés comme dépassés, impose une politique du « fait accompli » dans les relations et processus de travail (Bobillier-Chaumon, Barville et Crouzat, 2019). Dans notre exemple les outils numériques distancient la plateforme donneuse d’ordres d’une partie de son contenu d’activité. La plateforme se déresponsabilise habilement de celle qui inclut l’être humain en tant que travailleur, voire au-delà. Elle ne s’occupe que des relations numériques se défendra-t-elle face à ses détracteurs, en écartant pour ainsi dire la part d’humanité nécessaire dans la relation à l’autre humain, tout en argumentant se préoccuper de l’intérêt social par quelques pirouettes langagières anglicistes. La plateforme propose, parce que c’est « fun », de rémunérer les temps morts par du « jobbing », un loisir actif « cool » gratifié et valorisé par des « smiles », à des collaborateurs « self-employed » en étant « driver ». Elle exclut l’idée de penser le travail rémunéré pour subvenir à ses besoins (Gomes, 2018). Le travailleur ne devrait que se réjouir par ces néologismes, de part en part de la chaîne de l’activité. Pour la plateforme le métier est simple, précise le livret destiné aux coursiers1 : « Un client commande par l’intermédiaire du site, le coursier est envoyé dans le restaurant chercher la commande pour enfin la livrer au client ». La plateforme laisse généreusement au coursier toute l’autonomie nécessaire d’être confronté à son activité réelle « fun ». Les réglementations multiples qu’imposent les plateformes soumises à leurs marchés, reposent la question fondamentale du travail et de ses conditions.
Le livreur à vélo confronté à la « plateformisation » ou l’« uberisation » du travail dévoile, par le prisme de notre étude exploratoire de son identité professionnelle, sa palette créative, son « bris-collage des instances brisées » (Cuvillier, 2020)2 pour faire son travail et survivre. Sa créativité « renvoie aux possibilités et aux capacités d’initiatives du sujet dans un champ de contraintes et de normes » (Amado, Bouilloud, Lhuilier, Ulmann, 2017, p. 9). L’analyse attentive d’entretiens « forge un profil professionnel inédit » et « fait comprendre le sens que les individus donnent à leur propre comportement et à leur situation de travail » (Leblanc, Cuvillier & Rouat, 2019, p. 44). La situation contrainte et standardisée des coursiers à vélo de l’uberisation (CVU) regorge d’exemple de bricolages multiples jusqu’aux limites de leur possible, une souplesse adaptative contorsionniste jusqu’à la rupture des corps.
« Avant que ça gagne, est-ce que t’es prêt à passer 40 heures le cul sur une selle ? »
Au-delà du shift, le chrono-maître
Le shift, c’est le créneau horaire3 ou la course. La seule unité de travail que la plateforme considère comme base de rémunération du coursier. La mise en valeur d’un shift sert à son déballage marketing. Tout le reste ne compte pas. La plateforme informe le CVU : « N’oubliez pas, premiers arrivés, premiers servis » (p. 3). Pour le coursier cette valeur unitaire correspond à ses gains : « On gagne bien si on roule bien ». Son objectif sera de faire le plus possible de courses en une heure de temps. Tout le reste, il ne le compte pas. L’appropriation de ce temps, terrain de la créativité, n’est-elle pas l’exploitation d’« un temps intensifié qui enraye ou désagrège le temps créatif » (Gaudart, 2017, p. 103) ?
Nous avons réalisé huit entretiens semi-directifs puis onze interviews de CVU, en plusieurs temps. Notre méthode d’enquête de type ethnographique a été conditionnée par le mode de rémunération des coursiers. Les huit qui ont bien voulu se déplacer pour un entretien étaient tous rattachés à la même plateforme, celle qui payait à l’heure + la course et qui n’existe plus aujourd’hui : « Avec Foodora, on est payé à l’heure ; même si tu bosses pas, t’es au moins payé une heure de base ». Les autres, payés essentiellement à la course ou à la tâche (seul mode de rémunération actuel), ne comptaient pas perdre le temps d’une potentielle course pour un entretien avec nous : « Moi j’ai rien, j’gagne pas d’argent si j’fais pas la course ! » Nous nous sommes adaptés. Pour compléter notre étude, nous avons interrogé cinq coursiers dans un premier temps, et six un an plus tard, dans la rue et devant les restaurants, pendant le temps d’attente d’une commande, d’une durée variable (astreinte non rémunérée), sur la base d’un guide d’entretien plus ou moins directif. En dehors des shifts, « on attend jusqu’à 45 minutes des fois, c’est le temps d’une course, on perd de l’argent », précise l’un d’entre eux. Ces temps d’attentes sont mis à profit pour faire leurs comptes, tout en restant à l’affût d’une notification, top départ d’un shift. Le CVU apprend de son expérience à maîtriser le temps, un des enjeux majeurs de son activité. Après tout c’est lui le patron ! Il redouble d’ingéniosité pour gagner ses courses contre-la-montre. Le comptage obsessif qu’il pratique d’à peu près tout à l’aide de ses outils numériques obligatoires pour exercer son activité (smartphone, applis) – son chronomètre connecté – le contraint à accélérer ses cadences et à rationaliser le plus possible son travail. Son but est de comparer et d’améliorer les possibilités de ses performances et de ses gains pour compresser la durée d’un shift et pour les multiplier. « C’est un nombre de prises d’informations par seconde qui est incroyable ; j’en suis à ma 10 000e commande là bientôt ; je travaille 7 jours sur 7 ; sur 1 mois je fais 500 courses, 50 heures par semaine ». Il compte jusqu’à quatre-vingts kilomètres de vélo par jour : « Lui, c’est le meilleur coursier, c’est vraiment le meilleur, on le sait pur et durement, parce qu’il fait 80 kilomètres par jour, c’est un vrai sportif et on l’admire pour ça ! » ; « plus tu fais de courses, plus tu gagnes », « les autres, ils feront une commande et demie par heure là où j’en fais trois, quatre ». Pour le CVU, la course est aussi de renseigner la plateforme via leur application d’un nombre important d’informations avant et après chaque livraison. Cette charge importante et ce temps ne comptent pas. Les tâches demandées par la plateforme sont pourtant précises et contraignantes4.
La distance contractuelle entre la plateforme et le coursier génère une organisation du travail anti-sublimatoire qui casse la coopération nécessaire à la dynamique de reconnaissance (Potiron, 2019). Ce besoin est satisfait par les performances mises en avant et dont le CVU est fier. Il précise : « J’prends pas de repos, je fais strictement rien d’autre que ça quoi ». La souffrance s’efface pour laisser la place à une performance sportive plus prestigieuse, qui plus est récompensée par la « médaille » du salaire horaire et/ou de la livraison réussie dans les temps.
Le CVU est majoritairement un homme5. Il a entre dix-huit et trente-six ans, il est sportif, aime le vélo et travaille depuis quelques semaines ou au maximum deux ans. Il ne « compte pas faire ça pendant longtemps » ; « à long terme tu ne peux pas faire ça dix ans, pour des raisons évidentes ; avec le rythme de vie que j’ai, j’peux rien faire de plus ».
La moitié d’entre eux cumule les emplois en étant coursier et gardien d’immeuble, agent polyvalent d’hôtel, responsable de magasin, maçon ou étudiant par exemple ; l’autre moitié ne pratique que cette activité. Il revendique le statut d’indépendant de microentreprise (statut d’autoentrepreneur imposé par les plateformes) parce qu’il se sent libre et autonome de cumuler les heures, les emplois et pense travailler quand il le veut. « Quand t’es microentrepreneur, quand tu veux travailler beaucoup tu peux, ah ouais en salariat tu peux pas » ; « je peux dépasser le nombre d’heures légal ». Il sait qu’il cumule de quarante-cinq heures au minimum de travail par semaine à soixante-dix heures, soirées et week-end compris parce que « pour 35 heures c’est pas rentable et sans les aides c’est encore pire ».
Le CVU loue sa force de travail. Il estime ses besoins en fonction de ses objectifs. Le tour de force libéral « créatif » de l’uberisation est de lui laisser les rennes de son asservissement. Son organisation planifiée de la productivité reste au stade de l’individu, de l’indépendant qui est en tension permanente entre performance (il compte tout) ; rentabilité (il veut gagner, le mieux ou le plus possible) et compétition (il veut être le meilleur de sa catégorie), quelle que soit la façon dont il gère son organisation, qu’il soit plus ou moins sportif. Ces notions reflètent principalement son identité professionnelle. Le CVU met en évidence un rapport particulier de l’individu au travail et au temps. Il renvoie à des systèmes anciens comme le travail des mineurs et le mouvement stakhanoviste où se mêlent performance, productivité et rentabilité mais au stade de records isolés. Cette approche du travail renvoie également au taylorisme que le coursier s’impose dans une organisation uberisée, déresponsabilisée, qui se veut futuriste.
« Tu peux pas respecter le Code de la route, c’est fait pour les bagnoles, 30 fois s’arrêter, perdre 1 minute, repartir, s’arrêter… C’est plus fatigant que de tout faire sur sa lancée. »
Contourner la règle
Pour Christophe Dejours (1993), l’intelligence en action est produite par l’exercice même du travail, qu’il définit comme étant « la face cachée du travail » (p. 47) de celui qui apprend, innove, crée et gère la partie du travail réel en réponse au prescrit ainsi qu’à leur expérience du terrain. L’« Onboarding6 » de la plateforme présente, dans une traduction approximative, la mission au « FooDriver » : « Une livraison irréprochable, pour une expérience inoubliable. Un service souriant, rapide et haut de gamme, avec un plat, servi comme restaurant ».
La plateforme demande au coursier de « rouler à une vitesse constante tout au long du shift7 » et doit en même temps respecter le Code de la route, ce qui pour lui est totalement contradictoire. Il doit « griller en moyenne 4 à 5 feux rouges par kilomètre, 400 feux rouges par jour ». « Je gère ma sécurité, en faisant mon propre Code de la route ; et quand je vois que c’est safe pour moi j’y vais ; je m’adapte, c’est beaucoup moins fatigant de continuer sur sa lancée que de s’arrêter à chaque feu ; c’est moins dangereux de rouler sur les trottoirs ». Ce contournement logique du Code de la route le met en infraction. Il redouble alors de vigilance pour ne pas se faire arrêter : « Les flics y comprennent pas, y te collent des amendes, t’imagines 80 euros d’amende à déduire sur ton shift ? » Du côté des plateformes, il n’y a aucune surveillance à ce sujet. Les risques qu’il prend c’est son affaire. Il triche aussi parce que « ouais j’ai bien compté, si je grille pas les feux, je perds 300 euros sur un mois, c’est trop ». Le Code de la route est un frein à la réalisation de ses objectifs inconsciemment libéraux. Il applique à lui-même le dérèglement inhérent au libéralisme économique mais sans en tirer de véritable profit (la plus-value). Sa faible marge ne peut être envisagée que s’il enfreint les règles.
La plateforme lui suggère « d’avoir toujours le sourire8 » : « C’est un bot qui dit heu, hello machin ton shift a démarré et puis y raccroche, ce qui est très énervant d’ailleurs qui raccroche, même si c’est un robot c’est jamais agréable de se faire raccrocher au nez » ; « c’est un peu en mode va chercher et débrouille-toi » ; servile et souriant avec les clients également : « Au début c’est marrant, tu discutes un peu avec les gens, mais une fois qu’on l’a fait 100 fois, 200 fois… » ; « ils peuvent rester polis, on est des êtres humains ! ». Sa situation professionnelle ne met pas dans ses priorités d’avoir un comportement sympathique si ce n’est pas nécessaire. Il fera le strict minimum pour obtenir une notation correcte (nombre de smiles) sur la plateforme. Il nous dit, qu’à la longue : « J’fais la commande, j’la livre et j’me barre ».
Le métier de coursier ne l’intéresse pas plus que ça, il dit « livrer un truc d’un point A à un point B » ; « tu fais la tâche et tu t’en fous ». Il trouve alors l’avantage d’une telle activité dans la facilité d’accès au travail, celle de « prendre un travail », sans recrutement, sans entretien d’embauche. C’est aussi le moyen d’échapper à la discrimination sociale, ethno-raciale et/ou scolaire, d’une population marginale par rapport au marché traditionnel (Abdelnour, Méda, 2019). Il se sent marginal : « On est tous un peu des boulets dans notre vie ». Il peut ne parler qu’un piètre français, être sans diplôme, sans permis, étranger. « J’ai de comptes à rendre à personne, j’suis pas une roue ‘fin, je suis pas inclus dans des projets gigantesques ou y aura 56 chefs intermédiaires ». Il considère « avoir un contrat de partenariat [avec la plateforme], mais n’a pas grand-chose à dire ». Il précise : « moins j’ai de rapport avec eux, mieux je me porte ». Ce système accepte sa singularité.
Le CVU doit « ne pas avoir peur sur la route, de bien connaître la ville, (parce que) le GPS ne donne pas les raccourcis9 ». La ville, il la connaît bien et apprend à trafiquer son GPS pour que le dispach (distributeur de shifts – souvent une machine) le géolocalise ailleurs parce que « c’est dur ! Franchement c’est dur… Pour faire la montée de la croix rousse ou le 5e, le dispach, c’est un robot, il ne connaît pas les dénivelés » ; « il ne connaît pas tes vitesses, ni tes capacités » ; « ben google maps, c’est pas fait pour les vélos ». Le CVU connaît la route et ses dangers, il en fait l’expérience chaque jour. Sa peur, nécessaire, le maintien en vigilance pour éviter les accidents.
« Lui dans sa bagnole, il regardait dans l’autre sens, j’ai eu un réflexe, j’ai sauté du vélo ; ouais, ben j’en ai eu deux (accidents) et y a vraiment personne… t’es dans le flou total quoi… et en plus t’es pas payé, vu que tu peux pas travailler ; tu toucheras p’t’être quelque chose si tu meurs ; avec la tenue rose de Foodora, les voitures me voient mieux ; une crevaison ou une chaîne qui casse ou n’importe quoi en plein shift, t’es seul… j’ai dû pousser mon vélo à pied pour aller au bout de la livraison. »
Son métier comprend les dangers de la route, il en a fait les frais – « avant je roulais comme si tout le monde voyait que j’existais, j’ai eu trois accidents en une semaine » – et de son organisation dépend sa sécurité. La prudence sur la route reste cependant un frein à ses gains. Pour lui, son métier ce n’est pas d’être « là à attendre » ; « à tout moment on peut se faire percuter, le risque de base est assez élevé ». Il est responsable de son corps et de son matériel. Son vélo,
« c’est un vélo d’haute qualité, léger, maniable, cher, donc celui-là je m’en sépare pas ; je me suis dit que ce sera impossible de me le voler ; je l’attache tout le temps à un point fixe même devant les restaurants, même pour faire deux mètres ; je le monte systématiquement dans les escaliers, des fois c’est pas possible alors je dois ressortir avant de livrer ; l’objectif garder mon vélo en sécurité ; j’ai toujours un “U” ça permet de dissuader les voleurs ».
Il dit alors « vivre au jour le jour » et personne ne s’occupe de savoir dans quelles conditions il a livré.
Le plus important, précise la plateforme, le coursier doit « être fiable et heureux de pédaler et aimer rouler quelle que soit la météo10 ».
« Quand il pleut c’est plus dangereux, je m’adapte, je fais doublement attention ; tout est glissant, les distances de freinage sont doublées ; les automobilistes gèrent mal les conditions, la buée, les dérapages, ils font beaucoup plus de conneries ; ça change selon le type de pluie et les températures ; j’ai différents équipements chacun va avoir ses avantages et ses inconvénients. »
Pour Demaegdt (2015, p. 23), « tous ceux qui travaillent contournent les règlements, enfreignent les procédures, trichent avec les consignes. Pas seulement par goût de la désobéissance mais […] pour bien faire ». Le CVU excelle en la matière, contraint par un prescrit drastique, et pour lui son ingéniosité inclut sauver sa peau. Il dira, malgré tout : « J’suis plus heureux à faire ça que d’autres métiers », tout du moins au début de son activité. Le CVU crée de « l’intelligence subjective qui permet de combler l’écart entre la tâche prescrite et l’activité » (ibid.). Il est tiraillé par une double injonction : celle venant de la plateforme donneuse d’ordre, puis la sienne en tant que patron. Sa limite est physiologique.
« Quand il pleut, c’est la nuit, t’as fait des kilomètres c’est la fin de la journée, t’es plus dans ton état normal, tu sens plus rien, tu files, c’est tout. »
Le corps contre lui-même
Le travail est un rapport au réel, comme vecteur à la fois d’épanouissement de soi et/ou d’expériences douloureuses. La psychodynamique parle de souffrance comme épreuve et à la fois comme moteur de l’effort nécessaire pour accomplir un travail, dont l’expérience passe toujours par le doute, la fatigue, l’échec, la douleur (Debout, 2014). La réaction à cette souffrance peut prendre des voies différentes comme le plaisir (gain subjectif), le traitement défensif (stratégie de défenses, adaptation), et encore comme échec (pathologie, effet négatif sur la santé). Le corps des CVU n’est plus vraiment « leur » corps. Il est simultanément corps biologique et corps-machine avec lequel il négocie ses propres limites. L’intensification des cadences exige une disciplinarisation constante du corps (Potiron, 2019). Une des rares femmes coursier nous confie :
« C’est pas tellement valorisé socialement de faire beaucoup de sport en tant que femme ; physiquement t’es plus bas que les autres, t’es plus bas que le coursier, si en plus tu fais 3-4 heures par soir, tu vas avoir les courbatures qui commencent et qui vont être sévères, tu vas avoir tous les mecs à côté qui vont faire une meilleure “perf” que toi, qui vont être mieux le lendemain, qui vont progresser plus vite, parce que eux ils ont la testostérone toi non, la grosse triche, donc t’as intérêt d’avoir confiance en toi, soit le prendre à la dérision, parce que ça décourage les gens, surtout les femmes. »
Quatre-vingts kilomètres par jour, s’il est aguerri, est un chiffre qui peut monter jusqu’à 130 (le record mythique dans la profession), pour une moyenne de 6 à 12 heures de vélo par jour. Il s’agit de s’entretenir par ce que « c’est dur quoi, c’est du sport ». Il est sportif et passionné de vélo mais « pour engranger un maximum, je ne peux pas perdre d’énergie ; je ne sors plus, socialement c’est dur ; je fais la sieste et prends des protéines tous les jours ». Son entraînement de haut niveau sans faire de coupure provoque « des douleurs sciatiques à 19 ans », par exemple. Pour cela il « règle [sa] selle en hauteur régulièrement », pour ne pas solliciter ses dorsales toujours de la même manière. « À plus de 5 kilomètres, ça commence à faire mal », il doit « bien penser à se reposer ». « T’as vite fait de faire une erreur et de t’épuiser rapidement ; faut toujours être bien en forme, le corps il te le rappelle rapidement ». « Après on est fatigué on dort, après on mange et on roule ». Il s’arrange en évoquant « être payé à faire du sport ; ça fait le cardio ; c’est écolo ; ça fait sortir ». Leurs jambes ne font aucune différence avec les bras véloces et précis des travailleurs immigrés qui étaient les collègues de Linhart (1978/1981) sur la chaîne automobile. La discipline qu’il met en place néglige ce corps-machine, son outil de travail qu’il met en danger dans la rue pour aller plus vite, qu’il pousse jusqu’à la rupture, à l’épuisement, à l’accident, « ben on n’arrive pas à tenir quoi ». Et au bout de deux ans : « J’arrête dans un ou deux mois pour trouver un travail normal, quoi ». Il prend en charge sa santé et sa dégradation, dont il est seul responsable. Il n’ignore pas que son intégrité physique est entamée, mais il accompagne le mouvement dans une attitude proche du détachement, voire de la schizophrénie : le CVU est le commandeur et le commandé, le travailleur libre et le travailleur enchaîné à la plateforme et à ses besoins. Il passe d’un statut à l’autre au gré de ses intérêts ou de la contrainte du moment. Peut-on rêver meilleure exploitation que l’exploitation intériorisée, consentie ? En ce sens le CVU, de par l’organisation spéciale de son environnement professionnel, ne « sent » pas le pouvoir puisque le pouvoir – ou la contrainte psycho-physiologique – n’est plus extérieur mais intérieure, organique. L’un d’entre eux nous avoue que pour gagner plus, il tente de « pousser [son] corps au maximum ». Il s’impose une fatigue physique et nerveuse pour son intérêt libéral plus grand. Son corps est à la fois sujet et objet. Cette confusion constitue un frein à la reconnaissance et à la défense syndicale de ce secteur.
Il est corps utile – car machine auto-programmable à l’envi – jusqu’aux limites de chacun, jusqu’à une résistance non pas politique mais biologique, et un corps docile pour le donneur d’ordres numérique : « Ils peuvent modifier les règles du contrat quand ils le veulent et on peut rien faire ». Des ordres qu’ils sont « libres » d’accepter ou de ne pas accepter… dans un monde où les effectifs de ces nouveaux prolétaires augmentent, chômage de masse aidant. La hausse des effectifs produit sur chaque coursier une pression supplémentaire égale au poids de la corporation, qui se traduit par une baisse du taux horaire et des changements de règles de plus en plus difficiles à contourner.
« C’est ça l’avenir en fait, soit les food-techs meurent, soit c’est les coursiers qui meurent ! »
Ingéniosité contre soi
Être CVU dure rarement au-delà de deux ans, on l’a vu, et même s’il joue avec la ruse, le contournement, la triche pour faire son travail pour gagner de quoi vivre, son parcours professionnel apparaît rapidement comme un enchaînement de sacrifices. Son ingéniosité se retourne contre lui. Sans l’amour du vélo et la « chance » de ne pas travailler entre quatre murs, plus de la moitié ne tiendrait pas aussi longtemps. Ce travailleur sans protection contre le Marché ne peut compter sur un statut qui le protège : ce dernier ne débouche sur aucune organisation collective solide et ne permet pas de palier les faiblesses de son fonctionnement (ou de son dysfonctionnement individuel), un fonctionnement écrasé par la pression de l’entité marchande, omniprésente bien qu’invisible. Cet ouvrier cycliste serre les dents avec orgueil sur sa machine et transcende ses souffrances physique et psychologique grâce au tour de passe-passe du prétexte sportif ainsi que l’illusion de contrôler son temps et ses gains. Il est seul dans ses négociations avec ou contre lui-même. La dimension personnelle du métier (Clot, 2008), la plus individualiste, celle qui marque le « style » (ibid.) est particulièrement développée chez le coursier. Pris dans un étau entre la dureté de l’environnement et son isolement social, ces caractéristiques ingénieuses, de bricolage, de tricherie deviennent le seul levier possible de sa régulation. La CVU finit par ruser avec et contre lui-même.