De l’unité du sujet au cogito « brisé » ?
On considère généralement la catégorie de sujet comme fondatrice de la modernité philosophique. Avec le cogito de Descartes, en effet, le geste philosophique consisterait à placer au centre de la réflexion philosophique la notion de conscience, au sens psychologique et cognitif du terme, comme vérité première sur laquelle pourrait se constituer toute vérité sur le monde, mais aussi et surtout sur l’homme. La pensée s’identifierait donc essentiellement à la conscience comprise comme cette connaissance immédiate des représentations qui se forment en chacun de nous. Cependant, la conscience désigne également chez Descartes l’existence d’une substance pensante, en sorte que la conscience s’articule à l’idée de sujet, de fondement immuable et invariant de toutes les pensées et représentations. Les différents actes de l’esprit (douter, percevoir, sentir, aimer, concevoir, etc.) sont autant de modifications ou de manière d’être du sujet pensant, qui demeure un et identique à lui-même à travers tous ces changements. Dans cette perspective, tout acte de la pensée se résorbe dans la conscience et se présente comme une activité volontaire du sujet. Le psychique se réduit au conscient.
Par ailleurs, le fait de concevoir toute pensée comme ne pouvant être que l’acte d’un « je » qui pense conduit, avec Descartes ou même avec Kant, à souligner que l’un des traits essentiels de la conscience réside dans une sorte de dédoublement : la conscience ne se porte pas seulement sur des objets extérieurs situés dans le monde, mais se rapporte avant tout à sa propre intériorité, à elle-même. Elle se considère, se regarde, s’examine elle-même, dans un mouvement qui n’est autre que celui de la réflexion. En réfléchissant sur sa propre pensée, le sujet se met à distance de ses représentations, peut s’en abstraire pour les évaluer ou les juger. Comme le souligne Descartes dans l’Entretien avec Burman (1648), « être conscient, c’est assurément penser et réfléchir sur sa pensée ». Dès lors, la conscience directe, spontanée ou immédiate devient inséparable d’une conscience réflexive, redoublée, comprise comme conscience de soi du sujet pensant maître de ses représentations et de ses actes de pensée. Mais ce dédoublement propre à la réflexion ne semble en aucun cas remettre en cause, dans la perspective de la philosophie moderne, l’unité originaire du sujet, qui demeure un tout en se rapportant à lui-même de façon spéculaire. Car il ne pourrait pas, en effet, y avoir pour Descartes ou Kant de pensée en dehors de la conscience et du « je pense ». Comme le souligne Kant : « Le : je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ; car autrement quelque chose serait représenté en moi, qui ne pourrais pas du tout être pensé, ce qui revient à dire que la représentation serait impossible, ou que du moins elle ne serait rien pour moi1 ». On comprend par-là que le « je pense » constitue l’unité du sujet à travers la diversité de ses représentations, qu’elles soient intuitives ou discursives, internes ou externes.
La tradition de la philosophie moderne se caractériserait ainsi, en tant que philosophie de la conscience et philosophie du sujet, par la position de soi comme vérité première et indubitable. C’est ce que souligne avec force Paul Ricœur dans De l’interprétation, ouvrage dans lequel se joue pour lui un dialogue nécessaire et salutaire du philosophe avec les acquis de la psychanalyse depuis Freud :
« J’admets ici que la position du soi est la première vérité pour le philosophe placé au cœur de cette vaste tradition de la philosophie moderne qui part de Descartes, se développe avec Kant, Fichte et le courant réflexif de la philosophie européenne. Pour cette tradition, que nous considérons comme un tout avant d’en opposer les principaux représentants, la position du soi est une vérité qui se pose de soi-même ; elle ne peut être ni vérifiée, ni déduite ; c’est la position d’un être et d’un acte ; la position d’une existence et d’une opération de pensée : Je suis, je pense : exister, pour moi, c’est penser ; j’existe en tant que je pense ; puisque cette vérité ne peut être vérifiée comme un fait, ni déduite comme une conclusion, elle doit se poser dans la réflexion ; son autoposition est réflexion2 ».
Or une telle position de soi du sujet devient problématique dès lors que l’on tient compte – ainsi que le fait notamment Ricœur en se risquant à examiner l’intérêt et les enseignements philosophiques de la psychanalyse – de l’« humiliation » et de la blessure narcissique que la psychanalyse inflige avec Freud aux prétentions de la conscience de constituer le centre et le maître de la vie psychique3. Car c’est bien là que l’on peut identifier la difficulté majeure de la psychanalyse au regard de la philosophie, dans la problématisation, par l’introduction de l’hypothèse d’un inconscient psychique, de l’identité et de l’unité du sujet. Avec la psychanalyse freudienne, l’inconscient n’est plus défini par rapport à la conscience comme un manque, une absence de la conscience, mais comme un autre « lieu » dans lequel naissent des représentations qui peuvent rester actives en dehors de l’activité de la conscience. On débouche sur la conception d’un autre mode de fonctionnement du psychisme, faisant éclater l’unité du sujet classique. En sorte que la question du sujet se déplace, dans la mesure même où celui-ci apparaît non seulement comme celui qui n’est jamais celui que l’on croit, mais surtout comme celui qui est divisé en différentes instances psychiques, en proie à des conflits et tissé de contradictions, le désaccord avec soi devenant la situation « normale » du sujet humain. À la position du soi comme vérité première de la modernité philosophique, fondement fixe et stable de la vie psychique et de la pensée, la psychanalyse substitue un décentrement inquiétant du sujet ainsi qu’un déplacement du sens vers l’inconscient. Caractérisée par une inadéquation irréductible, la conscience se trouve ainsi dessaisie d’elle-même au profit d’une autre instance du sens, enracinée dans le désir et la vie pulsionnelle.
Faut-il pour autant, du point de vue philosophique, renoncer à faire de la conscience ou du cogito une catégorie essentielle pour comprendre l’expérience de la pensée ? Ne peut-on pas, en tenant compte des acquis de la psychanalyse, reprendre la question du sujet comme dédoublement de soi et division du cogito, compris non pas simplement comme réflexion spéculaire, mais comme dialogue intime et effectif de soi à soi ? À quelles conditions la pensée peut-elle ainsi s’autoriser d’un accord de soi à soi en dehors de toute unité originaire du sujet ? Ne risque-t-on toujours pas, en instituant le dédoublement de soi au cœur de la pensée, de briser le cogito et de faire de la contradiction le tissu même du sujet ?
Pour apporter des éléments de réponse à ces questions, dont l’enjeu consiste selon nous à concilier, pour le philosophe, la possibilité d’inscrire la conscience au cœur même de l’expérience de la pensée avec l’idée d’un sujet en lui-même divisé, d’un être pensant double, nous proposerons un rapide parcours à travers quelques textes suggestifs et décisifs sur ces questions, tirés des œuvres de Hannah Arendt et de Gaston Bachelard. Nous y remarquerons, au-delà des différences constatables chez les deux philosophes en termes de contextes, de thématiques et de problèmes traités, une convergence féconde vers l’idée que le dédoublement de soi constitue le fondement même du sujet, le cœur vivant de l’expérience de la pensée, sans pour autant qu’une telle position duelle du cogito ne nous reconduise à affirmer une division de soi problématique, malheureuse sinon « pathologique », du sujet pensant.
Le « deux-en-un » de la pensée selon Hannah Arendt
Dans les Questions de philosophie morale4, dont le texte publié restitue le contenu de conférences prononcées en 1965 et en 1966 aux États-Unis, Hannah Arendt nous propose de considérer le sujet pensant comme un « deux-en-un » supposant une division originaire de soi.
Se référant aux fameuses formules de Platon, présentes dans le Théétète ou Le Sophiste, selon lesquelles la pensée consiste en un dialogue silencieux de l’âme avec elle-même, Arendt reprend à son compte l’idée que penser consiste à se parler à soi-même. Il s’agit d’insister sur l’activité, les processus et l’expérience de la pensée, non pas sur les contenus particuliers, les connaissances positives ou les jugements précis qui en résultent. Par ailleurs, si le contexte de la réflexion de la philosophie est initialement celui de la morale dans ce texte, plus précisément du rôle accordé à la conscience dans la moralité (en référence à l’examen de soi prôné par Socrate : ce que je décide moi-même en me considérant, à partir du souci de soi), il s’agit avant toute chose de clarifier ce que désigne et ce que présuppose la conscience en tant que telle. Comme le souligne en effet Arendt, ce qui apparaît en premier lieu comme une affaire morale, à savoir ce que je décide de faire et la façon dont j’agis dans des circonstances données, dérive en fait de l’expérience de la pensée, dans la mesure même où le sens cognitif de la conscience – comme faculté par laquelle nous nous connaissons et prenons conscience de nous-mêmes – constitue une condition du sens moral de la conscience – comme faculté de connaître ou de juger du juste et de l’injuste, du bien et du mal. Or la conscience ne se résorbe pas selon Arendt dans l’intimité d’un sujet replié sur son intériorité et ne faisant qu’un avec lui-même. C’est même tout le contraire qui se dévoile sous sa plume. L’être pensant est un être divisé, dans lequel s’inscrit une différence originaire. La conscience ne peut alors plus se comprendre comme substance pensante, comme cogito inaugural se posant en principe de ses représentations, dans un face-à-face avec des objets (ce dont on est conscient), ni même comme connaissance immédiate de soi-même. La conscience, dans son principe, est surtout différence originaire, cette différence qui s’insère dans mon unité en tant que je suis un être pensant. L’activité de penser se comprend par conséquent comme un « deux-en-un », une division interne du sujet, qui se donne à voir comme une relation de soi avec soi-même, dont le dialogue silencieux et l’entretien intérieur constituent le vecteur herméneutique. Il faut comprendre par-là que la conscience, telle que la conçoit Arendt, ne se réduit pas au conscient, à la sphère de ce qui apparaît à la conscience en tant qu’objet et représentations. Il s’agit de considérer la conscience sous l’angle de l’activité de la pensée, à partir des actes de la conscience et non pas des objets qu’elle vise ou se représente. En un autre sens, plutôt que de considérer les résultats de l’activité pensante, les produits dérivés de nos cogitations, nous aurions tout à gagner, pour comprendre ce qui se joue avec la conscience, de nous intéresser à l’expérience même du penser, à son processus, à son exercice concret. Dans cette perspective, Arendt soulignera dans un autre texte, intitulé Pensée et considérations morales, que la conscience ainsi comprise comme différence originaire s’articule et se tisse avec l’activité pensante, dont elle constitue même la condition : « La conscience n’est pas la même chose que la pensée : mais sans elle, penser serait impossible. Ce que la pensée actualise dans son processus, c’est la différence donnée par la conscience » (H. Arendt, op. cit., p.241). Que faut-il comprendre par-là ? Que signifie cette actualisation par l’activité de la pensée de la différence originaire qu’est la conscience ? La différence dont il est ici question se comprend comme différence toujours déjà présente dans l’unité qui me constitue comme sujet. L’unité propre au sujet dans l’expérience de la pensée est ainsi paradoxalement double. C’est le deux-en-un évoqué plus haut. Le un qui est censé me constituer est d’emblée un deux, car si penser consiste à dialoguer avec soi – ce qui présuppose l’instauration d’une différence entre deux instances pouvant se rapporter l’une à l’autre – alors c’est la différenciation et non pas l’unité qui se pose comme première. Étant relié à moi-même, je ne peux être simplement un. L’altérité et la différence s’inscrivent au cœur même du sujet pensant. Nous n’apparaissons un qu’au regard des autres selon Arendt, par notre façon d’apparaître dans le monde :
« Cette chose curieuse que je suis n’a pas besoin de pluralité pour établir la différence en elle-même quand elle dit : Je suis moi. Tant que je suis conscient, c’est-à-dire conscient de moi-même, je ne suis identique à moi-même que pour les autres auxquels j’apparais un et même. Pour moi, qui articule cet être-conscient-de-moi-même, je suis inévitablement deux-en-un. » (ibid., p.241.)
Nous comprenons par-là que l’altérité et la différence sont d’abord en nous, non pas au-dehors. L’autre est déjà en moi avant d’être rencontré dans le monde. Nous pouvons en retenir deux choses : premièrement, que c’est notre rapport aux autres ainsi qu’au monde extérieur qui nous fige dans une unité, masquant notre altérité intime originaire au profit de l’altérité dérivée de l’extérieur ; deuxièmement, que c’est la relation que nous entretenons avec nous même qui nous révèle notre division et notre dédoublement en tant que sujets pensants.
Cependant, comment le deux-en-un de la conscience peut-il se révéler et se manifester ? Quelle en sera l’expérience privilégiée ? Si l’extériorité nous fait redevenir un alors que nous sommes doubles – deux-en-un – n’est-ce pas dès lors en nous soustrayant au monde et à l’extériorité que nous pouvons faire véritablement l’expérience de la pensée ? Si le monde extérieur et autrui nous arraisonnent, n’est-ce pas dès lors la solitude qui pourra constituer l’unique lieu possible de la pensée ? Voilà ce que nous en dit Arendt, cette fois-ci dans les Questions de philosophie morale : « Le mode d’existence qui est présent dans ce dialogue silencieux, je l’appellerai maintenant solitude […] La solitude implique que, bien que seul, je sois avec quelqu’un (c’est à dire moi-même). Elle signifie que je suis deux-en-un » (ibid., p.146). Il convient de remarquer ici que la solitude ne se réduit pas à la simple absence d’autrui. Elle constitue une modalité spécifique de l’être seul, à bien distinguer de l’isolement comme de l’esseulement. En effet, pour Arendt, la solitude n’est pas marquée essentiellement par le manque de quelqu’un avec qui être ou parler, comprise comme simple absence de compagnie. D’une certaine façon, elle est au contraire toujours « peuplée », dans la mesure où nous nous y retrouvons nous-mêmes en faisant l’expérience de la pensée et du dialogue intérieur. Ainsi, la solitude est la compagnie que chacun se donne à lui-même, l’être avec soi qui nous tient auprès de nous-mêmes comme dédoublé, expérimentant l’altérité et la différence dans l’identité. La différence avec l’isolement et l’esseulement s’articule autour de cette expérience de dédoublement de soi. Dans le cas de l’isolement, il s’agit de se couper du milieu social et de se soustraire à la présence d’autrui, afin de pouvoir réaliser une activité particulière. On est alors seulement « concerné par les choses du monde » (ibid., p.147), sans rapport à nous-mêmes ni aux autres. L’isolement se caractérise ainsi par une absorption de l’individu dans une activité précise qui le sépare à la fois de lui-même et d’autrui. Pour lire ou écouter de la musique par exemple, comme pour fabriquer un objet ou produire une œuvre, il faut s’isoler pour ne faire qu’un avec soi dans l’activité en cours, « il faut être protégé de la présence des autres » (ibid., p.147). Or cela met un terme au dédoublement de soi dans la pensée. Il en va de même, dans une certaine mesure, de l’esseulement, car il se caractérise plus par l’absence de compagnie avec soi-même que par l’absence d’autrui. On peut se sentir esseulé au milieu de la foule, dans l’incapacité d’établir aucun contact. On comprend par-là que l’esseulement se définit en référence à l’autre, plus précisément à une certaine visée ou recherche manquée de la présence d’autrui, qui par principe nous tient loin de nous-mêmes. L’esseulé, bien que sans la compagnie des autres, n’entre pas pour autant dans la solitude, c’est-à-dire dans la compagnie avec soi. Nous voyons par-là que l’expérience de la pensée, cette « dichotomie intérieure » ou « schisme » (ibid., p.146) qui nous caractérise comme être divisé, comme deux-en-un, peut cesser dans bien des circonstances et nécessite des conditions particulières : non seulement l’absence d’autrui, mais aussi, et surtout la cessation de toute autre forme d’activité. C’est ce que souligne explicitement Arendt : « La solitude et l’activité qui lui correspond, qui est la pensée, peuvent être interrompues par quelqu’un d’autre qui s’adresse à moi ou, comme toute autre activité, lorsqu’on fait quelque chose d’autre, ou encore par la simple fatigue. Dans tous ces cas, les deux que j’étais dans la pensée redeviennent un » (ibid., p.146).
Cependant, peut-on en rester à une telle description du dédoublement de soi, circonscrite dans l’expérience de la pensée comme dialogue intérieur et rapport de soi à soi ? Bien que déterminant le sujet comme un deux-en-un, Arendt ne demeure-t-elle pas tributaire d’une présupposition, sinon d’une valorisation de l’unité, dans la mesure où le deux se rapporte d’emblée au un ? Ne peut-on pas aller jusqu’à établir plus radicalement une véritable bipolarisation au cœur de chaque être humain ? Par ailleurs, étant donné que la plupart des activités autres que l’activité de la pensée nous privent de la solitude selon Arendt, ne faut-il pas restituer le dédoublement de soi dans un « devenir autre » ? Ne peut-on pas réinscrire le dédoublement de soi dans une pratique de la démultiplication de soi ?
L’être-double et la division du cogito selon Bachelard
Nous pouvons trouver des éléments de réponse à ces questions chez Gaston Bachelard, plus précisément dans deux ouvrages principaux, dont certaines analyses nous paraissent capitales sur ces questions : La poétique de la rêverie5 et Le rationalisme appliqué6. Nous y découvrirons tout l’intérêt des réflexions bachelardiennes sur le thème du double, dont il convient d’emblée de souligner que l’enjeu consiste non seulement à inscrire une altérité originaire au cœur de l’être humain, mais aussi à examiner en quel sens et dans quelle mesure on peut redevenir autre, en se dédoublant et en se démultipliant à l’intérieur de soi. Il s’agit de trouver l’autre en soi et de déterminer le double comme opérateur de différenciation de soi.
Soulignons, dans un premier temps, que Bachelard semble lui aussi renouer dans une certaine mesure avec la conception platonicienne de la pensée comme dialogue intérieur, ainsi qu’avec l’idée d’un dédoublement intime de soi, dont les acquis de la psychanalyse – comme nous le verrons dans un deuxième temps – viendront cependant déplacer les termes et les enjeux. Dans le chapitre II de La poétique de la rêverie, Bachelard nous invite à considérer le dédoublement de l’être sous le signe de la parole, dans la perspective de la rupture que la parole poétique introduit par rapport au langage surveillé de la pensée rationnelle et par rapport au prosaïsme de l’usage courant du langage. En se plaçant sur l’axe de la rêverie poétique et de la solitude rêveuse, il s’agit pour Bachelard de mettre en évidence qu’« un homme et une femme parlent dans la solitude de notre être » (p.50) et que « plus on descend dans les profondeurs de l’être parlant, plus simplement l’altérité essentielle de tout être se désigne comme l’altérité du masculin et du féminin » (ibid.). Que faut-il comprendre par-là ? Dans un premier temps, il convient de remarquer la référence à la parole et au langage. Dans la solitude de la rêverie se joue un dialogue entre le masculin et le féminin qui caractérise tout être humain, qu’il soit homme ou femme. Il ne s’agit pas de reconduire la nature double du psychisme à une quelconque dualité sexualisée. Comme le souligne l’emploi des termes d’animus et d’anima pour désigner respectivement le masculin et le féminin – empruntés à la psychologie des profondeurs de Jung – Bachelard refuse tout réductionnisme de type physiologique, sexuel ou social. L’altérité du masculin et du féminin inscrite dans chaque être humain se présente comme un outil d’analyse pour différencier les puissances à l’œuvre dans le psychisme, plus précisément dans l’âme rêveuse (cette précision est d’importance dans la mesure où le dédoublement de l’esprit dans le cadre de la pensée rationnelle, comme nous le verrons par la suite, se développera selon une autre ligne conceptuelle). Tout psychisme se caractérise par une dialectique interne, une division intime, à partir d’un dédoublement de soi en être réel et en être idéalisant – que nous révèle le langage sans censure que constitue la parole poétique.
Deux précisions sont ici nécessaires pour bien comprendre le sens et le but de ce réinvestisement bachelardien des notions jungiennes d’animus et d’anima. Premièrement, il s’agit de souligner la dynamique de transformation de soi opérée par la rêverie poétique, grâce à laquelle le sujet se dédouble par la projection d’un monde idéalisé : « la rêverie en transportant le rêveur dans un autre monde fait du rêveur un autre que lui-même. Et cependant, cet autre est encore lui-même, le double de lui-même (p.68) ». En permettant au rêveur d’aller au-delà de la réalité donnée et de doubler la réalité sociale (fonction du réel) par une réalité rêvée (fonction de l’irréel), la rêverie poétique conduit à « séjourner dans la vie double, à la frontière sensibilisée du réel et de l’imaginaire » (p.139). Or une telle fonction de l’irréel n’est pas réductible chez Bachelard à une puissance d’illusion, fabriquant de l’imaginaire fantasmatique à partir du réel perçu, des souvenirs vécus ou des désirs inconscients enracinés dans l’histoire personnelle du sujet. Elle ne consiste pas à projeter des désirs refoulés sur une réalité marquée par des valeurs sociales inhibitrices, à des fins de fuite ou de refuge dans une réalité fantasmée. La division de l’être promue par la rêverie idéalisante et la fonction de l’irréel n’est pas une forme pathologique ou morbide de dédoublement, comme dans les cas de dédoublements de la personnalité étudiés par la psychiatrie. Loin de se dissoudre en deux personnalités étrangères, incapables de communiquer et de se rapporter l’une à l’autre, l’être dédoublé par la rêverie garde la maîtrise du dédoublement. Il s’agit donc, avec la rêverie idéalisante, d’une fonction psychique normale et féconde selon Bachelard, qui non seulement se caractérise par une certaine maîtrise du dédoublement de soi par le rêveur et la présence d’un cogito de la rêverie éveillée7 ; mais aussi rend possible une « incorporation d’un idéal de vie dans la vie même » (p.77), constituant par-là un opérateur de transformation de soi du sujet. Par ailleurs – c’est la deuxième précision qu’il nous faut apporter – si le rêveur tend selon Bachelard vers la constitution d’un « être intégral » ou « androgyne », par une communion d’animus et d’anima dans l’âme du sujet rêvant, il n’en demeure pas moins que la dimension de division et de dédoublement demeure essentielle au psychisme et ne s’annule pas dans une quelconque fusion ou unité d’être. Comme le souligne avec force Bachelard, toujours dans le chapitre II de La poétique de la rêverie : « L’être humain pris aussi bien dans sa réalité profonde que dans sa forte tension de devenir est un être divisé, un être qui se divise à nouveau à peine s’est-il confié un instant à une illusion d’unité » (pp.78-79). Dès lors, l’être humain est pensé comme fondamentalement double dans ses activités psychiques, que ce soit d’un point de vue archéologique (dimension de l’originaire et de l’archaïque) ou du point de vue téléologique (dimension du devenir et de la transformation) : la tension vers une certaine forme d’unité pour le sujet divisé, vers la constitution d’un « être intégral » pour l’être double, demeure une visée plus qu’un terme pour le sujet humain, auquel l’accès à une unité de soi primordiale – fantasmatique – demeure interdit.
Cependant, qu’en est-il du sujet divisé dans le cadre de la connaissance ? La conception d’un sujet originairement double, d’un psychisme divisé, ne rend-t-elle pas problématique la constitution de connaissances objectives ? Le travail du scientifique ne requiert-il pas une réduction du dédoublement du sujet ? Les exigences épistémologiques et méthodologiques de la recherche scientifique n’impliquent-elles pas en effet la constitution d’une pensée « claire », rationnelle, maître d’elle-même ? Peut-on aller jusqu’à inscrire la division et le dédoublement non plus seulement au cœur du sujet rêvant dans la solitude, mais au fondement même du sujet épistémique ? Le cogito rationnel peut-il lui aussi se comprendre dans le sens d’une dualité principielle ?
Nous suivrons ici les pénétrantes analyses proposées dans Le rationalisme appliqué. Comme le souligne Bachelard, la recherche scientifique telle qu’elle se développe au XXe siècle nous demande de rompre avec la figure du savant solitaire, parvenant à ses découvertes dans la solitude de son cabinet de travail. Il s’agit de prendre acte de la dimension sociale de la recherche. C’est le sens du concept de « cité savante » ou de « cité scientifique ». La science s’organise en fonction d’une communauté scientifique « en marge de la cité sociale » (p.23), disposant de ses institutions de recherche, d’enseignement, de diffusion des savoirs. De ce point de vue, on ne peut faire l’économie de l’intersubjectivité de l’activité scientifique et de la pratique concrète de la science.
C’est pourquoi le véritable sujet de la pensée scientifique, selon Bachelard, n’est pas un je, mais un nous, non pas un simple cogito, mais un cogitamus. C’est dans le dialogue et la confrontation des esprits que se construit la connaissance scientifique. Toutefois, cela ne semble pas devoir conduire à la suppression de toute forme de division intime du sujet épistémique au profit de la seule discussion « publique » entre les savants. En effet, Bachelard nous invite à prendre en compte une structure dialogique inscrite au cœur même du sujet rationnel, dont la première conséquence consiste à appliquer la bipolarisation à chaque sujet. Car par ses exigences méthodologiques de vérification de ses opérations et de ses connaissances, la pensée scientifique implique un dédoublement intime du sujet épistémique. Le calcul en fournit un premier exemple paradigmatique, dans la mesure où il s’agit de se dédoubler en celui qui fait le calcul et en celui qui en vérifie la validité en fonction de règles, de se diviser en celui qui opère et en celui qui juge ces opérations. Un autre exemple réside dans la découverte et l’invention. Avant même de confronter ses découvertes aux autres – surtout s’il rompt avec les savoirs acquis et la science constituée – le chercheur met déjà en œuvre un dédoublement de soi par son travail de vérification. Le « travail de la preuve » que le sujet applique à lui-même constitue ainsi la condition même de la communicabilité de l’idée nouvelle aux autres chercheurs, à partir de la dissociation au sein du même du sujet d’une instance contrôlante et d’une instance contrôlée. Le dialogue s’établit par conséquent au préalable dans le sujet, dédoublé en un je et en un tu : le sujet rationnel se rapporte à lui-même comme à un tu constituant une instance interne de surveillance qui lui demande des preuves. En intériorisant les processus de surveillance et de contrôle de la pensée réfléchie, le sujet se caractérise ainsi par l’introjection de la structure dialogique de la connaissance scientifique. Dans ce contexte, Bachelard réinvestit et déplace les acquis de la métapsychologie freudienne, afin de mettre en évidence le rapport au sein du sujet épistémique d’un moi rationnel à un surmoi de la cité scientifique8. Et Bachelard d’insister non seulement sur la dépersonnalisation du surmoi rationnel par l’apodicticité de la connaissance, mais aussi et surtout sur la nécessité, pour le besoin de progrès du psychisme, d’instituer un surmoi positif – c’est à dire qui ne soit pas que censure – opérant une dialectique du contrôle et de l’encouragement, de la confiance en soi et de la surveillance de soi. C’est à cette condition essentielle que le dédoublement du sujet rationnel – en résonance avec la division originaire du psychisme – devient une heureuse division du cogito, esquissant la perspective d’une articulation féconde de l’être double selon ses différents facteurs de division ; et déterminant par contraste deux types de pathologies du dédoublement de soi, à savoir celle qui consiste à figer son identité en s’appréhendant soi-même dans un double spéculaire et celle qui consiste à se démultiplier de façon indéfinie et anarchique.