Photolangage©, clinique croisée sur la réflexivité

Processus psychotiques et lien réflexif

DOI : 10.35562/canalpsy.385

p. 17-20

Plan

Texte

La méthode Photolangage© est bien connue des psychologues qui l’utilisent dans beaucoup d’institutions soignantes. Elle s’appuie sur un dispositif précis qui utilise la photographie comme objet de médiation1.

Nous pratiquons cette méthode dans un Institut Médico Éducatif afin de traiter des adolescents déficients intellectuels avec ou sans troubles associés. Nous avons choisi de croiser via la méthode Photolangage© le regard cognitif et psychanalytique afin de soigner le double processus cognitif et psychoaffectif contenu dans la symbolisation et fortement affecté chez le public que nous rencontrons à l’IME. Les objectifs que nous nous étions fixés étaient de travailler sur l’échange d’imaginaires et de représentations d’une part, et de toucher d’autre part les affects associés aux images sensorielles véhiculées par le travail du groupe en appui sur la méthode.

Nous avons pu observer une amélioration significative des processus de liaison par la pensée en appui sur la parole individuelle et groupale et la pensée en image.

Cette recherche répond au double désir de témoigner de la validité de la méthode avec un public psychotique, et des processus de réflexivité qui s’opèrent dans le groupe.

À noter que la méthode n’est pas un prêt à utiliser. Elle nécessite une bonne connaissance clinique et psychopathologique d’une part et de l’animation des groupes thérapeutiques de l’autre. Sans cela l’accord2 des thérapeutes ne pourrait exister.

Lecture cognitive

Un regard sur les processus cognitifs nous interroge sur les mécanismes sous-jacents permettant de passer de l’image à la pensée, individuelle et groupale dans l’espace thérapeutique particulier du groupe Photolangage©.

La consigne de ce groupe, celle de choisir une photo pour répondre à une question, fait d’abord appel à des capacités d’encodage, base de toute activité cognitive. Le choix d’une image nécessite de repérer des indices perceptifs visuels objectifs, mais aussi d’effectuer des opérations mentales pour organiser ces indices et les interpréter afin d’évaluer leur pertinence par rapport à la question posée.

Si certains des jeunes du groupe ont accès à ces processus mentaux complexes, pour d’autres cette activité est difficile et le choix se fait de façon pulsionnelle, impulsive, davantage liée aux affects (sur un mode « j’aime/j’aime pas », peu secondarisé).

Par exemple, Laurent3 : « si je percute pas tout de suite, c’est pas la peine. J’ai regardé globalement, peut-être trop rapidement, mais j’ai rien trouvé ».

Encoder c’est passer d’une image à une représentation mentale qui peut persister en l’absence de l’objet. Mémoriser, c'est garder la trace, mais aussi organiser des systèmes de repères et de correspondances4.

Décrire une photo et la mettre en lien avec un thème ou une question nécessite d’élaborer un contexte autour de ce qui est représenté. D’imaginer un avant et un après l’instant T de la photographie. Il convient de prendre de la distance pour l’inscrire dans une temporalité, des liens de cause à effet, un scénario : pourquoi cette situation est-elle ainsi ? Que s’est-il passé avant ? Que va-t-il se passer après ? Cela nécessite de projeter des relations entre les objets (personnes, situations…). Il faut également prendre en compte l’implicite généré par la situation, ce que beaucoup ont du mal à faire du fait de leur déficience. Quels sont les liens qu’on ne voit pas ? Ce qu’on ne voit pas existe-t-il ? (question de la permanence de l’objet). Se détacher du perceptif n’est pas un processus aisé.

Pour Robert, l’évocation de l’objet absent est impossible, malgré nos sollicitations, notre étayage de la pensée. Il ne peut imaginer ce qui ne figure pas sur la photo, qu’il décrit (presque à chaque séance) par l’objet lui-même : « ben c’est une photo quoi ! ».

Lors de la phase de présentation des photos, chacun doit passer de la représentation de choses à la représentation en mots. Une fois les représentations mentales élaborées, il faut les exprimer et les faire partager au groupe. Le langage, symbolisation de la pensée, s’en fait alors le reflet : les discours dans le groupe sont souvent confus, car les liens de causalité qui sous-tendent l’activité intellectuelle sont compliqués pour ces jeunes déficients. La difficulté de mise en lien chez les patients psychotiques peut en outre amener à une pensée discontinue, qui semble parfois faire sens pour le groupe, mais sur laquelle il nous est parfois difficile, à nous thérapeutes de rebondir tant les liens nous semblent étranges, voire sidérants. Bion parle d’« attaque de liens5 » comme d’un mécanisme de défense consistant à traiter les éléments de la pensée indépendamment les uns des autres. Les défenses psychotiques contre les angoisses peuvent également passer par une pensée rigide dans un but de maîtrise de l’environnement.

Pour parvenir à secondariser cette pensée dysharmonique, attaquée, pauvre ou collée à l’image, nous misons sur le conflit socio-cognitif généré par le fonctionnement groupal.

Nos séances de Photolangage© se prêtent tout à fait à des mouvements de comparaison des pensées de chacun. Elles permettent de se confronter à des pensées divergentes (on ne voit pas les mêmes choses sur les photos, on ne les interprète pas de la même façon…) ce qui est souvent repris par les membres du groupe. Le conflit cognitif, c’est-à-dire la contradiction de ses représentations, est ainsi généré par l’interaction sociale.

Le groupe à médiation Photolangage© permet peu à peu de voir le fonctionnement des autres et de s’appuyer dessus pour gagner en flexibilité mentale, apprendre à changer de point de vue. En appui sur la pensée groupale et ses interactions, chacun parvient peu à peu à se décentrer, dans le cadre sécurisant de l’espace thérapeutique où toutes les pensées peuvent être accueillies.

Nous espérons ainsi mettre en travail les contenants de pensée. Selon Gibello6, ces derniers sont des processus dynamiques ou des structures psychiques qui donnent sens aux contenus et établissent entre eux des liens associatifs. En se développant, les contenants de pensée permettent de remettre en forme les contenus, de leur donner une nouvelle signification (modifier ou élaborer des représentations nouvelles, établir des corrélations entre elles…).

D’après Bion, en nourrissant ainsi les contenants de pensée cognitifs, en portant les liens que ces jeunes ne peuvent ou ne savent pas faire, nous thérapeutes mettons à leur disposition le système contenant de notre propre appareil à penser. Avec le postulat qu’en s’étayant sur un appareil psychique plus construit, les « pensées décontenancées » de ces jeunes pourront évoluer, progresser, se construire de façon propre.

Nous observons ainsi un triple système de réflexivité : celui qui émerge du conflit du socio-cognitif, celui impulsé par la pensée groupale, et celui provenant de l’appareil psychique des animateurs.

Regard psychanalytique

Le soin groupal traite le lien entre l’individu et le groupe. Les individus qui constituent notre groupe sont pris dans des processus psychotisants7. Nous constatons une première ligne directrice chez chaque sujet qui serait la difficulté d’affirmer son identité autrement que par l’agir et l’excitation motrice. La seconde ligne est la difficulté, voire la résistance vitale où le déficit à investir son histoire individuelle et émotionnelle pour nourrir le groupe. Des modalités de défense et de lien en clivage, déni et projection se développent. Enfin nous constatons une troisième ligne de force qui est la prégnance des angoisses archaïques. Ces trois lignes maintiennent une pensée primaire dans laquelle l’indifférenciation fond/forme est très prégnante. Les sujets ont recours au perceptif sensoriel pour témoigner des vécus et idées qui ne peuvent s’exprimer en mots. Le groupe permet de donner sens, de retenir et transformer ces vécus en formes plus secondarisées de la pensée.

Le groupe est toujours plus que la somme de ses participants. La pensée groupale est complexe à déchiffrer, à entendre, à animer et supporter, surtout lorsqu’elle utilise les processus psychotisants comme moyen de défense. Le groupe peut avoir une fonction positive de miroir, mais peut tout autant refléter des choses insupportables. Le groupe a toujours émergé du chaos, c’est du moins un constat que nous faisons dans l’animation. Le vecteur de lien est sous-tendu par le désir de se soigner à plusieurs, ce qui n’est pas énoncé d’emblée comme tel par les sujets psychotiques qui, malgré un protocole d’entrée dans le groupe précis, donnent peu d’indices de ce désir. Au contraire ! Ils témoignent de fortes résistances à en être, à chercher à plusieurs, à se confronter au regard de l’autre, à la pensée de l’autre. Le sujet psychotique explicite peu ce qu’il vient chercher là, il serait là pour être là sans subjectivation de son désir à investir un groupe, sans projet. Le projet de médiation par la photo est une possibilité pour relancer ce désir.

Le soin par la méthode Photolangage© permet de s’appuyer sur la perception visuelle groupale pour trouver-créer8 des objets sécurisants pour le groupe. En d’autres termes, le groupe propose une solution d’expression de sa personnalité par l’investissement du projet du groupe. Là, la méthode, pragmatique, offre une solution qui module les investissements. La pensée en image vient rencontrer, au fur et à mesure de l’intériorisation de la méthode, la pensée en idée. Les images intimes vont permettre l’expression et le partage des affects que le corps et la pulsion protégeaient dans et par des chemins répétitifs. L’affect accroché à l’image sensorielle se détache de la photo et de son choix tout d’abord, puis de sa présentation au groupe, pour investir la pensée du groupe. La question de la trace est ici fondamentale. Les thérapeutes dans l’analyse intertransférentielle qu’ils en feront et leurs écrits témoigneront de cette histoire affective du groupe. Mais il est à noter que fréquemment elle sera rappelée ; d’abord la trace des consignes et de leur impact psychique sur le groupe, puis une fois intériorisées la trace des thèmes, la trace des attitudes et réactions de chaque sujet dans le groupe et de leurs idées. Cette image polysensorielle, polymorphique et polysémantique viendra complexifier le rapport que le sujet entretien avec ses propres objets, voire les faire naître. La photo tout comme le groupe sont des médiateurs, dans le sens où ils permettent au sujet de trouver des modes de partage et de diffusion des affects archaïques non symbolisés ou en quête de symbolisation. S’installe alors un plaisir à penser en appui sur des processus primaires moins envahissants. Le processus réflexif impulsé par le travail thérapeutique médiatise l’accès à l’ambivalence. Nous pourrions énoncer ce processus sous la forme d’une triple interrogation : qu’est-ce qu’il y a derrière la photo pour soi, pour l’autre et pour le groupe ? Ce triple statut de l’objet est paradigmatique d’une position narcissique fondamentale dans laquelle le sujet suture son rapport à soi, à l’autre et aux groupes qui le constituent. La relance de la visite de ces trois espaces topiques est une solution thérapeutique impulsée par la réflexivité contenue dans la méthode et soutenue par les thérapeutes et le groupe ; car le groupe petit à petit va venir penser cette topique et la mettre en mouvement. L’ambiance du groupe, c’est-à-dire à la fois l’état mental du groupe et ses actions deviennent moins rudes, moins abruptes. La pensée secondaire se laisse petit à petit apprivoiser.

 

 

Aurian Riethmuller (auriant.rt@gmail.com)

Vignette clinique

Nous souhaitons à présent éclairer ces considérations théoriques au regard de la clinique. Nous rapportons une séance d’un groupe de six adolescents dans un IME pour déficient intellectuel : Abdel, Vincent, Valentin, Laurent, Robert et Bouba. Cette séance est la seconde du groupe. Elle traite de la question : « s’entraider, qu’est-ce que cela représente pour vous ? Dites-le avec une photo ». Cette question a émergé au cours de la séance précédente qui initiait le travail groupal de l’année et dont le thème était « être en groupe ».

Bouba est absent. La thématique de « S’entraider » ne motive pas vraiment le groupe qui traîne des pieds pour choisir ses photos. Laurent n’en choisit pas.

Abdel commence, comme à son habitude, à parler de sa photo avec toutes les précautions d’usages afin de ne pas froisser les autres membres du groupe qui ne semblent guère disposés à parler. Pour lui l’entraide est synonyme de sauvetage, « s’entraider c’est sauver des vies ». Le groupe associe immédiatement sur la guerre, la violence, la dictature. Le groupe est alors comme une troupe au combat que nous aurions à accompagner et qui convoque un effet de sidération partagé par les animateurs. Nous luttons pour rester présent, nous combattons pour garder présents en nous les représentations socialisées de l’entraide. Une inquiétude de guerre mondiale est verbalisée, ainsi que son angoisse de mort et son insécurité.

Vincent en appui sur sa photo rebondit sur le film Impact qu’il a vu le week-end précédent le groupe. Il nous raconte cette histoire effrayante de l’impact de la lune avec la terre, de la fin du monde et de l’entraide entre les peuples qui survivent. Vincent est happé par ce scénario, il est collé à l’image, à la trace mortifère que le film a laissée en lui. Le groupe stoppe ses associations maniaques sur la mort. Manifestations que nous aurons du mal à contenir en nous.

Valentin poursuit avec une photo qui lui fait penser aux braquages des banques. L’idée de la transgression, de la vengeance et de la tuerie vient occuper toute la scène du groupe. Cette violence collective imaginée vient à se retourner contre les riches, contre la société, les impôts, la police… elle est comme une revanche des pauvres contre les riches, du groupe pauvre contre le groupe riche que nous avions imaginé en pensant à la question « s’entraider qu’est-ce que cela représente pour vous ? ». Le groupe est difficile à canaliser, les adolescents ne s’écoutent pas dans une escalade du fait violent spectaculaire. Un quasi-éloge de la marginalité et de la transgression, de la destruction, du meurtre est énoncé par le groupe. Elle rencontre nos résistances qui manifestent surprises et oppositions. Magali évoque alors des émotions positives (amour, joie, lien…) qui assouplissent un peu la pensée du groupe.

Yvan présente sa photo. Il associe sur l’humanité des « sans domicile fixe », sur le désir d’aider l’autre, les associations de lutte contre l’exclusion comme Emmaüs, la Croix Rouge, Valentin associe sur un projet d’entraide qu’il a mené avec son éducatrice. Les échanges deviennent plus posés et réalistes. Le groupe écoute la pluralité des investissements de ses membres en suivant le fil de cette lutte contre l’exclusion. Mais Laurent revient sur la crainte de tout perdre. Le groupe s’en empare et réattaque : les patrons, les salaires, les riches, les footballeurs. C’est reparti ! Le groupe redevient cette troupe cette fois-ci de syndicalistes en lutte contre l’injustice, Vincent amenant la figure du SDF unijambiste, Valentin se cachant régulièrement les bras dans son t-shirt.

Magali poursuit avec sa photo. Elle évoque l’entraide dans le travail, en médecine, notamment dans la chirurgie. Vincent est très touché par cette photo et manifeste son dégoût. Le groupe associe sur le travail en commun. Valentin parle de ses stages du fait de travailler à plusieurs, ce qui fait écho à Laurent qui associe sur l’entraide dans les déménagements. Valentin parle d’un film où a lieu un accident, la personne a le nez cassé et on lui enlève un rein, mais elle survit. Dans un autre film, Laurent évoque l’amputation d’une jambe.

Robert présente ensuite sa photo. Il colle à la réalité perceptive de l’image qui représente un jardin. Il décrit les objets qui se trouvent sur la photo avec lenteur et timidité. Le groupe l’étaye tout en ne se sachant pas trop quoi penser, des rires et des moqueries sont tout de même perceptibles, mais le vide de la présence de Robert affecte beaucoup les autres adolescents. Valentin prend la photo et poursuit la description. Vincent s’exclame « c’est comme ça la cité ! ».

Laurent avoue ne pas avoir choisi de photo en mimant en tenir une : « c’est la photo invisible ! rien ne m’a parlé… ça n’a pas percuté ! ».

Conclusion

Le processus psychotique est un frein à la pensée secondaire, et se caractérise par une pensée désorganisée, décontenancée. Nous avons tenté dans cet article de montrer comment la méthode Photolangage© peut opérer des transformations dans ce fonctionnement.

Nous nous appuyons pour cela sur trois dimensions réflexives :

  • La méthode d’abord permet de faire émerger les perceptions et affects associés et leur donner sens par des représentations partagées dans un espace contenant, sécurisant ;
  • Le groupe ensuite, tant grâce au conflit socio-cognitif, que par sa fonction miroir peut transformer les processus psychotiques envahissants.
  • Enfin, l’attention conjointe des thérapeutes à ce qui se joue dans le groupe à tous les niveaux et dans l’après-coup est essentielle pour étayer le processus thérapeutique.

1 Vacheret Cl. et al., Pratiquer les médiations en groupes thérapeutiques, Paris, Dunod, 2002.

2 Nous parlons d’accord pour définir la manière dont les thérapeutes portent le groupe, interagissent, s’accordent sur le choix des photos… C’est

3 Cf. vignette clinique en fin d’article.

4 Douet B., Évaluer et comprendre les troubles de la pensée chez l’enfant, Paris, Dunod, 2003.

5 Bion W.R., Attaque contre les liens, 1982.

6 Gibello B. L’enfant à l’intelligence troublée, Paris, Païdos, Le Centurion, 1984.

7 Selon P. Delion.

8 Selon R. Roussillon.

Notes

1 Vacheret Cl. et al., Pratiquer les médiations en groupes thérapeutiques, Paris, Dunod, 2002.

2 Nous parlons d’accord pour définir la manière dont les thérapeutes portent le groupe, interagissent, s’accordent sur le choix des photos… C’est avant tout un concept qui renvoie à un processus interne d’alliance.

3 Cf. vignette clinique en fin d’article.

4 Douet B., Évaluer et comprendre les troubles de la pensée chez l’enfant, Paris, Dunod, 2003.

5 Bion W.R., Attaque contre les liens, 1982.

6 Gibello B. L’enfant à l’intelligence troublée, Paris, Païdos, Le Centurion, 1984.

7 Selon P. Delion.

8 Selon R. Roussillon.

Illustrations

 

Citer cet article

Référence papier

Magali Fillion et Yvan Revellin, « Photolangage©, clinique croisée sur la réflexivité », Canal Psy, 108 | 2014, 17-20.

Référence électronique

Magali Fillion et Yvan Revellin, « Photolangage©, clinique croisée sur la réflexivité », Canal Psy [En ligne], 108 | 2014, mis en ligne le 09 décembre 2020, consulté le 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=385

Auteurs

Magali Fillion

Psychologue cognitiviste

Yvan Revellin

Psychologue clinicien

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