L’un et l’autre, nous ne sommes pas, je crois, sur le sol commun toujours déjà là d’un communisme de la pensée, dont nous serions à la fois les héros et les garants. Ni l’un, ni l’autre, nous ne nous considérons, je crois, comme les copropriétaires exclusifs d’une certitude épistémologique commune, dont le pouvoir identifiant risque toujours, comme naturellement, de virer à l’auto-assignation d’une identité, une et indivisible. Autrement dit, je dirais que, dès le début, nous nous sommes entendus pour nous retrouver dans ce qui nous différencie – c’est-à-dire : là où chacun à sa manière, et dans le champ de recherche qui lui est propre, nous travaillons à renoncer à l’illusion de l’Un, en particulier sous l’angle de l’unisson narcissique avec sa propre pensée. Dans nos recherches comme dans nos parcours institutionnels, il me semble que nous avons déployé l’un et l’autre, encore une fois chacun à sa manière, une distance critique, une méfiance à l’endroit de toute affiliation qui reposerait sur le sentiment d’appartenance à une communauté de pensée qui irait sans dire.
Des affinités plutôt que des connivences.
Dans l’investissement de la pensée comme travail, mais aussi comme lieu du deux en un, selon l’indépassable formule de Arendt.
Dans l’investissement de la pensée comme lieu de dialogue avec le pluriel de ses identifications et de ses liens identifiants – dialogue que je nomme quant à moi : l’interlocution interne.
Dans l’accent mis, en tant qu’analystes, sur l’enjeu de l’auto-transformation du duel entre pulsions de vie et pulsions de destruction ou de mort en une dualité : une dualité au service de la vie et de la pensée – la dualité de deux pôles à maintenir en interaction : créativité et auto-destructivité. Ce qui amène une question à la fois métapsychologique et psychopathologique : et si l’essentiel se jouait pour tout sujet, adolescent puis adulte, dans sa capacité à suffisamment associer en lui les destins du sexuel infantile et de l’infans en état de dépendance vitale ? Avec cette idée qui me tient à cœur, du lien intrinsèque de la métapsychologie et de la méthode analytique – une idée qui présuppose l’enracinement de la métapsychologie dans le contre-transfert et ses élaborations, dans une dialectique du su et de l’insu liée à la nécessité de faire avec le refoulement, voire le clivage : un enracinement contre-transférentiel de la métapsychologie valant pour Freud, pour Ferenczi et pour tous les analystes.
Des affinités plutôt que des connivences, on l’aura compris, qui concernent une manière d’être et de penser, dans la vie, dans la pratique analytique, dans la pratique de l’enseignement et de la recherche et dans la confrontation aux enjeux institutionnels liés à ces différentes pratiques. Des affinités d’abord dans la manière d’être et de penser, en-deçà des positionnements théoriques. C’est d’autant plus à souligner qu’en tant qu’analystes, nous appartenons à la même association, le Quatrième Groupe, dont le fonctionnement s’organise autour du principe dit du minimum institutionnel. Et qu’en tant qu’enseignants-chercheurs, nous avons tous les deux pour caractéristiques d’être animés par une éthique de la transmission de la psychanalyse à l’université, au sein de dispositifs de formation différents – une éthique de la transmission ou peut-être faudrait-il dire : une éthique de la transmissibilité, qui intègre les multiples complications, empêchements et résistances auxquelles s’affrontent la transmission.
Ces affinités ont trouvé à se prolonger dans une problématique théorique et clinique partagée, autour d’une notion freudienne dont N. Zaltman a fait un concept : le travail de culture.
Mais avant d’y venir, quelques notes, plus biographiques.
J’ai fait, comme on dit, la connaissance de Georges Gaillard, à partir de son invitation pour deux conférences à l’Institut de psychologie, en janvier 2011, autour de mes travaux sur l’interlocution interne, sous le double angle de la psychopathologie des limites et de la figure du témoin survivant. Je l’ai ensuite accompagné pour son HDR, qu’il a soutenue à l’université Paris 13 (aujourd’hui Sorbonne Paris Nord) en novembre 2013. Et à cette occasion, j’ai eu le plaisir à la fois de découvrir pleinement ses travaux et de trouver matière dans cet accompagnement à récuser les appellations non contrôlées de tuteur ou de parrain, aux fâcheuses connotations – cet accompagnement m’avait plutôt mis en position de témoin superviseur, à l’écoute des mouvements psychiques liés à ce rite de passage. Je voudrais revenir sur certains points que j’ai pu souligner lors de la soutenance, les points qui resteraient aujourd’hui, neuf ans après, susceptibles de prendre la forme de questions adressées à l’intéressé.
Pourquoi un enseignant chercheur de Lyon 2, spécialisé dans la clinique des institutions et des groupes institués est-il ainsi venu solliciter pour son HDR un enseignant chercheur d’une autre université, spécialisé dans l’approche théorico-clinique des écritures de soi et de la clinique individuelle des limites ?
Pour répondre à la question, j’avais souligné alors, au-delà des proximités épistémologiques entre CRPPC et UTRPP, au-delà des collaborations de Georges Gaillard avec l’UTRPP, que nous avions des aires de recherches qui se croisaient sur certaines problématiques, concernant notamment les questions du trauma ou des limites. Mais surtout, à travers des champs cliniques différents, il y a un rapport à l’analytique où place est faite à l’irréductible altérité de chaque sujet, liée à la nature relationnelle de l’être humain, qui noue l’intrapsychique et le culturel – une place de l’altérité, nécessaire pour penser la négativité et la destructivité caractérisant notre époque, dans ses modalités spécifiques d’intrication du meurtre et de l’inceste. Et je partage complètement l’idée de Georges Gaillard, selon laquelle ce qui spécifie le plus la psychanalyse, c’est sa disposition à penser et rendre au moins partiellement transformable le négatif et la destructivité. Ce qui suppose, du côté de l’analyste, dans la situation analytique ou dans son déplacement à l’université, qu’il accepte de questionner les sources de son penser, c’est-à-dire la donne intime apportée à cet égard par l’environnement, tant du côté des déterminations identificatoires que du côté des déterminations culturelles. Et d’ailleurs, l’offre de l’analyste ne serait-elle pas déterminée par sa disposition à rendre cette donne personnelle utilisable, afin d’aider l’analysant à s’aider à vivre le plus créativement possible à partir de sa propre donne. A cet égard, j’avais été frappé par la manière dont le candidat, dans son document de synthèse pour l’Habilitation, s’était employé d’entrée à relever le rôle joué par les déterminations sociales et culturelles liées à son père, dans son parcours de formation et de recherche.
L’hypothèse centrale dans les travaux de Georges Gaillard réside dans l’idée de l’activation d’une destructivité mortifère, lorsque Thanatos est insuffisamment pris en compte et articulé aux pulsions et forces de vie – activation qui était étudiée avec le document de synthèse dans le champ de la clinique des institutions et des groupes institués et centrée sur la question du trauma. Il s’agit selon ses termes de mettre en œuvre l’idée d’une « métapsychologie construite à partir de Thanatos », selon la perspective théorisée par N. Zaltzman, avec une approche du KulturArbeit comme lieu et vecteur d’un vivre ensemble supposant une mise au service partielle des pulsions de mort aux pulsions de vie.
La question que je n’avais cessé de poser au candidat tout au long de la préparation de l’habilitation, et encore lors de la soutenance, portait sur l’articulation de l’approche clinique des institutions, des groupes institués et des sujets individuels, dans le contexte de la destructivité massive ayant marqué au plan collectif le Vingtième siècle. Dans son document, il soulignait à juste titre que cette destructivité « oblige à poser l’étayage du sujet sur le social comme une dynamique centrale, et à mettre l’accent sur l’étroite corrélation entre les registres intersubjectif et transsubjectif, sur l’intrication de la psyché du sujet avec ses différents groupes d’appartenance et avec l’ensemble des méta-cadres ». Sur cette base, il développait une réflexion très stimulante sur le pouvoir. Son idée de la fonction paternelle comme don d’une place à la mort, référée à P. Legendre, me semble avoir un fort potentiel heuristique : le père comme dépositaire d’un pouvoir meurtrier et comme garant d’une « abstinence » possible. Elle a des implications pour penser la démocratie, en deçà d’un système politique au sens strict, comme un processus donnant place à la conflictualité au sein du fonctionnement groupal ou institutionnel, rendant la négativité partiellement élaborable et utilisable. Elle permet aussi de penser le parricide et le filicide comme les deux paradigmes de l’approche des problématiques du fondateur ou du réformateur, approche particulièrement utile pour penser tant l’histoire de la psychanalyse que l’histoire, y compris récente. Elle ouvre enfin sur une réflexion autour de la place accordée au passé dans la construction du futur, au titre d’une approche psychanalytique de la génération comme lieu et vecteur de l’histoire, aux plans à la fois individuel et collectif.
Sur cette base, Georges Gaillard proposait un ensemble de réflexions originales concernant la clinique contemporaine des institutions et des groupes institués. Il proposait aussi des perspectives très stimulantes sur la question du trauma chez le sujet individuel, mais leur déploiement était alors délibérément limité par le fait que la clinique psychanalytique individuelle était laissée pour l’essentiel hors champ. L’idée, fondamentale, d’une « métapsychologie à partir du primat de Thanatos », lui permettait et lui a permis depuis, notamment en collaboration avec J.-P. Pinel, d’enrichir la clinique des institutions et des groupes institués. Depuis l’Habilitation à Diriger des Recherches, il a pu justement davantage déployer son approche clinique et théorique du trauma dans un double étayage sur les dispositifs de la cure individuelle et du groupe. Il a ainsi enrichi son approche psychopathologique des limites, avec cette perspective qui était déjà devenue centrale en 2013 d’une auto-limitation liée au travail de la mort.
Avant d’y revenir avec N. Zaltzman, dont l’œuvre vient en somme matérialiser ce qui nous différencie dans ce qui nous rapproche (pour reprendre ma formule), je voudrais profiter de l’occasion pour interroger Georges Gaillard sur cette problématique centrale de l’intrication de l’individuel et du collectif, sous l’angle précisément de l’articulation de la clinique individuelle et de la clinique des groupes et des institutions. De l’interroger sur la manière dont il se situerait aujourd’hui par rapport à différents points que je soulignais ou questionnais en 2013 :
La « clinique de l’extrême ». Ce terme me semble trop généraliste et présente le risque de banaliser et d’indifférencier des cliniques très différentes, qui ont pour enjeu commun la confrontation à diverses modalités d’attaque de l’intériorité des sujets. Alors qu’au sein de la critique de la société moderne marquée par le déni de la souffrance et de la castration, le recours au concept de dédifférenciation est précieux, qui rend pensable l’idée d’un sujet sans autre. Ce concept permettait à Georges Gaillard en 2013 de rendre compte des atteintes du vivre ensemble, où se mêlent pour chaque sujet la matière intime et la matière sociale, la matière pulsionnelle et la matière culturelle, notamment : l’égalitarisme, la marchandisation des plaisirs et de la jouissance, l’obligation de la transparence.
Le « féminin de liaison ». Dans sa réflexion sur les dispositifs de régulation des groupes institués, Georges Gaillard utilise ce terme pour rendre compte de l’émergence du féminin dans les groupes, un féminin originaire articulé au père au sens d’un « évidement originel », d’un renoncement qui accueille, libérant une place qui rend possible la tiercéïté. Il théorise dans cette perspective la fonction, dans un groupe, de l’accueil mutuel des limites et des fragilités des uns et des autres, à l’exact opposé de la constitution d’un bouc émissaire. Il propose ainsi une théorisation très utile du but de la régulation : « que le conflit s’amenuise en conflictualité ». Mais reste une question : l’application aux groupes institués d’un féminin originaire articulé au père ne relève-t-elle pas d’un passage à la limite entre l’intrapsychique et le social, référée à la mythologie freudienne du Urvater ? Et cette mythologie freudienne n’aurait-elle pas de sens que pour penser la construction individuelle du psychisme ?
Afin que le « conflit s’amenuise en conflictualité », le remède proposé est donc le consentement à un féminin de liaison dans les groupes. Avec trois processus qui doivent être mis en jeu à cette fin : l’autoréflexivité, la conflictualité et la créativité. Mais là encore, en 2013, je demandais à Georges Gaillard si finalement il ne pensait pas ces processus à partir de la psyché individuelle, de sa capacité à mettre en œuvre les différences structurantes et symboligènes : vie/mort, différence des sexes, différence des générations, humain/non humain – au passage, concernant la dernière paire, je préfère quant à moi utiliser avec P. Fédida la polarité humain/déshumain (P. Fedida, 2007). Et il m’avait répondu en déplaçant la question. Le travail de transformation groupal comporte pour lui trois éléments : la transformation de l’éprouvé individuel en un objet de groupe ; ses effets mutatifs en proportion de la capacité d’une équipe à donner place à la mort ; l’accès du groupe à Thanatos, en proportion de celui de l’intervenant extérieur. Mais pour moi, la question demeurait et demeure : ce travail de transformation ne repose-t-il pas avant tout sur les capacités et les limites de la dynamique individuelle de la psyché de chacun ? De la psyché individuelle telle qu’elle est à l’origine déterminée par un accueil suffisamment bon ou non, c’est-à-dire mettant suffisamment ou non « à l’abri du meurtre » ? Ne faudrait-il pas assumer davantage les implications de cette donne d’abord individuelle, dans la perspective revendiquée de la pulsion anarchiste de N. Zaltzman, de cette idée effectivement décisive d’une part de la pulsion de la mort au service de la vie ?
Comment aujourd’hui Georges Gaillard répondrait-il à ces questions ? D’autant que depuis, nous avons l’un et l’autre évolué, jusqu’à nous engager dans la même société analytique, caractérisée comme évoque plus haut par le principe du minimum institutionnel dans la formation analytique. Et nos différentes collaborations depuis 2013, dans cette société et à l’université, me donnent le sentiment que l’articulation s’est approfondie chez lui entre la clinique de la cure et la clinique des groupes et des institutions – parallèlement, chez moi, à une centration sur la question du travail de culture dans la cure, incluant de plus en plus la question de la culture comme telle (J.-F. Chiantaretto, 2020). Je ferais encore une fois l’hypothèse que nos différences épistémologiques nous ont rapproché, comme l’attesterait l’organisation à l’USPN, avec J-P. Pinel, fin 2018, d’un colloque sur le thème « transparence et mélancolie » ; et surtout, la co-organisation à Cerisy, en 2019, d’un colloque autour de l’œuvre de N. Zaltzman, qui a donné lieu à un ouvrage collectif, publié en 2020 (J.-F. Chiantaretto & G. Gaillard, 2020).
Pour actualiser au mieux mes questions, je voudrais exposer rapidement ce qui est pour moi essentiel dans l’apport de N. Zaltzman, au-delà même de son concept de pulsion anarchiste : justement sa conception du travail de culture dans la cure.
Cette conception me semble liée à la question de la guérison psychanalytique, comme le titre de son livre de 1998 (N. Zaltzman, 1998) le suggère. La guérison pour elle est de l’ordre d’un assentiment à la « condition plurielle de la vie psychique », indissociablement intrapsychique, relationnelle et culturelle. La guérison passe par une reconfiguration narcissique, qui ne peut être théorisée qu’au prix d’une reconfiguration métapsychologique, reprenant l’intuition freudienne, selon laquelle la dimension relationnelle de la vie psychique, y compris et surtout dans sa constitution première, est « à l’origine de la méthode analytique » – à ceci près, ajouterais-je, que l’intuition freudienne a été développée au plan métapsychologique par Ferenczi et que cela débouche chez elle sur une nouvelle définition du narcissisme primaire :
« Le narcissisme primaire n’est pas d’ordre identitaire auto-référé, s’auto-référant. La racine, la source pulsionnelle du narcissisme primaire est dans l’identification inconsciente, contenu collectif, « propriété générale des êtres humains », qui se transmet, qui s’enrichit ou souffre par l’histoire générale de l’humanité. Ce narcissisme se nourrit aux mises en sens que cette histoire se donne d’elle-même. »
Au regard de cette définition novatrice, « […] toute maladie est une entreprise narcissique impossible, un contre-sens à la réalité humaine […] Elle veut se soustraire à cela même qui détermine la spécificité de la vie psychique, fragment individuel indivisible de la réalité humaine dans son ensemble. ». Et toute guérison suppose de consentir à tuer l’enfant merveilleusement complet du narcissisme primaire. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’on pourrait envisager la pulsion anarchiste comme une solution limite aux impasses du narcissisme.
La guérison engage bien l’acceptation d’une intranquillité narcissique, sur fond de l’irréductible insatisfaction pulsionnelle, du fait qu’elle engage un assentiment à la dimension relationnelle du psychique incluant le travail de culture. C’est très exactement là où le travail de la culture se confond avec le travail de la cure. À partir du transfert du patient, dans le contre-transfert et son propre transfert, il s’agit pour l’analyste de traiter une « interprétation singulière en impasse d’une problématique commune à l’ensemble humain ».
Le travail de culture dans la cure exerce une action transformatrice sur le patient, qui retentit sur ses proches et l’ensemble de ses réseaux de vie, mais aussi contribue à modifier la donne culturelle, le sol commun libidinalement investi, c’est-à-dire la manière dont l’ensemble humain transforme collectivement l’auto-destructivité individuelle et collective, en inventant une alternative au meurtre qui ne lèse pas trop Thanatos. Mais à travers l’analyste, le travail de culture dans la cure transforme aussi la psychanalyse elle-même, ce que Freud a manqué, suivi malheureusement en cela par un certain nombre de fidèles, notamment les tenants de la psychanalyse dite appliquée.
Héritière assumée du postulat freudien de l’investigation qui soigne, N. Zaltzman pose dès ses premiers travaux (en 1974), l’extension du champ du pensable comme l’enjeu essentiel pour chaque analyse, à la fois du côté du patient et du côté de l’analyste. L’analyste ne peut le devenir sans « l’expérience éprouvée » de la théorie et de la méthode, c’est-à-dire sans questionner la psychanalyse en se questionnant lui-même : de son côté, tout procède de son aptitude à contacter toujours différemment l’inanalysé en lui, avec chaque patient. Sachant que l’activité théorique peut tout aussi bien favoriser l’évitement que la confrontation à l’inanalysé qui le lie à ses propres analystes, inévitablement transféré – plus ou moins – sur la psychanalyse. Le pire à cet égard étant de se prendre définitivement pour un analyste, écrira-t-elle dans une réflexion sur le dispositif de l’analyse quatrième, mode de supervision propre au Quatrième Groupe.
Comme Granoff, avec sa distinction entre le « discours sur l’analyse » et le « discours ayant l’analyse pour cause », elle mise sur le pouvoir analysant de la théorie – à une condition expresse : que la théorisation soit suffisamment au service d’une quête de vérité sur soi, tout en étant associée à un investissement du progrès de la connaissance. C’est l’amour de la vérité, chez l’analyste, dans ce double versant, intime et culturel, qui rend possible de penser ensemble et séparément, dans la cure et dans sa participation à la communauté des analystes – une communauté symbolique qui ne doit pas être réduite à l’appartenance à une société analytique.
L’esprit du mal (N. Zaltzman, 2007) vient expliciter en 2007 la critique assez radicale du surmoi de la culture version Freud, une critique qui préside à la théorie du travail de culture : « […] mauvais psychologue. Le surmoi se contente d’opposer à l’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement l’injonction irréaliste, impraticable : ‘’aime ton prochain comme toi-même’’« . Au passage, cette charge finale me semble laisser hors champ la signification première de l’injonction, qui pose l’amour de soi comme la condition d’une régulation de l’auto-destructivité – une régulation qui renoncerait à la solution immédiatement efficace du meurtre et de la destruction : soit une pseudo-solution, porteuse de la menace de la destruction en retour et donc de l’autodestruction individuelle et collective.
De par ses racines narcissiques, le surmoi prend la valeur d’un gardien de la vie, en prenant en charge et le meurtre et la faute – à condition de trouver le bon dosage pour la punition sacrificielle, pour la limitation de la satisfaction pulsionnelle. La limitation doit être liée au don d’une place légitime dans le monde, elle doit être au service des assises narcissiques du sujet, assises indissociablement individuelles et collectives. En ce sens, l’échec du surmoi de la culture marque l’échec de l’éthique.
Freud a laissé ouverte la question de savoir si le surmoi et le surmoi de la culture sont à différencier ou si le surmoi serait biface, avec un versant intrapsychique et un versant culturel. Zaltzman déplace la question, en distinguant le travail de la civilisation et le travail de la culture. Le travail de civilisation « retient les modifications survenues dans l’ensemble de la collectivité humaine et transmet leur influence au niveau individuel ». Alors que le travail de culture est un processus strictement intrapsychique : « les modifications qu’il accomplit portent sur la sphère de la réalité psychique et les rapports d’influence entre l’inconscient, le ça et l’instance pensante. ». Face à la Shoah, aux génocides, à Hiroshima et à toutes les formes contemporaines d’attaques de l’humain, l’échec du surmoi de la culture est patent et le ratage du travail de culture vient se manifester dans les ratés du travail de civilisation. Mais l’essentiel pour Zaltzman, en se recentrant sur le travail de culture, reste toujours et encore de situer le registre d’intervention du psychanalyste et les conditions de possibilité de la guérison psychanalytique, liée « au procès individuel et collectif de la culture ». Il y va d’un renoncement du moi à son hégémonie narcissique, il y va du consentement à « une référence d’autorité commune à l’ensemble humain ».
Le travail de culture vient inscrire dans la cure « la médiation vitale et problématique du sujet à une référence autre que lui-même, à une référence commune à l’ensemble humain ». Ce « référent psychiquement vital de la condition humaine » constitue un « garant transcendant », depuis ses multiples formes religieuses jusqu’à d’autres formes à venir, prises en charge par la « dictature de la raison » – à condition qu’elle se marie avec « l’amour de la vérité ». « L’amour de la vérité » pourrait en effet caractériser au mieux ce qui pour N. Zaltzman conditionne, dans le positionnement de l’analyste, la guérison par la psychanalyse. Le terme désigne un au-delà du transfert et du contre-transfert, l’inédit rendu possible par ce qui a lieu entre l’analysant et l’analyste. Cet au-delà, qui n’appartient ni à l’un ni à l’autre, est créé par la rencontre analytique en tant qu’elle n’est pas la rencontre de deux personnes, mais la mise au travail, ensemble et séparément, de deux attentes suffisamment croyantes et suffisamment accordables, tout en relevant de scènes intérieures suffisamment dissemblables. Au bout du compte, c’est l’amour de la vérité chez l’analyste qui conditionnerait l’activation dans la cure du « garant transcendant ».
Voilà en somme l’essentiel de la discussion que je proposerais à Georges Gaillard de poursuivre. L’amour de la vérité, au centre de la pensée de N. Zaltzman, correspond selon moi à une attente désirante : la connaissance de ce qui n’est pas encore connu, au niveau de l’ensemble humain. Jusqu’à quel point et selon quelles modalités serait-il d’accord pour dire que cette attente trouve sa source avec la recherche individuelle de la connaissance de soi dans la relation à l’autre – indissociable de la culture –, au principe même de la cure ? Étant entendu que l’auto-connaissance ne peut être qu’une recherche, littéralement sans objet, de par la division du sujet.