Intuition et partialité, du savoir informel à la science vivante

Une interprétation du parti-pris de FPP

DOI : 10.35562/canalpsy.434

p. 5-8

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FPP est mon appartenance. Depuis longtemps en tant qu’ancienne étudiante et, depuis quelques temps, comme intervenante.

FPP m’a accueillie en tant que professionnelle du champ sanitaire et de la formation. Elle a permis que ma pratique et le savoir que j’en avais se transforme en un début de théorisation. Elle a ouvert la piste d’un changement de cap professionnel.

Je suis devenue psychologue dans le champ de la précarité. Là aussi, j’ai construit un savoir intuitif ; là aussi, pour rester lisible à moi-même, il m’a bien fallu convertir cette pratique en conceptualisation.

Serais-je un cas paradigmatique de ce que FPP propose et met au travail chez ses étudiants ?

Je souhaite engager mon propos sur un chemin où se succéderont, parfois se confondront des étapes professionnelles, théoriques et pratiques. Pour tâcher de comprendre et de mettre à terre l’illusion d’une science humaine qui se serait enfin débarrassée des aspérités de la subjectivité.

Jadis

Sans entrer dans une histoire trop archaïque, ni une mise à nu trop personnelle, il est utile d’identifier le processus qui a présidé à mon entrée en FPP. Les voies de la subjectivité étant souvent sinueuses, la mienne a suivi son époque et les mouvements sociaux qui s’y jouaient. Il fallait entrer au plus vite dans le monde, j’ai donc rapidement quitté l’université et la psychologie, mon choix initial, au profit d’un métier qui s’en approchait et s’en décalait en même temps ; car il parlait déjà de la pratique, « les mains dans le cambouis » du lien à l’autre. Infirmière psychiatrique était à cette époque un métier innovant, participant à un réel souci de recherche-action, de propositions de soin à plusieurs voix, expérimentales.

Je ne l’avais pas prévu de manière précise ni organisée, mais l’ébullition des idées me fit d’abord rencontrer une façon de penser ma pratique : grâce à des théoriciens, psychiatres, psychanalystes et aussi des cognitivo-comportementalistes de la première heure, je croisais la confrontation et l’échange. Certains s’étayaient sur des protocoles, d’autres sur des interprétations plus subjectives, les derniers sur la réalité visible et objectivable. Je ne savais pas ce qui était le plus sage. Dans les groupes Balint, j’eus la chance de découvrir des chercheurs qui alliaient la rigueur théorique et l’intuition clinique, le travail du contretransfert et la référence scientifique. J’entendais que tous, nous pouvions intelligemment questionner nos pratiques. J’attrapais tout ce que je pouvais récolter ; tout cela virevoltait dans ma tête sans que je n’anticipe encore comment je pourrais en faire mon bagage personnel, mais en imaginant que, plus tard, je trouverais peut-être comment en faire un assemblage un peu « savant ».

C’est par la psychiatrie que j’ai croisé FPP. Je ne peux expliquer pourquoi ce qu’on m’en a dit, plutôt décourageant quant à la somme de travail nécessaire, m’a attirée, moi la « paresseuse ». Peut-être m’avait on laissé entr’apercevoir que le besoin de synthèse qui s’impatientait en moi, pouvait enfin trouver sa satisfaction. Peut-être l’idée d’écrire m’avait-elle séduite.

J’ai donc rejoint ces groupes mythiques où régnait l’esprit post-68ard – pas encore scandaleux – dans un cadre pédagogique souple mais ferme. Dualité entre contrainte et liberté.

D’abord, j’ai essayé de m’acculturer. En position de « nouvelle », j’imaginais que les anciens étaient des gens bien trop compétents pour moi ; j’admirais ceux qui produisaient des dossiers, ou simplement qui prenaient la parole. Je fréquentais le groupe de manière assidue mais sans réellement me mettre au travail. On laissait faire ; à l’époque, il n’était pas encore question de rentabilité…

FPP, creuset de réflexion sur ma pratique professionnelle, m’a rapidement contrainte à faire retour à celle-ci ; de façon concomitante, la psychiatrie se rationalisait ; je sentais en retomber la stimulation créative, au profit de positions tranchées qui commençaient à se proclamer invariables. L’objectivité devenait la norme ; cela me laissait perplexe quant à son objet, la santé mentale, restée, elle, beaucoup plus contingente. Confusément, l’inclinaison vers une science apurée m’apparaissait trop doctrinale pour ne pas être suspecte.

J’ai assisté, impuissante, à la volonté appuyée de noyer la spécificité des études infirmières dans un diplôme généraliste ; toujours avec l’argument d’une mise en conformité.

J’ai eu le besoin de déchiffrer ce qui se passait sur le plan sociétal, ce que ça me faisait éprouver et à en rendre compte.

C’est à ce moment que je crois avoir touché du doigt l’idée de FPP selon laquelle la théorie éclaire le chercheur confronté à une incompréhension.

Mon premier véritable dossier FPP qui parlait de la mort annoncée d’une part de la psychiatrie s’est alors imposé à moi. Et, implicitement, au loin, de celle de la dimension subjective, de la clinique. Peu après la réalité m’a rattrapée ; j’ai quitté cette appartenance, avec la révélation qu’elle n’était plus tout à fait la mienne. Je suis alors véritablement entrée dans le cursus des études de psychologie.

Avant-hier

Ensuite, j’ai présenté des écrits – non sans découvrir les blocages inhérents au processus de pensée – que j’osais enfin exposer devant l’enseignant ou le groupe. Je passais du côté des « anciens ».

J’ai obtenu le niveau terminal et il a fallu quitter le sérail ; à la fois satisfaite de faire sans lui, à la fois orpheline de son étayage, j’ai poursuivi en DESS, avec le retour à des études plus classiques.

J’avais atteint ce que, en débutant FPP, je n’avais pas identifié comme un objectif, mais qui avait été pourtant celui de mon désir d’adolescente. J’avais pris du temps, beaucoup de temps, pour devenir une « jeune psychologue » de 40 ans.

Mon premier contact avec la pratique de ce nouveau métier m’a estourbie. Je travaillais dans un lieu d’accueil pour « grands précaires » ; rien ne correspondait à ce que je croyais être le travail de psychologue. J’avais l’impression d’être encore un peu infirmière psy, trop impliquée dans la réalité. Et pourtant, sans le vouloir, des intuitions s’immisçaient dans mon lien aux sujets, des essais de conceptualisation restaient en alerte. Ils marquaient, entre autres, les décalages entre la science existante et cette pratique singulière.

Hier

Ça me fatiguait beaucoup, je suis paresseuse, je l’ai déjà dit.

Un jour je suis repassée à l’université. J’ai pu formuler mes questions, en vue d’un improbable DEA. Ce qui n’était pas encore une problématique a été retenu comme projet ; au cours de cette année, je retrouvais la légitimité d’énoncer ce qui n’est pas construit, ce qui est en jachère, ce qui pointe à peine d’une esquisse de pensée. J’étais invitée à développer mes perceptions, tout à fait invraisemblables au regard de la conceptualisation orthodoxe. J’en étais ébahie et soulagée. Quand après le DEA, il a paru naturel de poursuivre en thèse, je n’ai pas compris tout de suite que l’esprit FPP palpitait là encore ; qu’il m’encourageait à dépasser mes inhibitions en organisant ma pensée, de manière méthodique et hypothético-déductive.

Aujourd’hui

Tout ce préalable pour en arriver aux questions du début. Mais n’est-ce pas cela, la philosophie de FPP ?

Aujourd’hui, je suis docteur en psychologie et, à l’occasion, j’interviens de ci de là. Mais je continue à me demander si je suis une scientifique et en quoi je le suis ? Le thème de ce colloque m’invite à réexaminer mon rapport à la science et mon parti-pris de partialité, qui ne va pas sans mettre en tension une indéfinissable illégitimité.

Quelques considérations sur la question

J’ai toujours, en effet, envisagé mon rapport à la théorie à partir de mon expérience pragmatique. Peut-il en être autrement ? Certes, pour disposer d’une pratique, encore faut-il aussi posséder une théorie ; un peu comme, pour jouer avec les mots, on doit au préalable avoir acquis les rudiments de la langue. Généraliste et indispensable, cette conceptualisation est de l’ordre du code commun minimal ; mais elle ne permet pas d’application ajustée à la spécificité des situations.

Doit-on alors décliner la partialité à l’opposé de la science ? La vérité scientifique n’est-elle pas également une question de point de vue ? Comment investir un champ, quel qu’il soit, sans un minimum de subjectivité ?

Quand j’étais en panne, mon enseignant me rappelait qu’on ne peut pas s’intéresser à un objet s’il est trop brûlant ou trop froid pour la subjectivité. Trop chaud, l’affectivité le déborde et l’aveugle. Trop glacial, il ne mobilise plus assez pour mettre le moi en tension. Autre manière de traiter de la partialité, de s’éloigner un peu de la culpabilité qui l’accompagne…

L’impartialité ne pourrait-elle pas être considérée comme une défense, un coupe-désir contre l’appétence intellectuelle et affective de comprendre, de dépasser le problème et l’angoisse qu’il entraîne ? Ne viendrait-elle pas surtout calmer le feu pulsionnel de la curiosité, apaiser l’excitation ?

Le principe d’impartialité peut installer parfois une pratique sûre d’elle-même et « prête-à-porter » ; ce faisant, elle risque, nous l’avons dit, de ne pas s’ajuster à son sujet et, de plus, d’empêcher la science de pulser, dans le sens où, devenue totalement prévisible, elle s’éteint. En d’autres termes, n’est-ce pas la part d’énigme, donc d’imprévu, qui anime le chercheur ?

Vignette : le « fraudeur »

De mon expérience de formatrice, je garde en tête une situation pédagogique banale et en même temps à la limite d’une partialité radicale. Celle d’une posture pédagogique discutable face à un étudiant hâbleur, insolent, médiocre sur le plan scolaire, et probablement fraudeur. Son dilettantisme aurait été rédhibitoire si l’on s’était satisfait de l’objectivité.

La partialité nous avait fait choisir, une collègue et moi, de le laisser poursuivre un travail sur table, alors même qu’il semblait gêné de notre attention sur lui. L’impartialité aurait dû nous obliger à vérifier son honnêteté et à le confondre si besoin. Dans l’hypothèse d’une tricherie, il aurait assurément raté sa formation, été mis au ban de son futur travail et eu à supporter une humiliation féroce. Nous avons beaucoup hésité, conscientes de la dimension potentiellement transgressive de notre indétermination. Dans le jeu relationnel engagé, il avait pourtant terminé son examen, visiblement inquiet de notre décision et conscient des enjeux mis en tension. Par la suite, il était devenu le professionnel de qualité qu’il avait laissé pressentir.

Ce qui nous a permis de ne pas trancher, en endossant néanmoins une culpabilité résiduelle, c’est la prise en compte de différents éléments intersubjectifs de la situation ; notre présupposé sur lui, sur ses forces comme sur ses lignes de faille, était empirique ; mais il s’étayait pour une part sur des fragments de l’histoire professionnelle, qui contrebalançaient l’inefficience scolaire apparente ; il reposait aussi sur notre connaissance de ses capacités, mises en sommeil par une problématique de fin d’adolescence encore non-résolue.

Nous avions une raison objective et impartiale de le révoquer : la fraude possible ; nous avions plusieurs raisons subjectives et partiales de le laisser poursuivre sous contrôle : la confiance dans ses compétences cliniques comme dans l’expérience vécue. La décision a été prise dans l’incertitude, mais elle a paru la plus éthique, même si elle était la moins rationnelle. Ce faisant, tombions-nous dans la complaisance ou la complicité ? Ou bien intervenions nous dans le sens de l’aide à cet étudiant pour ne pas s’enfermer dans l’échec et pour développer ses potentialités ?

Nos intuitions, partiales, mais partagées et vérifiées, constituaient un savoir informel. L’ébauche de théorisation qui s’en est suivie a concerné la bienveillance envers les spasmes de l’adolescence, si et seulement si d’autres éléments du parcours invitent l’observateur à cette posture. Si donc, des indices non-chiffrables infirment les résultats de la réalité. Pour en finir avec cette vignette, faut-il rappeler que la science a conceptualisé les conditions de résilience ? N’avions-nous pas utilisé notre prescience dans cette perspective ?

En somme, nous ne nous sommes pas défaites impunément de la question de la partialité, au risque de sombrer dans l’illusion d’une objectivité sans faille. Mais cela a, je crois, été pondéré par l’effort de penser notre pratique, de supporter le débat.

Cette problématique se pose surtout en sciences humaines où l’arbitraire nous guette à chaque pas.

Cela dit ce dernier est un ennemi à multiples faces et je crois bien qu’il se déguise aussi sous un masque scientiste, comme l’actualité sociale ne cesse de nous le montrer.

La partialité dans l’intervention clinique : à partir de la pratique, du savoir à la théorisation

Afin de poursuivre mon propos, quelques mots d’une pratique psychologique qui s’étaie sur le même décalage par rapport à l’objectivité.

Je l’ai dit plus haut, le champ de mon activité réside pour une part au carrefour sanitaire et social, autour de ce que ce qui a été, après Jean Furtos, finalement pensé comme « la clinique psychosociale ». Mais bien avant l’acception officielle de cette définition, il y a eu des entreprises expérimentales et malhabiles sur cet objet. Et, il y a eu aussi pas mal d’excommunications face aux propositions nouvelles.

Je voudrais m’arrêter un instant sur la validité des présupposés préscientifiques, la plupart du temps ressentis comme illégitimes et arbitraires, voire transgressifs.

Que faire par exemple avec « la non-demande » de soins psychologiques, quand nous sommes nourris de l’exigence d’une sollicitation clairement formulée ? Comment intervenir lorsqu’une attente tacite semble habiter le sujet sans qu’il ne puisse l’exprimer ? Comment requérir les partenaires psy, habitués à répondre à l’expression précise d’un besoin ?

Mon intuition, forgée au contact de ces populations, est devenue insistante ; j’avais plusieurs choix face à elle : soit je l’ignorais comme résolument impropre à ma fonction de psychologue, mais alors, quid d’une cohérence interne ? Soit je la déployais dans une pratique plus ou moins clandestine et honteuse, mais alors quid d’une cohérence professionnelle ? Soit enfin j’essayais d’en tirer une conceptualisation, mais alors, quid d’une cohérence scientifique ? Bref dans les trois cas, j’avais à opérer un effort d’appropriation et d’adaptation devant le paradoxe d’une clinique désaccordée de sa théorie.

Ne pouvant plus me satisfaire d’une science qui ne répondait pas à mes problèmes cliniques, il a bien fallu que je me confronte à ses carences et aux miennes. Il y a sûrement une dimension mégalomaniaque à vouloir faire répondre la science à nos propres questions ; mais n’est-ce pas ce qu’ont toujours fait les scientifiques ? Ceci ramène au débat quasi-philosophique du sens de la science, objet pur ou objet au service de l’humain ? En ce qui me concerne, et parce que je ne me pense pas comme une chercheuse de l’abstraction, j’ai toujours attendu d’elle qu’elle m’aide à vivre, à comprendre, dans mon quotidien et dans ma pratique.

J’ai découvert que le champ de la science ne s’ouvre jamais pour rien, ni par hasard. Avant d’oser regarder ce qu’elle avait à me dire, j’ai hésité, cherché à me détourner de cet objet. Pourtant, je croisais des articles, des colloques, même des romans parfois, centrés sur ma problématique. Bizarre, le rapport entre l’inconscient et la science ! Et puis un jour, ça s’est imposé et je suis revenue dans le lieu du savoir pour chercher un interlocuteur prêt à m’accompagner dans ce fouillis. Alors a commencé le travail de renoncement, de forçage, d’insistance, d’audace, de certitude que non, décidément, la science ne convenait pas tout à fait bien à mon interrogation, même si je reconnaissais qu’elle y répondait un peu quand même.

Écrire une thèse, c’est devenir tardivement grand. C’est surtout désacraliser une science divinisée, la réchauffer, la rendre accessible et aidante.

Dans ma pratique, ce changement de statut n’a eu de sens que celui d’épurer l’expérience brute, de la nourrir de davantage de concepts, de l’assembler dans un corpus, bien sûr ; mais surtout de la valider aux yeux de la communauté scientifique, de la mettre en relief en l’assumant avec plus d’aplomb.

Passer du savoir à la science pourrait se résumer, il me semble, à un rituel civilisationnel. Nécessaire mais incident quant au contenu qui y est déployé. C’est un des paradoxes de la science que de n’être que cela, un contenant solennel des contenus empiriques déjà-là.

Pour conclure, et célébrer encore une fois FPP et son fondateur, voici son commentaire à mon invitation à assister à ma soutenance de thèse, « à cette épreuve […] toujours un peu traumatique même si le genre littéraire est quelque peu convenu. Le cérémonial est rarement à la hauteur des attentes de l'impétrant et surtout du travail gigantesque dont il est l'aboutissement »… Oui, mais c’est pourtant en le traversant qu’on légitime et éclaircit un peu les intuitions de la clinique.

Merci Alain-Noël.

References

Bibliographical reference

Colette Pitici, « Intuition et partialité, du savoir informel à la science vivante », Canal Psy, 91 | 2010, 5-8.

Electronic reference

Colette Pitici, « Intuition et partialité, du savoir informel à la science vivante », Canal Psy [Online], 91 | 2010, Online since 28 septembre 2021, connection on 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=434

Author

Colette Pitici

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