Le point de vue des sciences sociales

DOI : 10.35562/canalpsy.409

p. 5-6

Texte

 

 

Caroline Bartal

Le terme « sexualité » est très polysémique et peut prendre des sens divers selon la discipline et l’approche adoptées. Même s’il comprend également « les pratiques sexuelles physiques et corporelles (et leurs manifestations et conséquences biologiques) », en sciences sociales on prête spécialement attention aux « […] significations de la sexualité (représentations, normes, affects, motivations, etc.), ainsi que les relations sociales qu’elle implique » (Ferrand, 2004, p. 84-85).

Il est néanmoins vrai que, dans l’usage courant, la sexualité humaine est pensée d’emblée dans le domaine des représentations psychobiologiques : le phénomène social n’est perçu que secondairement. Sans doute, le sexe (mâle ou femelle) des individus est biologique, mais la sexualité transcende le caractère simplement physique et constitue en réalité une construction sociale historique et culturellement formulée.

Par ailleurs, lorsque naît un nouvel être humain et que, après avoir examiné ses organes génitaux, on déclare catégoriquement : « c’est un garçon » ou « c’est une fille », c’est une affirmation qui au fond n’est qu’une demi-vérité. Car nous naissons mâle ou femelle (sexe biologique) mais non masculin ni féminin (genre ou sexe social), et encore moins homme ou femme (identité sexuelle). C’est-à-dire que nous ne deviendrons homme ou femme qu’au cours du processus de socialisation, lequel associe à chaque genre des modèles culturellement définis, en général avec une hiérarchisation que donne au genre masculin une place privilégiée. Ce processus se réalise tout au long de notre vie, dans une interaction continue entre l’hérédité (composantes biologiques) et le contexte (composantes socioculturelles).

Comme l’affirme Malinowski (1982, p. 21), « la sexualité dans son acception la plus large […] est, plus qu’une simple relation charnelle entre deux individus, une force sociologique et culturelle ». Les comportements qui la composent font partie d’un processus d’apprentissage formé à partir d’une base biologique (le sexe) et transmis à travers les processus de socialisation, gardant même certaines spécificités dans chaque culture et dans chaque période historique.

Chalar Da Silva (1980) affirme que le comportement sexuel est chaque fois plus maîtrisé sur le plan extérieur au fur et à mesure que l’on gravit l’échelle biologique. Les facteurs sociaux s’ajoutent aux facteurs strictement biologiques et l’apprentissage des modèles culturellement déterminés va compléter la définition génétique-hormonale du type sexuel.

L’animal humain naît normalement avec son sexe physiologique1. déterminé biologiquement. C’est à partir des composants biologiques que se formeront les éléments culturels relatifs à la sexualité, et ces derniers modèleront la « matière première » fournie par les modèles biologiques (logiquement avec certaines limites). Or, cette possibilité de « modelage » est très exactement le facteur principal qui va constituer la différence entre la sexualité humaine et la simple expression instinctive des pulsions sexuelles existant chez les autres animaux, irrationnels et limités par un fort déterminisme biologique.

Malinowski (1976, p. 87) qualifie cette capacité humaine de plasticité des instincts. Se référant à elle, il observe que,

« bien que la tendance générale à se livrer à des démarches amoureuses, à mettre la sélection à la base des rapprochements sexuels, à prodiguer des soins à la progéniture soit aussi forte chez l’homme que chez l’animal, elle ne présente plus de limites aussi précises d’un bout de l’espèce à l’autre, que chez ce dernier. Ces limites ont été remplacées par des limitations culturelles. […] À la place des déterminantes instinctives précises auxquelles obéit l’animal, nous avons des éléments culturels qui façonnent et modèlent les tendances innées. Tout ceci implique, d’une part, un profond changement dans les rapports entre l’instinct et le processus physiologique et, d’autre part, une variation de leurs possibles modifications ».

Ainsi, cette plasticité humaine des instincts proviendrait d’une relative imprécision des pulsions biologiques primaires. Ceci permet de mieux diriger ces instincts, conformément aux spécificités de chaque contexte socioculturel au cours d’une période historique donnée.

Cette distinction conceptuelle mettant en avant la différence entre les sexes biologiques (composés par les structures biologiques primordiales) et les sexualités (structurées et réglementées socialement) nous semble fondamentale pour une approche adéquate de la question dans une perspective en sciences sociales. Néanmoins, il faut bien remarquer qu’il s’agit là d’un recours théorique, car, en réalité, il est impossible de séparer chez l’être humain la nature et la culture (Davenport, 1976, p. 116-118). Ce que nous souhaitons mettre en évidence, c’est l’immense variété des expressions que peuvent adopter les sexualités, au contraire de ce qui est la règle chez les animaux irrationnels.

Outre la réduction notable des instincts, la séparation entre la sensation de satisfaction et la finalité biologique est un autre facteur essentiel à la base de la formation sociale des sexualités. Son utilisation en tant que source de plaisir, indépendante de sa fonction de reproduction, est possible parce qu’il n’existe pas chez l’homme des « périodes de chaleur » comme il en existe chez les animaux et qui gouvernent le rythme de leurs instincts sexuels. Cette dissociation est l’un des facteurs qui permettent à l’homme la création d’une authentique culture des sexualités2.

On peut également affirmer que l’être humain met symboliquement en œuvre une véritable sexualisation de l’univers. Celle-ci se manifeste des plus diverses manières et particulièrement à travers l'exemple du langage qui est, selon Abraham (1969, p. 17), « le meilleur témoignage de la signification de la sexualité dans notre pensée d’homme d’aujourd’hui. » De même, cet auteur indique que « l’imagination humaine attribue un sexe aux objets inanimés, témoignant ainsi la signification possessive de la sexualité. Il en résulte que l’homme n’a pas avec les objets une relation purement objective ; il a une relation subjective et personnelle marquante et qui tire son origine de la sexualité » (Abraham, 1969, p. 19).

On constate donc que les cultures humaines, non seulement régissent et codifient la sexualité, mais sont largement influencées par elle dans la plupart de leurs aspects.

Même si toutes les sociétés définissent culturellement ce qui est ou non sexualisé, le contenu et l’objet de ces définitions ainsi que les actions, sanctions et récompenses qui lui sont liées peuvent changer d’une culture à l’autre et même dans une même société entre différentes périodes chronologiques. La littérature anthropologique, au moyen d’analyses effectuées à partir de données transculturelles, fournit un vaste matériel relatif aux variations historico-culturelles et aux spécificités des sociétés les plus diverses.

La culture des sexualités et son imaginaire faisant partie intégrante de la culture élargie de toute société, il est indispensable, pour la comprendre, de l’analyser dans un contexte global. D’ailleurs, « la sexualité est le lieu privilégié du corps, où se soudent la logique des individus et celle de la société, où s’incorporent donc des idées, des images, des symboles, des désirs et des intérêts opposés » (Godelier, 1995, p. 120).

Pour conclure, nous pouvons affirmer, avec Fry (1982, p. 112), que

« la sexualité, avant d’être une substance, une condition de la nature humaine, est surtout une construction sociale. […] Parmi les conséquences créées par cette tension entre ce que le sexe “est” et ce en quoi il se transforme, il ne serait peut-être pas absurde d’inclure celle selon laquelle sa “nature” est l’une de ses représentations sociales parmi d’autres ».

Bibliographie

Abraham K. (1969), Psychanalyse et culture, Payot, Paris.

Chalar Da Silva A. (1980), A sexualidade humana comparada. Fundamentos Bio-antropologicos da terapia sexual, Rio de Janeiro, Achiamé.

Davenport W. (1976), « Sex in cross cultural perspective », in Beach F. Human sexuality in four perspectives, Baltimore, The Johns Hopkins University Press.

Ferrand M. (2004), Masculin, féminin, La Découverte, Paris.

Fry P. (1982), Para inglês ver. Identidade e politica na cultura brasileira, Rio de Janeiro, Zahar.

Godelier M. (1995), « Sexualité et société. Propos d’un anthropologue », in Bajos N. et al., Sexualités et sida. Recherches en sciences sociales, Paris, Agence nationale de recherches sur le sida - ANRS.

Malinowski B. (1982), A vida sexual dos selvagens no noroeste da Melanésia, Rio de Janeiro, Francisco Alves (Traduction brésilienne de The Sexual Life of Savages in North-Western Melanesia).

Malinowski B. (1976), La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, Payot, Paris.

Mendès-Leite R. (1988), « Les apparences en jeu », Sociétés. Revue de Sciences Humaines et Sociales (17), p. 07-11.

Mendès-Leite R. (1987), « Playing with appearances: the “ambigusexuality” in Northeast Brazil », Social Sciences Supplement, Amsterdam, Frije Universiteit, p. 90-97.

Notes

1 D’après P. Fry (1982, p. 90), le sexe physiologique « se réfère aux attributs physiques grâce auxquels on distingue les mâles et les femelles. Ces attributs ne varient pas d’un système culturel à l’autre »

2 Cette expression est une adaptation de celle utilisée par Davenport (1976) « culture du sexe » (culture of sex). Nous utilisons le terme sexualité à la place de sexe, comme le fait cet auteur, pour insister sur la distinction entre ces deux notions (Mendès-Leite, 1987, 1988).

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Citer cet article

Référence papier

Rommel Mendès-Leite, « Le point de vue des sciences sociales », Canal Psy, 92 | 2010, 5-6.

Référence électronique

Rommel Mendès-Leite, « Le point de vue des sciences sociales », Canal Psy [En ligne], 92 | 2010, mis en ligne le 30 septembre 2021, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=409

Auteur

Rommel Mendès-Leite

Sociologue et anthropologue social, maître de conférences en psychologie sociale, équipe pychosociologie des mutations contemporaines

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