Introduction
« La crise écologique actuelle est d’abord une crise de nos relations au vivant. Donc une crise de la sensibilité. Un appauvrissement tragique des modes d’attention et de disponibilité que nous entretenons avec les formes de vie. Une extinction discrète des expériences et des pratiques qui participent de l’évidence de faire corps, de se sentir chair commune avec le monde. » (Damasio & Morizot, 2020)
Depuis quelques années, plusieurs études concourent à cibler précisément les impacts du lien entretenu entre l’humain et ce que l’on a coutume d’appeler la « nature ». Baptiste Morizot, philosophe et pisteur de loup, écrit sur les Manières d’être vivant et traite de nos façons occidentales et hypermodernes d’entrer en relation avec notre « environnement naturel ». La postface à cet ouvrage, de l’écrivain de science-fiction et d’anticipation politique Alain Damasio, cité dans cette épigraphe, relate cette « crise écologique » (que nous connaissons plus directement encore depuis ces dernières décennies) comme une « crise de la sensibilité », une « crise de nos relations aux vivants » qui témoignent (ou sont issues) de la « cosmologie naturaliste » que l’anthropologue Philippe Descola s’est attaché à travailler et à définir au long de son travail. Cet article s’appuiera particulièrement sur sa pensée, afin de comprendre la dynamique de nos relations avec cette « nature » que l’on traverse, transforme et agit en marchant.
Pour situer notre propos, il s’agira de réfléchir à cette dimension de « nature » ou d’ « environnement non-humain » à partir d’un dispositif de groupe à médiation « itinérance hors les murs » qui consiste à proposer des sorties accompagnées en marchant, en tant que psychologue clinicienne et en co-thérapie avec un ou une soignant(e)s, le temps d’une séance (1 à 2h). Ce travail de recherche s’est réalisé avec des patients et patientes hospitalisé(e)s en psychiatrie, dans des modalités institutionnelles diverses. Cet article reprendra plus particulièrement une clinique de jeunes patient(e)s adolescent(e)s, au sein d’un Centre Médico-Psychologique.
Nous envisagerons une brève revue de la question autour d’une définition contemporaine et anthropologique du terme de nature, pour amener une réflexion plus précise sur l’ « environnement non-humain », dimension traitée par Harold Searles dans le référentiel psychanalytique, et reprise par d’autres après lui (Souffir, 2005 ; Magnenat, 2016 ; Danon-Boileau, 2018 ; Missonnier, 2019). La médiation « marche » considère autrement cette question du non-humain, puisqu’il s’agit d’interagir directement avec lui, d’improviser, de se laisser surprendre, de rêver, de penser, d’agir. A l’issue de cet exposé théorique, nous réfléchirons les processus thérapeutiques en jeu, corrélé à cette dimension de crise de l’environnement non-humain, à partir d’un cas clinique singulier.
Penser le terme de « nature » à l’ère de l’hypermodernité
Avant toute chose, et pour situer un peu mieux cet enjeu qui consiste à comprendre l’hypermodernité au sein de cette réflexion sur la « nature » et le « vivant », il semble nécessaire de repasser par la définition de l’Anthropocène pour comprendre comment l’être humain (occidental) a construit une cosmologie dont il est le centre. L’Anthropocène désigne cette « nouvelle ère géologique » ou « ère de l’homme ». C’est un concept qui se présente dans la veine d’une réflexion plus large sur ce que nous avons choisi de nommer « hypermodernité », notamment parce que cette nouvelle « ère » « ouvre une grande interrogation sur la possibilité de continuer à habiter, nous, êtres humains, dans de bonnes conditions sur la planète ainsi soumise aux forçages anthropiques » (Lussault, 2022, p. 9). Deux dimensions se dégagent de cette réflexion : la première concernerait ce phénomène d’ « anthropisation considérable et inévitable des milieux biophysiques » (ibid., p. 9), autrement dit la capacité de l’humain à habiter les espaces et à les transformer pour son propre usage (où la marche est une pratique humaine comme une autre). La seconde serait relative au fait que les activités humaines sont d’une telle ampleur qu’elles ont des effets qui dépassent l’échelle locale, du fait des conditions systémiques de cette « empreinte humaine ». Le réchauffement climatique en est un exemple contemporain criant. Aujourd’hui, cette notion d’Anthropocène est en débat (Candau, 2018), certains chercheurs et chercheuses s’attachent à faire allusion à une « ère du capital » ou « capitalocène » (Moore, 2016), considérant que la crise actuelle est davantage liée aux modes de productions industriels et capitalistes qu’à l’humanité en général. En ce sens, la nature est une « ressource » à utiliser, étudier, protéger tout en l’exploitant et la commercialisant (Stengers et Mantelli, 2001, p. 135).
Mais là n’est pas précisément notre propos, il s’agit plutôt de penser comment la marche est, dans différents champs, saisie comme une dé-marche pour retrouver le vivant en nous et à l’extérieur de nous et pour mieux se sentir en interaction avec lui. Aujourd’hui, manquer de cette interaction avec « la nature » semble être l’objet d’études qui amènent nombreux chercheurs et chercheuses à formuler des hypothèses reliant ce « déficit de nature » avec l’émergence de nouvelles psychopathologies ou, sans aller jusque-là, à des formes de souffrances spécifiques1. La question qui nous anime ici est la suivante : qu’est-ce que la « nature » et pourquoi ce terme traduit déjà une histoire relationnelle que l’humain entretient avec son environnement ?
Pour reprendre les mots de Baptiste Morizot au sujet de cet objet « nature » : « être un décor et un support de projection, c’est avoir perdu sa consistance ontologique » (2020, p. 17). En usant du terme de « nature » pour définir l’environnement vivant qui nous entoure c’est, dans un premier temps, s’en tenir détaché, distinct et éloigné. Ceci permet en ce sens une étude voire une exploitation de cette même « nature ». Dans un second temps, cette dénomination renvoie à le vider de sens et de sa consistance, au sens où son existence, autonomie et complexité, en tant qu’environnement est perdue et identifiée uniquement dans sa dimension de « ressource » utilisée pour et par l’humain. Le travail de Philippe Descola nous convie, à l’appui de ses études sur les peuples animistes, à repenser comment ce concept de « nature », et le processus de « naturalisation » qui s’engage lorsqu’un sujet nomme ou étudie son environnement, amènent à rendre « passif » celui-ci. L’anthropologue, à partir d’études de terrains et d’autres « cosmologies » explique combien, à partir du XVIIème siècle avec la révolution mécaniste, la parentification entre l’humain et le « non-humain » devient alors moins évidente, isolant l’un et l’autre à la manière d’une « enveloppe humaine » (Searles, 1960). Il semble en ce sens que nous souffrons plus d’un déficit relationnel avec le vivant que d’un épuisement de celui-ci dans notre paysage contemporain. C’est ainsi que les auteurs et autrices contemporain(e)s proposent de concevoir l’environnement non pas comme une entité à part entière mais comme un processus en temps réel, dans toute sa complexité, restaurant un « continuum social entre humain et non-humain ». Pour ce faire, les travaux actuels visent à user du terme d’ « environnement non-humain » ou de « vivant non-humain » pour définir un peu mieux cette dimension avec laquelle l’être humain doit se re-penser en lien et en interaction.
Cette réflexion rappelle ce que certains psychanalystes ont travaillé de nos interdépendances avec le « non-humain ». Harold Searles (1960) a destiné un ouvrage entier sur la question et propose la thèse suivante : « Je suis convaincu que l’individu sent, consciemment ou inconsciemment, une parenté avec le non humain qui l’entoure, que cette parenté revêt une importance transcendante pour l’existence » (Searles, 1960, p. 27). Victor Souffir, reprenant cette pensée, écrit notamment à son sujet « qu’une des conditions de la santé psychique est de vivre avec un sentiment d’apparentement à la nature » (Souffir, 2005). Dans un article précurseur de 1972, Harold Searles décrit combien cette « crise environnementale » se révèlerait être la plus grave à laquelle l’humanité n’ait jamais eu à faire face collectivement. Il convie les psychanalystes contemporains à se préoccuper de cette « crise » que nous traversons, précisément parce qu’elle entretient un rapport étroit avec le « devenir sujet ».
L’hyper-urbanisation et industrialisation, qui nous amène à réduire de plus en plus les espaces vierges, seraient à l’origine de l’augmentation de nombreux troubles psychiques. On parle alors de dépression, comme cela peut aussi s’entendre dans le contexte plus large d’un Malêtre (Kaës, 2012) ou malaise contemporain, c’est à dire de l’émergence de nouvelles psychopathologies et des entraves aux processus participant à se définir soi et en relation avec l’environnement (humain, non-humain, vivant, spatial, etc.). René Kaës décrit comment l’hypermodernité vient radicaliser et amplifier les « processus sans sujet », ce qui revient à évoquer des processus de désubjectivation. Ceci entre en résonance avec un sentiment de désaccordage comme spécificité de ce malêtre contemporain - un désaccordage qui se manifeste aussi en lien avec cette « nature » que nous décrivions plus tôt : « Notre rapport à la nature a fondamentalement changé, et nous sommes quotidiennement alertés par les catastrophes écologiques que nous avons contribué à mettre en mouvement » (ibid., p. 17).
La marche, dans notre cosmologie occidentale serait utilisée comme une façon de considérer la nature non plus comme un objet extérieur à exploiter, à utiliser, à étudier mais comme un environnement duquel nous venons et dans lequel nous vivons, c’est à dire dans une idée de « co-construction » de cet environnement. Isabelle Stengers précise à ce sujet que « c’est vraiment de la co-invention dans le sens où il y a entre-nourrissement et renforcement mutuel de la dynamique sociale humaine et de ce qu’est la nature » (2001, p. 138). Les pratiques thérapeutiques à partir de la marche, dans lesquelles le dispositif « itinérance hors les murs » s’inscrit, proposent en cela de repartir des corps, de notre inclusion dans l’environnement, afin d’interroger nos parentés avec le non-humain et le vivant. Dans cette démarche thérapeutique, il s’agit « de rechercher en permanence à leur endroit les “égards” les mieux “ajustés” » (Morizot, 2022, p. 70). Le matériel clinique recueilli pour cette recherche prend en compte cette réflexion. Ce seront précisément des « liens d’alliance » que nous tenterons de faire advenir. Cette intention suit l’hypothèque que la « crise de la sensibilité », qui marque actuellement notre cosmologie occidentale, nous atteint tous et toutes, et peut être encore plus intensément pour nos patients et patientes en proie à des organisations limites et extrêmes de la subjectivité.
La relance d’un travail d’accordage avec cette dimension non-humaine et vivante de notre environnement permettrait de déployer des « formes primaires de symbolisation » (Brun, Roussillon, 2014) spécifiques à celles-ci. C’est dans cette intention que nous avons tenté d’accompagner ce groupe de jeunes adolescents en CMP et précisément Camel, au sein de ce dispositif à médiation « itinérance », du mouvement du corps dans la rencontre, du « côte à côte » faisant appel à ce modèle de la « symbolisation en présence » (selon ladite école lyonnaise) afin de relancer des modalités de langage en deçà du verbal, c’est-à-dire (pour celles et ceux qui seraient moins familiers de cette ritournelle lyonnaise) exprimant des vécus archaïques à une époque où la modalité de langage était celle du corps et de l’acte.
Communication primitive en « écotone »2 : Camel et le vivant
Jeune garçon brun, Camel est de taille moyenne, le visage potelé, la silhouette ronde comme héritée d’un corps enfantin. Il a 13 ans lorsqu’il intègre le groupe. Lors de sa première séance, Camel est très discret et observe attentivement les mouvements des autres enfants. Lorsque nous marchons, Camel prend très vite la tête du groupe, avance tout seul devant, comme déconnecté du reste du groupe. Quand les autres enfants jouent et improvisent avec cet environnement que nous croisons, que nous traversons, Camel se déplace d’un pas lourd, pataud, les mains dans les poches. S’il s’agit de jouer avec les autres, son implication dans le jeu prend, très vite, la forme d’une rivalité. Pour Camel, l’enjeu semble être : lequel est le plus costaud ? le plus rapide ? le plus agile ? Je l’observe alors comme limité par son corps, rapidement confronté à l’échec, essoufflé, peinant à se déplacer, glissant, tombant… comme s’il ne pouvait avoir de prise sur cet environnement.
Dans une première partie de la prise en charge, Camel garde une place en retrait du groupe, comme dans un repli du cadre, préférant laisser les autres organiser des jeux de course sans lui, jouer au ballon ou à la bataille tout en les observant. Pendant quelques séances alors, Camel manifeste de la destructivité à l’égard du non-humain du cadre, il « casse » quelque chose sur son passage : une pile de tuiles d’un toit posée en bordure du chemin, comme en attente d’une construction future, arrache les fleurs, les plantes, etc. Systématiquement, la destructivité de Camel fige le groupe, le clive et notre élaboration en post-séance s’en trouve altérée.
Camel : quête du vivant en lui, entre destructivité et déracinement
Lors de la deuxième séance, notre petit groupe, en marche, nous amène à croiser un habitant qui cultive son potager en bordure de notre route. Nous nous attardons sur de nombreux plans de tomates vertes qui, au vu de la saison, n’auront pas le temps de mûrir. La rencontre avec le passant nous amène à évoquer qu’il serait possible de transformer ces tomates vertes pour qu’elles soient rendues comestibles, avec la promesse de pouvoir le faire gouter à l’ensemble du groupe. Camel semble alors attiré par cet élément et questionnera, au fur et à mesure des séances, l’avancée de la maturation des tomates.
Je m’interroge précisément sur le processus de maturation en lien avec un « chaud pubertaire » qui vient rencontrer le « froid, tout éteint » qui a semblé marquer son enfance3. Il s’agit là de propos tenus par la psychologue qui le suit, au moment de son indication au groupe. Cette parenté avec le pied de tomate semble être un exemple d’un fruit qui peine à murir mais que l’on peut « faire grandir » autrement. Le vivant en lui qui s’échoïse avec le vivant autour de nous commence à pouvoir se travailler pendant les séances.
Deux séances plus tard, notre cheminement en groupe se fait entre des champs de vigne. Camel, toujours fuyant des autres jeunes, cherche à étudier les rangées de pieds de vigne : des tuteurs les entourent et il s’attèle, dans un premier temps, à les démonter comme pour libérer le pied. Ma co-thérapeute s’agace, le questionne sur la raison de son action et l’amène à penser comment il saccage le travail, focalisée sur la destructivité « à nouveau » de Camel sur notre cadre et sur ce qui l’entoure. Camel se braque et fuit le groupe un peu plus loin. Alors que je suis à la marge du groupe, il vient néanmoins me trouver et je tente de reprendre ce qu’il vient de se passer. Je lui explique que s’il arrache le pied de vigne, ce dernier mourra. Il semble entendre et s’apaise.
La relation de Camel à cet « environnement non-humain » raconte sa relation à son corps, au départ rigide et isolé du noyau groupal, puis « tout mou » au point qu’il tombe à plusieurs reprises, un passage radical de l’hyper-tonicité à l’hypotonicité. Le signifiant formel « Un appui s’effondre » raconte aussi comment le monde semble échapper à Camel, dans un échec du travail d’emprise, au sens repris et défini par Alain Ferrant (2008). Ces signifiants formels (Anzieu, 1987) manifestent la relation que Camel entretient avec son environnement au sens large. Alors que des moments de rencontre entre Camel et sa mère s’organisent à mi-chemin de la prise en charge, il amène son vécu de déracinement bien présent dans sa famille entre sa grand-mère et sa mère, dans cet espace d’entretien. Il choisit ce temps pour déposer aussi combien sa relation à son père est souffrante : « il s’en fout » « il est froid », dit-il à son sujet. Camel semble pris entre ce vécu de déracinement hérité de sa mère et grand-mère maternelle, et échouer à relationner avec les vivants, ce que nous travaillerons avec le vivant « non-humain ».
Lors de la séance suivante et puisque la saison transforme le paysage, le regard de Camel s’attarde sur les aspects « gelés ». Il semble alors fasciné par une cascade de « stalactites », terme que je nomme avec lui, qu’il cherche à capter de différentes façons. Il cherche à photographier cet élément du paysage puis essaie d’en attraper une, tire de toute ses forces et garde la stalactite dans ses mains tout le reste de la marche. Il me dit vouloir la ramener à la maison. Je lui dis qu’elle risque de fondre. Je lui demande si cela ne lui gèle pas trop les mains. Il me montre fièrement ses gants qui semblent le rendre insensible.
Pendant cette séance, je me questionne autour de cette sensation de « gelé » qu’il cherche à capter par différents canaux sensoriels aujourd’hui : le vu, le senti. Des sensations qui font écho avec sa formulation autour du lien avec son père mais qui sont aussi en lien avec les défenses que mobilisent face à un monde qui lui échappe, qui le déracine et qui l’angoisse.
Camel : du bonhomme de neige au processus d’humanisation
Les rencontres que fait Camel dans ce cadre à médiation s’orientent peu à peu vers la dimension d’un double (Jung, 2015) possible, là où le double dans le groupe est encore impossible.
Lors d’une séance où nous découvrons un paysage transformé non plus par le gel mais cette fois-ci par un manteau neigeux, Camel nous montre cette fois-ci sa relation avec un objet singeant la forme d’un autre humain : « un bonhomme de neige ». Cet objet, rencontré par hasard sur notre itinéraire de marche avait certainement été construit par d’autres enfants avant lui. Ce bonhomme de neige, avec qui il entre en interaction spontanément, se transforme en une bataille violente (jusqu’ici impossible avec les autres jeunes du groupe comme Amar avec qui il est encore impossible de se mesurer). Cette bataille avec le bonhomme de neige l’amène à démunir celui-ci de tous ses attributs sensoriels et à s’assoir dessus comme pour lui prendre sa place et son pouvoir.
En lien avec cet élément du cadre manifestement inanimé (mais « humanisé » par la forme), relatif à un élément météorologique (la neige) qui se transforme ou se rend plus ou moins malléable, Camel peut reproduire une interaction, amicale, puis agressive puis d’empiètement (Winnicott, 1975 ; Ciccone, 2003). Il est question, il nous semble également, que Camel investisse ici aussi un objet « culturel » (Missonnier, 2019) au sens où ce bonhomme de neige a été réalisé et construit par un autre humain (enfant, certainement) avant lui. Comme avec les tuiles qui servent pour fabriquer des toits, ou le pied de vigne qui appartient au vigneron, Camel s’attèle à détruire ce qui vient d’un autre, ce qui suggère la trace d’un autre avant lui.
Ici, Camel nous montre spectaculairement comment « ça se casse », figurant un processus interne, il semble raconter cette relation à son corps qui menace de se rigidifier ou de s’effondrer dans la rencontre avec l’autre. C’est également le cas lorsqu’il commence à se fasciner des aspects « gelés » du non-humain : les plaques de gel au sol, la cascade de glace, la stalactite... et qu’il demande à pouvoir ramener cette dernière chez lui, sans se soucier qu’elle pourrait fondre entre ses mains. Pourtant, ici la qualité de la neige est malléable, elle peut se reconstruire, se transformer. On peut par exemple en faire des boules de neige pour jouer tous et toutes ensemble. Les qualités de cet « environnement non-humain » peuvent ainsi s’approcher de la description du « medium malléable » en ce sens qu’il est saisissable, informe, transformable, indestructible (complètement), etc... à l’exception qu’il n’est pas prévisible, particulièrement lorsqu’il s’agira d’un autre être-vivant.
À la toute fin de la prise en charge et alors que nos séances en groupe se sont organisées au sein d’un environnement plus lisse et ludique, préférant chaque fois s’orienter vers un Citya, nous proposons de retourner « marcher en forêt ». Dès notre entrée dans celle-ci, nous apercevons une chèvre dans son enclot. Appelée par cette rencontre (alors que de coutume, Camel était plutôt indifférent au monde animal), Camel s’approche, se colle au grillage et cherche à la faire venir. Dans la mesure où les circonstances sanitaires nous contraignaient à porter des masques, même lors de nos marches en extérieur, ma collègue ironise sur la théorie de l’esprit de cette chèvre qui ferait face à un individu masqué. Spontanément, Camel retire alors son masque et dit, rapprochant brusquement son visage de la bête : « j’suis un humain ».
a. Espaces publics prévus pour accueillir les enfants du quartier, un terrain de football ou de basketball est souvent prévu pour le jeu.
Luc Magnerat (2016) rappelle le travail de Searles autour du non-humain et des différents stades de développement. A l’adolescence, le sujet prendrait conscience de soi « comme individu humain vivant, distinct des autres êtres humains lointains ou proches » (Searles, 1960, p. 184). Danon-Boileau quant à lui, insiste sur la nécessité de faire advenir l’humain du non-humain. Autrement dit, Camel se montrait dans une rigidité telle qu’au début de la prise en charge, il « glissait » ou « cassait » tout sans jamais scénariser autre chose qu’un « processus sans sujet », un signifiant formel (Anzieu, 1987). Entre l’interaction avec le bonhomme de neige puis ici, la chèvre, Camel semble pouvoir se différencier, se distinguer. De plus, la préoccupation de Camel à s’identifier en tant qu’humain auprès de la chèvre indique l’émergence d’un processus d’inter-subjectivité et d’inter-intentionnalité, processus décrits par René Roussillon (2014).
Conclusion
Ainsi, le cadre thérapeutique de cette « itinérance hors les murs », composé d’un espace à explorer et à délimiter, est aussi constitué d’un environnement non-humain, aux multiples qualités sensorielles, à la fois inanimés et animés. L’inanimé du cadre pouvait être rassurant dans la mesure où il est figé, stable, sûr. Dans ce même groupe du CMP, une jeune fille était très en difficulté avec la démarche de « sortir », aussi il fallait rester au plus près des murs. Toutefois, la particularité de ce dispositif est qu’il s’anime (ou déploie un potentiel d’animation) très vite, et ce, par de multiples facteurs : il est vulnérable aux éléments météorologiques (pluie, vent, boue, transformation du terrain, etc.), la qualité du sol peut s’en voir modifiée, le sentier est parfois transformé par le dénivelé, escarpé, etc. Il reste ouvert à de potentielles rencontres avec des tiers (humains ou non-humains) et transforme indéniablement le contenu de notre séance. La dimension du vivant (et donc de l’animé) nous semble importante à relever dans ce dispositif thérapeutique car ceci interroge, sur le plan thérapeutique et psychique, comment nous (être humain) interagissons avec cette dimension qui bouleverse nos sens, notre sensibilité, et pourtant qui semble donner matière à transformer ces vécus corporels bruts, ceci par la création d’un espace transitionnel en « écotone » (De Villers et Servais, 2016, p. 87).
La relance de modalités relationnelles avec cette dimension non-humaine et vivante de l’environnement, qui plus est sur un mode imprévisible et inattendu, permettrait de reconfigurer, à partir d’une « trame d’expériences entrelacées » (Abram, 1996, p. 93), une « trame sensorielle congruente » que la chercheuse et psychologue Anna-Livia Marchionni nomme « autorégulation harmonieuse des éléments sensoriels dans l’environnement naturel » (2021). L’hypothèse que véhicule ce dispositif à médiation serait ainsi que l’alternance entre les différents éléments de l’environnement non-humain, la variabilité entre inanimé, animé, vivant, minéral, végétal, animal formerait une trame sensorielle congruente permettant la mise en narration d’une expérience sensori-motrice, relative aux processus d’accordages avec l’environnement premier.