Le mouvement entre topie et atopie : ritournelles groupales, ritournelles doctorales

DOI : 10.35562/canalpsy.3608

p. 29-36

Résumé

Cet article conjoint se trouve à l’intersection de plusieurs espaces et temporalités. Temporalité de la thèse qui touche à sa fin, espace entre-deux du contrat doctoral unique (financement de la thèse), espace-temps particulier de la recherche de terrain auprès de groupes en mouvement. Bien que portant sur des thématiques différentes, qui semblent même éloignées — d’une part les dispositifs à médiation et d’autre part l’approche groupale de l’équipe pluriprofessionnelle — nos travaux se recoupent à l’endroit d’un topos particulier qui semble difficile à saisir. Nous nous sommes donc appuyées sur la figure de la ritournelle, chère à Deleuze, mêlant le temps à l’espace. Celle-ci a permis de donner une première forme à nos intuitions et a constitué un objet commun de notre réflexion. En écho direct avec l’expérience doctorale, il sera question des espaces et des rythmes qui permettent tant de s’abriter, que de traiter l’expérience chaotique. La ritournelle, en mouvement circulaire, est aussi en lien avec la collaboration — entre nous d’abord, puis émergente des groupes étudiés, dans les différents espaces de la réalité psychique.

Plan

Texte

Introduction

L’expérience partagée du doctorat a pu donner forme pour nous, ces dernières années, à diverses formes de coopérations. Alors que nous nous retrouvons toutes les deux à la fin de nos thèses respectives vient l’idée de pouvoir croiser nos objets de recherche et de se lancer dans une écriture à quatre mains. Cet article explorera donc moins la notion théorique de « collaboration » que ne constituera un exercice pratique de cette thématique. Cette dernière a été tant soutenue par l’expérience partagée du doctorat que par la fréquentation régulière d’un lieu de travail commun pendant plusieurs années, où la chorégraphie quotidienne a ouvert des espaces interstitiels à des partages informels de nos cliniques et s’est fait le lieu d’émergence de nos questionnements croisés. Ce temps de partage, issu de cet entre-deux, est aussi celui du moment opportun : une temporalité du kairos qui se lie étroitement avec la figure de la ritournelle que nous explorerons dans les prochaines lignes. Celle-ci se situe dans un espace entre topie et atopie, autrement dit, entre là où ça se loge et là où ça surgit.

La question de l’espace et du temps nous intéresse chacune à différents niveaux et notamment dans leurs liens au mouvement et au groupe. D’une part, il s’agira d’interroger cette question dans le cadre d’un groupe à médiation thérapeutique « itinérant hors les murs » (Violon, 2024). D’autre part, cette dimension résonne avec la vie institutionnelle des équipes pluriprofessionnelles qui partagent un même espace et s’inscrivent toujours dans une histoire, autour d’une tâche commune (Urgese, 2023).

C’est dans cette perspective que nous nous intéresserons plus précisément à la façon dont l’espace peut offrir un creuset à la groupalité et comment l’investissement et l’habitat de l’espace groupal se déploient à travers le mouvement. Cette notion nous paraît en effet essentielle dans nos travaux respectifs et trouve un écho particulier dans le dialogue coopératif initié entre nous. Il faut entendre par mouvement une dimension vivante, qui s’oppose aux processus figeants, gelants, mortifères, qu’ils traversent les groupes professionnels comme les groupes thérapeutiques (et les patient·e·s accompagné·e·s). Le mouvement conjugue en effet l’espace au temps, à la fois dans sa dimension rythmique, narrative et potentiellement source d’émergence.

Ces questionnements ont pris forme autour de la figure de la « ritournelle » (Deleuze, Guattari, 1980) qui articule mouvement, temps et espace à laquelle nous reviendrons dans un second temps. Avant d’aborder la question de l’atopie prenant ainsi le risque de s’y perdre, il semble important de situer chacun de nos propos et de les ancrer dans la clinique.

Cliniques mouvementées, cliniques du mouvement : présentation du matériel clinique

Cette sous-partie sera rédigée à la première personne du singulier, dans la mesure où nous allons exposer nos trajectoires singulières et situations cliniques respectives à nos terrains de pratique.

1/ Itinérance en groupe « hors les murs » et rencontre de l’imprévisible1

Mon travail de recherche s’est centré sur la modélisation d’un dispositif groupal d’« itinérance hors murs » qui consiste à utiliser la marche en extérieur comme médiation thérapeutique. La question de l’espace est incontournable dans ce dispositif puisqu’il s’agit d’explorer le territoire en extérieur et de se mettre en mouvement. Celui-ci s’organise de la façon suivante : un premier temps de réunion du groupe « entre les murs » (ou à défaut, « sur le seuil » de ceux-ci), un second temps de « marche » suivant un itinéraire plus ou moins prévu à l’avance, un dernier temps de « séparation », là aussi, de retour « entre les murs » ou « sur le seuil ». Je me concentrerai ici sur un dispositif qui s’est inscrit dans une clinique psychiatrique au sein d’un service d’hospitalisation pour « jeunes adultes ». Co-animé avec des enseignant·e·s en activité physique adaptée, il a fallu se rendre souple dans la conduite de cet espace thérapeutique, aménageant des temps qui laissaient la place aux jeunes patients et patientes d’exprimer leurs intentions et envies autour du fait de « sortir ». Aussi, nous pouvions partir marcher aux abords de la structure, comme utiliser un véhicule pour envisager des itinéraires moins urbains, plus « sauvages » et ouvrir à un « environnement non-humain » (Searles, 1960) aux multiples qualités sensorielles.

Pourtant, et ceci précisément parce que le cadre même de ce dispositif « autour des murs » était mouvant, nous avons perçu des difficultés, dans un premier temps, à ce que les équipes de soin, les médecins prescripteurs et la direction puissent inscrire et penser ce groupe, en prévoir les indications et le faire vivre à différents niveaux de l’institution. Alors que nous ne disposions pas systématiquement de salle pour faire ce premier temps de « retrouvailles » entre les murs, où s’abriter en cas d’intempéries, nous bricolions, improvisions, « sur le seuil », sans espace où s’inscrire, où s’arrimer un moment avant de partir. Nous étions « un morceau d’espace flottant », pour reprendre Michel Foucault lorsqu’il décrit les hétérotopies et décrit combien le bateau est une « hétérotopie par excellence » (Foucault, 1967).

Ce premier temps de « retrouvailles » avant de s’en aller marcher et d’explorer ce dehors imprévisible, autrefois traumatique pour ces patients et patientes, semblait tout à fait essentiel pour se rencontrer, regrouper les patients et patientes dans un même espace, envisager ensemble ce mouvement vers l’extérieur. Les jeunes adultes accompagnés se sentaient parfois dans une fantasmatique de la « transgression », qui n’étaient sont parfois pas sortis depuis des mois de la clinique (« Ces murs qui étouffent, qui obstruent le champ de vision » me dit une patiente en hâte de partir), comme si notre itinérance en groupe mettait en scène un vrai départ. Pour ces jeunes adultes, ce dispositif est souvent d’ailleurs le lieu (ou l’entre-deux lieux) pour commencer à évoquer cette sortie (souvent thérapeutique dans un premier temps, puis définitive). Les patients et patientes s’imaginaient, réfléchissaient ensemble à des lieux qu’ils souhaitaient explorer (ou retrouver) comme pour se confronter à cette vie d’avant, celle qui a été aussi lieu de souffrance, ou imaginer cette vie d’après, où tout semble possible.

Prenons une situation plus précise. Moana est une jeune femme de 21 ans. Hospitalisée pour un état de stress post-traumatique, suite à l’agression sexuelle d’un camarade de promo, Moana n’a plus d’élan vital, une peur de l’extérieur extrême et fait des crises autoagressives fréquentes. Alors qu’elle sort des murs pour la première fois, Moana répète « c’est comme dans un rêve ». Portée par le groupe, elle s’anime, s’intéresse aux éléments qui nous entourent, marche en côte à côte avec ses pairs. Mais alors que nous sommes confiants dans notre mouvement d’exploration, un passant nous interrompt, agressif et violent verbalement. Alors que je tente d’en protéger le groupe et les patient·e·s, Moana retrouve soudainement l’agressivité qu’elle se porte. En côte à côte, je prends un temps pour accompagner sa crise. Nous sommes alors clivés, d’un côté la tête du groupe et de l’autre un espace privilégié entre elle et moi. Une dynamique d’accordéon s’observe alors dans cette « formation du groupe dans l’espace » : celui-ci s’étire, se range en « file indienne », s’agglutine comme un essaim, s’éparpille au point que l’on se demande ce qui « fait groupe » alors. Des jeux de regards s’instaurent, afin de rester tous et toutes « à vue » malgré la distance entre les corps. Les autres membres du groupe s’inquiètent de Moana, de ce que cette « mauvaise » rencontre a produit sur elle. Le jeu de distance et de regard devient dès lors une façon de communiquer, une narration sensorielle qui se déploie par le corps et le mouvement avec l’autre. Dans un mouvement où le groupe s’étire à nouveau, Moana profite de l’exclusivité spontanée entre nous pour me raconter ce qu’elle a traversé récemment et qui l’a conduit à son hospitalisation. L’effraction du passant, d’un tiers masculin à nouveau, vient lui rappeler qu’elle ne peut plus se mouvoir en liberté, s’approprier l’espace de son corps ou l’espace de la rue.

Cette « topique du groupe en mouvement » à l’image du « morceau d’espace flottant » s’organise et se réorganise tout au long de la séance, traversée des mouvements internes aux groupes et des contraintes que constituent l’« extérieur » dans ce moment-là, des contraintes souvent imprévisibles (comme d’éventuels tiers humains ou non-humain, la météorologie, la qualité du sentier, les « balises » jalonnant notre itinéraire, etc.). Cet espace de l’entre-deux « itinérance hors les murs » semble alors se manifester comme un « interstice organisé ». L’informel de notre cadre en « côte à côte » crée des situations inédites. Ces mouvements d’accordages entre patients, patientes et thérapeutes s’appuient sur des chorégraphies corporelles spontanées, entre la topique institutionnelle et l’atopie de notre groupe « en mouvement ».

Ainsi, c’est dans l’interaction entre le mouvement et le groupe que se sont logés nos questionnements communs. Après avoir exploré la clinique itinérante en groupe thérapeutique, nous allons dès à présent voyager avec les groupes de professionnel·le·s.

2/Vents contraires, houles institutionnelles : Atopie du mouvement transdisciplinaire.2

Mon travail porte sur des équipes pluriprofessionnelles de différents champs et s’intéresse à la transdisciplinarité qui y circule. D’un questionnement autour de ce que serait cette transdisciplinarité, je suis passée sur l’interrogation des « lieux où elle prendrait place, où serait-elle ? », dans une dimension plus métaphorique de l’espace et du temps. Cette question a pris place dans différents lieux institutionnels qu’il semble temps de faire discuter ensemble.

L’un de mes terrains de recherche est un Foyer Éducatif. Dans ce foyer qui repose sur la pensée de deux fondateurs, deux équipes se relaient : celle du jour, des éducateur·trices avec différentes spécialisations et celle de la nuit, des assistant·e·s familiaux·ale·s. Les relais sont compliqués entre ces deux équipes qui sont supposées n’en former qu’une. Dans cette institution, je navigue d’espace en espace, sans bureau, souvent assignée à une position de messagère. Pour autant, après le départ du directeur pour raisons médicales, devant se faire opérer du genou, l’institution se désarticule à tous les niveaux : rapidement, les postes de coordination sont quittés et l’institution est désertée, entre des professionnel·le·s qui sont arrêtés par leurs médecins (en immense majorité pour des problèmes articulaires) et celles et ceux qui exercent leur droit de retrait. Les jeunes placés dans ce service traversent le tumulte orageux de l’adolescence. Le lieu qui les accueille est plein d’ambiguïté, à la fois lieu de vie, lieu de travail, lieu de soins, lieu de placement. Les équipes, divisées-reliées entre deux filiations et entre jour et nuit, se rassemblent autour de l’expérience commune du nomadisme, puisque cette structure, avant de s’installer et de se sédentariser, proposait des séjours de rupture itinérants pour les jeunes du même profil. Lorsque je restitue quelque chose à l’équipe de mes hypothèses autour du travail de groupe, de la façon dont « ça tient » même si « ça lâche » par endroits, les lieux où il faut composer, articuler le débordement, une éducatrice me dit « On se connaît ». Comme si le lien ne résidait pas dans le trans, mais dans l’infra, dans l’archaïque et l’en deçà du groupe professionnel, dans la co-naissance. Au sein de ce foyer, je rencontre Roméo, un jeune homme de 16 ans qui est placé au pénal pour des faits de violences sur sa mère ainsi que sur sa petite amie. L’enfance de Roméo est marquée par les violences auxquelles il dit assister depuis les bras de sa mère alors qu’il est encore tout petit. À la suite de ses consultations chez le psychomotricien et l’ostéopathe, Roméo dépose des petits bouts de son histoire à différents membres de l’équipe. Le soin prenant place dans le corps semble alors ouvrir une possibilité de mise en mots et de réarticulation de ce qui se noue entre violence et amour chez Roméo. En effet, ce jeune me sollicite tout de suite dans une fonction thérapeutique, tandis que la psychologue a quitté l’institution depuis peu. Embarrassée par cette demande et entendant pourtant à quel point il a besoin d’étayage, je tente de tisser quelque chose avec les personnes autour de lui, de sa constellation transférentielle, et nous décidons que je l’accompagnerai avec sa référente à ses séances de psychothérapie chez le pédopsychiatre. Ces séances, rares et espacées, laisseront toutefois de la place à un « entre-deux » séances au foyer où Roméo remettra en récit auprès de moi ainsi qu’auprès de ses éducateur·trices, ses réflexions et ses associations, ses souvenirs, par mouvement d’allée et venue, d’oscillation, de tâtonnement au plus près de ce qui semble faire souffrance.

Un autre de mes terrains de recherche est auprès d’une Équipe Mobile en Soins de Supports Oncologiques (EMSSO) d’un hôpital général. Cette équipe intervient pour des patient·es hospitalisé·es dans des services spécialisés (pneumologie, cardiologie, etc.), pour ce qui concerne l’accompagnement périphérique du cancer et non directement les chimios (troubles psychiatriques, douleurs chroniques, difficultés familiales ou conjugales, de logement, etc.) Mme Frank est dans son lit et crie en disant qu’elle va mourir. J’accompagne ce jour-là une des infirmières du service, Elena, qui tente de rassurer Mme Frank tout en naviguant entre elle et ses collègues du service d’hospitalisation afin qu’elles accélèrent l’arrivée de son traitement. Pendant ce temps, Mme Frank m’agrippe la main et me confie qu’elle est franc-maçonne et qu’il faut que quelqu’un le sache avant qu’elle ne meure. Je reste alors bien ancrée auprès d’elle tandis que l’infirmière continue à naviguer, et que la psychologue attend près de la porte au moment où nous sortons. Je remarque alors que dans cette équipe qui ne partage pas les mêmes locaux, dispersée dans l’hôpital, c’est la langue partagée qui semble servir de lieu commun où se font les passages de relai d’une profession à l’autre et d’une spécialité à l’autre. Dans cette équipe mobile au chevet des personnes malades et douloureuses et pour cela mésinscrites, hétérotopes, il est aussi question de l’entre-deux radical entre vie et mort, au sein du travail de trépas (passer à travers). Tandis que Mme Frank traverse cette crise, je m’aperçois à quel point le nomadisme et l’éclatement topique de l’équipe la contraint à refaire groupe autrement, par le biais de la langue et d’autres formes de liens. « On se comprend en un regard, me dit Daniel, un des médecins, pour qualifier le travail pluridisciplinaire avec Anne, psychologue ». C’est alors une langue en deçà des mots, dans les regards et les silences, dans l’infraverbal et la cohabitation chorégraphiée des corps.

Méthodologies en mouvement : de l’Université au terrain clinique

Pour commencer ce dialogue, nous pouvons entendre des échos entre nos deux recherches sur le plan méthodologique. En effet, les conditions d’un contrat doctoral dont l’inscription principale est clairement l’Université où nous étions doublement étudiantes et salariées sont particulières au sein de notre laboratoire (CRPPC). Il s’agit ainsi de bricoler des dispositifs pour retourner au chevet, auprès des institutions et de celles et ceux qui les habitent, sous la forme d’une recherche dite de « terrain ». Dans nos recherches respectives, nous avons été amenées à déambuler, naviguer entre différents espaces, rarement dans les bureaux de consultation et davantage à l’extérieur, sur les sentiers, dans les couloirs, en voiture, dans les réfectoires et autres salles de pause-café.

Dans les terrains proches des groupes de professionnels, dans l’équipe mobile et au Foyer, le mouvement et le déplacement des équipes ne suivent pas la même trajectoire. À l’EMSSO, Svetoslava suit les professionnel·les dans leurs propres mouvements auprès des patient·es. Au foyer, sans bureau, elle navigue dans les couloirs et le jardin, entre les ateliers avec son sac à dos, ce qui lui vaut d’être surnommée Dora l’exploratrice par le chef de service. Ce dessin animé est destiné à enseigner une autre langue aux enfants (l’espagnol aux États-Unis et l’anglais en France). Autrement dit, on peut entendre comment cette position de doctorante, de chercheuse, ou encore d’exploratrice convoque une figure extérieure, de l’étrangère et de son inquiétante étrangeté (Freud, 1919). Il s’agit de s’installer dans une position nomade, mouvante, avec l’inconfort qu’elle implique, entre différents espaces d’accompagnement, entre différents professionnel·les, entre différentes institutions, entre l’affiliation universitaire et celle, clinicienne. Pour cette recherche sur la transdisciplinarité, elle a alors été amenée à naviguer entre différentes épistémologies pour soutenir cette méthodologie proche de la recherche ethnographique institutionnelle (Smith, 2005), décrite par des sociologues comme P. Paillé (2006) ou D. Cefai (2006), tout en la croisant à l’observation clinique des manifestations du psychisme à l’œuvre dans l’individu et dans les groupes. Ce mouvement opéré dans différentes institutions de la mésinscription (Henri, 2004), entre le champ somatique, psychiatrique et social prend alors la figure d’un voyage d’une clinique institutionnelle à l’autre, d’une migration entre différents groupes et leurs cultures de services, une navigation dans ce que différents auteurs·trices nomment intermonde (Martuccelli, 2013), entre-deux (Sibony, 1991), espace d’écart et d’entre (Jullien, 2012), espace intermédiaire, transitionnel, utopique, atopique ou encore hétérotopique (Foucault, 1967). En soi, c’est à la fois un espace de l’entre et de l’autre, mais aussi un espace qui ramène à l’antre, à l’en deçà, l’infra ou encore l’archaïque.

La posture clinicienne en mouvement, en déplacement, nous l’avons dit, implique de l’inconfort. Elle nécessite de « transporter », à l’image du sac à dos évoqué plus tôt, son cadre interne, ses outils, ses références, etc. Le mouvement infiltre la rencontre, interrompt les échanges, les bouscule, ne les circonscrit jamais vraiment… Il conditionne aussi l’observation, le recueil de la clinique et son utilisation pour la recherche. Dans la recherche et l’animation des groupes thérapeutiques en itinérance, il était parfois nécessaire de s’« arrêter », de saisir le moment opportun ou bien de figer le temps par la photo ou par la carte, de collecter des objets-témoins du groupe en « voyage », une « trace » de l’expérience vécue ensemble, dans l’espace, pour les patient⸱e⸱s, comme pour les thérapeutes. Après-coup, la narration de la clinique comme un « voyage » est également apparue essentielle afin de restituer et de rendre compte des processus liés à ce mouvement permanent, qui traverse le cadre de la médiation thérapeutique, le groupe et le sujet du groupe. Dans le cadre de ces recherches, il a été ainsi question de s’affilier aux pratiques itinérantes ou déambulantes artistiques (Careri, 2013) pour comprendre l’activité créative de la marche et sa restitution. Il a aussi été question d’envisager la dimension narrative de ce dispositif et la structure prénarrative (Stern, 2005) qui préexiste déjà dans l’itinéraire traversé spatialement.

Dans la situation clinique avec Moana, la rupture que crée l’effraction du tiers dans notre exploration de l’espace et l’élaboration petit à petit des enveloppes qui le contiennent, dans un côte à côte individuel contenu dans le reste du groupe, semble produire une « péripétie » pour Moana comme pour les autres patient⸱e⸱s. Elle crée des mouvements, des variations et vient s’inscrire comme jalon au récit groupal à la fois préverbal (par cette clinique du geste ou de la geste) et verbal (dans un temps d’après-coup). Après plusieurs séances en côte à côte, expérimentant un « dehors » tantôt urbain, tantôt sauvage et peu fréquenté, Moana a pu revenir sur les lieux de cette première effraction qui avait fait surgir le souvenir traumatique de son agression. Peu à peu, Moana a pu tisser et retisser, au fil des séances, au fil des rencontres avec d’éventuels tiers humains et non-humains, une nouvelle histoire relationnelle, toujours soutenue et accompagnée par les thérapeutes et ses pairs.

Cliniques en ritournelles

Dans nos recherches respectives, on entend également des échos sur la façon dont le groupe prend place et se meut dans l’espace. Nos réflexions sur la spatialité groupale posent la question de se fabrique le groupe ?

Dans la clinique itinérante amenée par Julia, on voit différents processus de dispersion et de rassemblement, à l’image d’une respiration groupale, d’un mouvement d’accordéon, d’un aller-retour qui ajuste sans cesse la distance entre ses membres alors corporellement en mouvement. Pour Moana, ce mouvement du groupe semble lui permettre d’investir spontanément quelques espaces thérapeutiques : d’abord un « côte à côte » (Roussillon, 2012) privilégié avec la psychologue, puis les autres membres du groupe. Le mouvement spatial des corps lui permet de rejouer les étapes du consentement, nécessaire à la rencontre, pour qu’elle ne fasse plus intrusion.

Dans la clinique du foyer qui accueille également des adolescents, l’ambiguïté du lieu, condensant lieu de travail, lieu de vie, lieu de placement semble d’une part resserrer les liens entre certains membres. D’un autre côté, afin d’organiser et de se protéger contre la confusion de ces différents aspects du lieu, ils se retrouvent compartimentés, notamment entre les espaces plus investis par l’équipe de jour et ceux davantage investis par l’équipe de nuit. À l’inverse, l’équipe pluriprofessionnelle de l’EMSSO n’a pas de lieu d’inscription à proprement parler, l’espace partagé est alors toujours informel sauf durant les réunions pluridisciplinaires. Il s’agit alors d’interagir avec le groupe intériorisé, transporté avec soi d’espace en espace, de s’adosser à sa fonction de support groupal.

Dans ces trois cas3, le mouvement dans l’espace semble participer et soutenir la formation groupale, et la traversée des épreuves que les groupes rencontrent. Lorsqu’une éducatrice décrit le travail d’équipe du foyer en disant « on se connaît », elle fait référence aux séjours de rupture et aux « galères » traversées.

La galère est un terme qui désigne un type de bateau (un navire à un, deux, ou trois mâts) mis en mouvement par des esclaves ou des prisonniers qui rament pour la faire avancer. Les galériens étaient condamnés à faire avancer ces navires (Zysberg, 1986) pour désengorger les prisons de l’époque (et ainsi traiter la déviance). Ils étaient ainsi littéralement mésinscrits sur ces galères — navires-prisons hétérotopes — vivant dans des conditions terribles, parfois enchaînés pour s’assurer qu’ils effectuent ces travaux forcés. Ce moment de l’histoire et la notion associée à ces galériens ont ensuite conféré au terme de galère le sens de grande difficulté, de souffrance (TLFi, s. d.). Pour les éducateur·trices de nuit, cette galère commune, navigation laborieuse aux côtés d’adolescents difficiles, semble avoir fait naitre les liens au sein de cet équipage.

Cette métaphore marine s’ajoute à beaucoup d’autres, prononcées par les membres de l’équipe dans les moments de crise, tels que « le capitaine a quitté le navire », au moment du départ du directeur, ou encore « la coque du bateau est trouée et n’est pas réparée » tandis que l’équipe se retrouve dans d’importantes difficultés institutionnelles. Quelque temps après le départ de ce terrain de recherche, Svetoslava rêve qu’elle se trouve au foyer et que la Marine arrive pour annoncer le débordement d’un fleuve qui va submerger les vallées autour, le foyer devenant alors une île, littéralement isolée du reste du monde. On en revient ainsi au « morceau d’espace flottant » que peut incarner le groupe — à la fois dans la clinique psychiatrique, au foyer et dans l’équipe mobile : confronté aux vents et aux marées, l’aventure de l’équipage professionnel semble prendre la forme d’une traversée entre plusieurs espaces (professionnels et disciplinaires), dans un milieu fluide où les repères se brouillent, à la manière d’une mer qui condense dans son signifiant l’espace aqueux naturel bordé par la terre, mais également un espace primaire, archaïque.

Les repères sont alors fondamentaux pour s’orienter dans ces cliniques qui bousculent, qui désorganisent, qui parfois font irruption, intrusent. C’est alors que les repères spatiaux se nouent aux repères temporels, à la rythmicité quotidienne et au ballet des corps qu’elle cadence, accorde, harmonise. Il en va du bercement groupal, de sa danse, de sa chorégraphie et de son chant polyphonique et choral.

Dans la clinique du groupe thérapeutique itinérant, nous évoquions, plus tôt, la notion de « péripétie » pour symboliser cette rupture dans la narration de notre voyage en groupe, ce temps figé soudainement par l’effraction d’un⸱e autre, par l’imprévisibilité d’une rencontre qu’elle soit « heureuse » ou « malheureuse », et, dans le cas de Moana, la reviviscence traumatique d’un tiers masculin qui vient manifester son agressivité sans raison apparente. Comme Svetoslava évoque cette « galère » qui lie les professionnel⸱les entre eux, il semble que ce groupe en itinérance vit et partage cet imprévisible ensemble. Celui-ci porte la rencontre, déjà en côte à côte sensoriel, mais aménage aussi l’alliance thérapeutique : « nous sommes tous et toutes dans le même bateau », un bateau-espace mouvant, nomade, atopique qui se métamorphose au fil de l’itinéraire de marche, jouant l’air d’un accordéon qui s’étire et se retrouve dans l’espace, tenu par deux forces, centrifuge et centripète. Dans cette occupation mouvante de l’espace, la narration et la musique qui s’en dégage, le groupe et ses membres habitent l’espace du dehors et l’espace du lien.

Ce mouvement dans l’espace, lié à la rythmicité, dans l’espace de l’en deçà où le groupe se fabrique, nous amène alors à la figure de la ritournelle chère à G. Deleuze et F. Guattari. C’est alors le moment de relier l’espace, que nous avons plus largement traité, à la dimension temporelle.

Deleuze et la ritournelle, échos dans la clinique du mouvement

Le texte sur la Ritournelle est complexe, long, obscur et en même temps très poétique, truffé de références qui nous échappent. C’est pourquoi nous tentons d’en proposer pour cet article une lecture singulière, à deux voix et à quatre mains, issue de nos échanges autour de ce passage de Mille Plateaux. G. Deleuze et F. Guattari engagent leur réflexion sur cette figure de la Ritournelle en la rapprochant de la chanson que fredonne l’enfant pour se rassurer dans un moment de désorganisation, comme une berceuse (Deleuze & Guattari, 1980). Ils donnent également l’exemple des oiseaux et de leur chant utilisé pour marquer leur territoire, déposer des objets, dessiner les contours de leur espace de vie pour l’habiter. La Ritournelle prend une forme de cercle, d’enveloppe au cœur de ce que G. Deleuze et F. Guattari nomment les « milieux » et les « rythmes », prenant sa source dans le chaos et tentant de le circonscrire. Elle permet tant d’« habiter » et d’investir le territoire, de le désigner comme son « chez-soi », que de le transporter avec soi à l’image de notre « sac à dos » ou d’une topique du groupe qui se déplace au gré de son exploration. La berceuse, le chant de l’oiseau, le mouvement qui traverse nos cliniques semblent alors apparaître comme des motifs, des variations qui se répètent pour formaliser des repères, tisser un fond de sécurité face à l’expérience atopique et le vécu chaotique.

Dans les situations cliniques que nous avons évoquées, la rythmicité des retrouvailles dans la cohabitation des groupes, tant des équipes que des personnes accueillies, le temps passé à travailler, et à éprouver ensemble forme l’espace, le lieu commun groupal. Ainsi ce détour par la ritournelle nous permet finalement d’appréhender dans nos cliniques comment ces temporalités partagées créent de l’espace, et que cet espace habité ensemble crée du temps.

C’est ainsi une notion liant l’espace au temps, ancrée dans l’archaïque et le primaire, entre microrythmes et macrorythmes (Marcelli, 2006), elle « fabrique » le temps, l’inscrit quelque part : elle est « le temps impliqué » (Deleuze, Guattari, 1980).

Ce « temps impliqué » résonne avec notre point de départ : une posture clinique en mouvement. Nous sommes entre l’errance de la « galère » et l’itinérance d’une narration groupale, d’une trame qui donne un sens à notre périple. Ces allers-retours entre les espaces de soin, les murs des institutions, nous situent dans cet « entre-deux » ou lieu de l’« écart », lieu de l’intermédiaire et du rêve, et notre fonction « en mouvement » tente de relier et de faire tenir l’ensemble, qu’il s’agisse du groupe de patient⸱e⸱s qui s’éparpille dans l’espace que des professionnel⸱les issu⸱e⸱s de différentes disciplines. L’habitat de ces lieux se fait alors au sein même du mouvement, dans un lieu-non-lieu étrange et singulier, traversé par le transsubjectif et se nouant dans une topique particulière, atypique, utopique, atopique.

Pour conclure, il nous semble que la thématique de la coopération est relative à la temporalité, aux temporalités croisées, de la clinique, de la recherche, du vécu doctoral et de ses péripéties. Nos travaux autour de l’exploration des lieux de formation du groupe nous amènent à explorer l’espace transsubjectif (Kaës, 2015), ses aspects rythmiques et ses moments d’émergence. Au sein de nos observations cliniques de doctorantes, nous sommes alors témoins de la façon dont la rythmicité chorégraphique groupale se noue à l’inédit, soutient son mouvement et sa composition musicale. Cela nous ramène au kairos, évoqué dans l’introduction, qui est une forme temporelle : celle qui surgit intervient au moment opportun, propice au renouveau, à la créativité et à l’inattendu. Nous pouvons penser, dans la recherche, au terme de sérendipité (Catellin, Loty, 2013), la « trouvaille » qui arrive par hasard, mais qui cultive aussi la réceptivité à l’« inattendu », en tant que chercheuses et cliniciennes. Ce travail autour du kairos, du moment opportun, semble ainsi s’associer au travail de la ritournelle et les motifs répétés qui permettent de circonscrire un espace de sécurité, lieu de l’entre, de l’antre, mais aussi lieu de transformation. C’est au sein de cet espace sécure ramenant à l’archaïque, que peuvent s’initier des processus d’accordage (Stern, 1989), d’ajustements et d’appareillages groupaux (Kaës, 1976) qui sous-tendent la coopération.

Bibliographie

Careri, F. (2013). Walkscapes, la marche comme pratique esthétique (J. Chambon). Actes Sud.

Catellin, S., & Loty, L. (2013). Sérendipité et indisciplinarité. Hermès, La Revue, 67 (3), 32‑40.

Cefaï, D. (2006). Une perspective pragmatiste sur l’enquête de terrain. In La méthodologie qualitative (p. 33‑62). Armand Colin. https://doi.org/10.3917/arco.paill.2006.01.0033

Deleuze, G., & Guattari, F. (1980). Mille plateaux (2009ᵉ, éd.). Éd. de Minuit.

Foucault, M. (1967). Le corps utopique suivi et les hétérotopies (2009 reprenant l’émission radio de 1967). Nouvelles éd. Lignes.

Freud, S. (1919). L’inquiétante étrangeté et autres essais (B. Féron, Trad. ; 1985e éd.). Gallimard.

Henri, A.-N. (2004). Naissance d’une saga. In La formation en psychologie  : Filiation bâtarde, transmission troublée (p. 19‑47). Presses Universitaires de Lyon.

Jullien, F. (2012). Entrer dans une pensée ou des possibles de l’esprit suivi de l’écart et l’entre : leçon inaugurale de la chaire sur l’altérité, Paris, Gallimard, 2018.

Kaës, R. (1976). L’appareil psychique groupal. Dunod.

Kaës, R. (2015). L’extension de la psychanalyse. Pour une métapsychologie de troisième type. Dunod.

Marcelli, D. (2007). Entre les microrythmes et les macrorythmes  : La surprise dans l’interaction mère-bébé. Spirale, 44 (4), 123.

Martuccelli, D. (2013). Programme et promesses d’une sociologie de l’intermonde. In M.— B. Tahon, Sociologie de l’intermonde  : La vie sociale après l’idée de société (p. 9‑46). Presses universitaires de Louvain.

Paillé, P. (2006). La méthodologie qualitative. Postures de recherche et travail de terrain. Armand Colin.

Roussillon, R. (2012). Manuel de pratique clinique. Elsevier Masson.

Sibony, D. (1991). Entre-deux  : L’origine en partage (2016e éd.). Seuil.

Smith, D. E. (2005). L’ethnographie institutionnelle  : Une sociologie pour les gens (2018e éd.). Economica.

Searles, H. F. (1960). L’Environnement non humain. Gallimard.

Stern, D. (1989). Le monde interpersonnel du nourrisson  : Une perspective psychanalytique et développementale (2017ᵉ éd.). PUF.

Stern, D. (2005). L’enveloppe prénarrative. Vers une unité fondamentale d’expérience permettant d’explorer la réalité psychique du bébé. In B. Golse & S. Missonnier, Récit, attachement, et psychanalyse  : Pour une clinique de la narrativité (p. 29‑46). Ères.

TLFi. (s. d.). Galère. In Trésor de la Langue Française Informatisé. Consulté le 25 mai 2023, à l’adresse https://cnrtl.fr/definition/academie4/gal % C3 % A8re

Urgese, S. (2023). L’espace atopique de la traduction  : Transdisciplinarités pluriprofessionnelles en mouvement dans les institutions contemporaines de la mésinscription. Université Lyon 2.

Violon, J. (2024). Itinérance hors les murs. Modélisation d’un dispositif thérapeutique de groupe à médiation. Université Lyon 2.

Zysberg, A. (1986). Les Galères de France et la société des galériens  : 1660-1748 [These de doctorat, Paris, EHESS].

Notes

1 Il s’agit ici de la clinique de Julia VIOLON

2 Il s’agit ici de la clinique de Svetoslava URGESE

3 Groupe thérapeutique « itinérance hors les murs » en psychiatrie ; Foyer dont l’équipe pratiquait des séjours itinérants et l’EMSSO.

Citer cet article

Référence papier

Svetoslava Urgese et Julia Violon, « Le mouvement entre topie et atopie : ritournelles groupales, ritournelles doctorales », Canal Psy, 134 | 2025, 29-36.

Référence électronique

Svetoslava Urgese et Julia Violon, « Le mouvement entre topie et atopie : ritournelles groupales, ritournelles doctorales », Canal Psy [En ligne], 134 | 2025, mis en ligne le 14 février 2025, consulté le 25 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3608

Auteurs

Svetoslava Urgese

Psychologue clinicienne, Docteure en psychologie clinique et psychopathologie. CRPPC, Université Lumière Lyon 2

Autres ressources du même auteur

  • IDREF

Julia Violon

Psychologue clinicienne, Docteure en psychologie clinique et psychopathologie. CRPPC, Université Lumière Lyon 2

Autres ressources du même auteur

  • IDREF

Articles du même auteur

Droits d'auteur

CC BY 4.0