Une longue expérience de groupe débutée vers les années 1970 m’a amenée progressivement à cerner certains phénomènes spécifiques, à la fois ténus et mouvementés, que j’ai d’abord désignés comme effets de présence. Est venu ensuite un lent essai d’approfondissement et d’élaboration théorique, toujours en cours, pour essayer d’en comprendre la nature et de les intégrer conceptuellement dans le champ psychanalytique.
Pour situer ce travail, je précise rapidement qu’il porte sur des groupes de thérapie en clientèle privée. Séance hebdomadaire de deux heures avec sept patients qui pourraient être qualifiés « d’états-limites ». Je suis seule thérapeute. La durée moyenne de thérapie est de trois ans.
Je ne peux dans cette courte présentation suivre de près les différentes influences qui ont soutenu ma recherche, mes interrogations, mes doutes, les remaniements de ma pensée. Je vais plutôt insister sur l’effet déroutant qui a été le mien en passant de la cure analytique duelle à la situation de groupe. C’est l’occasion de signaler que la sensibilité du thérapeute et du chercheur tient une large place dans l’appréhension et la compréhension des phénomènes psychiques.
Dans le dispositif groupal, la parole restait le véhicule privilégié de la pensée, mais la rêveuse association de la parole individuelle se trouvait vivement bousculée, déroutée de s’entrelacer dans un échange direct à plusieurs. Regards, mimiques, intonations combinaient leur impact pour trouver leur adresse.
Était-ce pour renforcer les contenus exprimés ou les rendre plus opaques ? Le jeu du conscient/inconscient trouvait-il dans cette situation un mode défensif privilégié ? Je n’ai pas manqué de me poser la question et de reconnaître parfois son bien-fondé. D’autant plus que la méthode associative, familière au psychanalyste, peut continuer à s’appliquer à travers le dédale des discours pour suivre les pensées et les désirs qui cherchent à s’exprimer, se déformer, se déporter d’un individu à l’autre, faire alliance ou diviser. C’est une méthode toujours opérante, que je ne manque pas d’utiliser. Mais elle ne doit pas elle-même masquer d’autres phénomènes psychiques en activité. C’était le difficile défi à tenir, au risque d’examiner ensuite les différents paliers d’intrication entre les différents types de fonctionnement.
Mais d’abord, comment définir ces mises en tension réciproques sans contours précis qui mettent aussitôt les participants en état d’alerte quand ils sont rassemblés ? De puissantes forces en tension semblent surgir donnant une impression de vitalisation fluctuante ou de dépérissement, elles investiront la parole, mais elles sont opérantes avant même que la parole se manifeste ou qu’elle nous atteigne. Ainsi pénétrant dans une salle où des personnes travaillent, échangent, se délassent ou manifestent, l’ambiance du groupe vous tombe dessus. Interrogée, nous pourrions dire c’est calme, excité, ça donne envie de rester ou de partir. Nous attachons peu d’importance à ces impressions à la fois évidentes et fluctuantes, car nous n’avons guère de repères pour comprendre ce qui se passe.
Ces états m’ont d’autant plus intriguée que les patients « états-limites » que je reçois sont très réactifs par rapport à l’idée du travail en groupe. Certains ont une sorte de terreur panique à l’idée de rencontrer d’autres participants comme si un danger imminent les attendait. « Je ne saurai pas parler… me défendre… dire ce que je pense… ». « J’ai une phobie sociale, dit un nouvel arrivé qui a appris à mettre un mot sur sa terreur ». D’autres au contraire sont plutôt excités à l’idée de ne plus être seul, mais d’emblée ils posent des questions pour savoir qui sont ceux qu’ils vont rencontrer, quels sont leurs problèmes, comme s’ils avaient besoin d’amadouer par avance le moment de la rencontre. Quand ils se retrouvent face à face, il y a parfois des surprises. Ce ne sont pas toujours les plus craintifs qui sont les plus inhibés, mais une constante cependant : une tendance à s’isoler dans un silence-retrait ou une parole envahissante pour éviter « ces autres » qui fascinent et font peur. Chacun à sa façon essaie de s’isoler du monde extérieur, parce qu’opère précisément une sensibilité excessive à son endroit. En situation de groupe, la plupart sont comme « happés hors d’eux-mêmes » et se sentent en danger. C’est cette obscure dimension que j’ai essayé d’aborder.
Les effets de présence
Pour localiser ces phénomènes de groupe et rester au plus près de l’expérience clinique, j’ai d’abord désigné par effets de présence, ces vécus à la fois flous et puissants qui semblaient liés à la présence effective, agissante, immédiate, silencieuse de chacun. Comprendre leur fonctionnement, les situer par rapport aux activités psychiques connues et en particulier par rapport aux dimensions inconscientes refoulées, révélées par les découvertes freudiennes, est devenu et reste mon objectif1.
La première caractéristique sur laquelle je me suis appuyée c’est précisément l’aspect mouvant, actif de ces effets de présence saisis à travers des perceptions subjectives de bien-être ou de mal être, de stimulation ou de retrait, sans que des représentations objectales ne viennent leur donner consistance. Tout se passe comme si les psychés avaient la capacité de se mobiliser par effets réciproques et créer des états énergétiques, sources de mises en lien et en déliaison, en continuelle inter-dépendance. Cette première hypothèse de travail acceptait de prospecter l’idée de formations psychiques à plusieurs sans le repérage d’images ou de représentations associées. C’était attribuer à l’exercice de certaines forces énergétiques pulsionnelles, la capacité d’organisations spécifiques sans le concours de ce qui nous est si familier au niveau de la pensée, de la mémoire, du souvenir, l’image et les représentations de tous ordres en particulier celles liées à l’investissement sexuel des premiers objets du désir. Cette hypothèse n’est pas facile à soutenir, car au niveau clinique les choses ne sont pas séparées de la sorte, tout se connecte. Mais il me fallait séparer de façon quelque peu artificielle ces différentes données pour leur donner consistance et comprendre leur association secondaire.
La fonction d’émotionnalité rythmique
Restant attentive à ces modalités d’activation énergétique, c’est moins les vécus émotionnels qui m’ont intéressé tant ils apparaissent peu cernables que leur fonction qui elle est évidente. Sans médiation représentative, le contact direct, pluriel, extensif, peut être aussitôt assuré. Tout nouveau venu dans un groupe participe aussitôt à ces processus en mouvement réciproque quel que soit son âge, son sexe, son passé, ses intérêts, son indifférence apparente.
Il s’agissait donc pour moi d’essayer d’isoler et de comprendre la structuration d’une fonctionnalité énergétique de base. Je me rapprochais ainsi de ces étranges rivages de la psyché où nous pouvons immédiatement mobiliser autrui et être mobilisé par lui, tout en restant en grande partie étrangers à son intimité.
Pour rester dans le registre économique freudien et différencier ces forces énergétiques de l’affect, tel qu’il a été associé par Freud aux représentations de la pulsion sexuelle, j’ai nommé en parallèle « émotionnalité » cette mise en activation plurielle et réciproque.
Observant ce fonctionnement, une caractéristique s’est peu à peu imposée à moi : la fonctionnalité émotionnelle est de nature rythmique. Une mise en activité mutuelle s’accomplit à travers un processus rythmique de stimulation et de réceptivité en appel inversé. Le mouvement de liaison inter-psychique ne peut opérer que dans la mesure où cette émotionnalité de base est constituée par des polarités dissymétriques qui agissent en alternance. Nous réagissons sous l’effet de la polarité stimulante ou réceptive externe et nous lui répondons en renforçant, affaiblissant, coupant la polarité alors agissante. Le mouvement d’inter-liaison émotionnelle est ancré au cœur d’une rythmicité en tension.
À l’inverse d’autres propositions, je ne pense pas que nous réagissions aux stimulations externes, en miroir, en simple écho ou par sommation des mêmes émotions. À la base du processus primaire, les impacts énergétiques reçus sont instantanément et sommairement élaborés provoquant aussitôt une réaction à son tour stimulante en vue de les maintenir, de les renforcer ou de les affaiblir, une coupure plus ou moins provisoire peut aussi s’installer pour les éviter. Tout se passe comme si, à son insu, l’être humain était capable de ressentir et d’évaluer son besoin inné de répondre aux stimulations extérieures par sa propre stimulation et de créer ainsi une amorce de lien ou de le couper. Le rythme de cette mise en mouvement représente le fondement de la liaison inter-psychique. On pourrait dire que nous possédons d’emblée la dynamique de la Question et de la Réponse, celle du rythme vital qui met les propositions psychiques de chacun en articulation et en continuité. Sans cette dynamique rythmique élémentaire et extrêmement efficace, la coopération et la réciprocité assumée ne pourraient jamais advenir. En entrant dans le circuit du langage adulte et de l’échange conscient, l’enfant aura à assurer un puissant et profond travail de transformation. Les interactions émotionnelles spontanées vont progressivement acquérir plus de clairvoyance et une certaine prévisibilité, à condition cependant de ne pas perdre leurs attaches rythmiques. Le travail coopératif représentera la mise en forme la plus socialisée et les troubles psychotiques des formes massives d’éclatement de l’échange. Selon ses caractéristiques rythmiques innées, selon la stabilité ou les dysfonctionnements de l’entourage, l’enfant inventera ses conduites interactives et les éventuelles défenses pour se protéger d’un entourage perçu comme pas trop absent, indifférent ou envahissant.
Dysfonctionnement de l’émotionnalité rythmique2
La mise-en-contact des patients avec le groupe de thérapie est l’occasion de la mise à l’épreuve des structures rythmiques et défensives de chacun. L’entrée dans un groupe nouveau est particulièrement révélatrice des défenses psychotiques qui consistent à couper plus ou moins radicalement le rythme de l’inter-liaison. En fonction de ses propres dominantes rythmiques c’est la polarité stimulante qui peut se mettre en état de surstimulation constante ou la polarité réceptive qui se passivise et ne maintient plus sa fonction élaborative. Ainsi, certains patients essaient de se retrancher dans leur bulle comme si les autres n’existaient pas, mais ils existent et se manifestent, le retranchement défensif peut consister à éviter toute intervention « je n’ai rien à dire… je ne pense à rien » rendant difficile si ce n’est impossible l’échange. D’autres patients sur-stimulants s’engouffrent dans une parole monologuée à la fois excitante et asphyxiante et tue à leur façon l’échange. Ces cas extrêmes montrent à quel point la présence d’autrui est source d’attraction et d’inquiétude et ils rendent compte aussi des clivages précoces qui ont été nécessaires pour se protéger d’un environnement lui-même en difficulté. Des défenses moins radicales parcourent constamment les échanges entre les participants.
Le groupe thérapeutique représentera une voie d’accès privilégiée à la remobilisation évolutive de l’émotionnalité participative grâce à un dispositif de travail stable, à un nombre limité de personnes et à l’écoute sensible et informée du thérapeute. Cela permettra de pointer peu à peu les craintes identitaires et leurs tractations défensives en inter-dépendance. Ces prises de conscience apporteront progressivement une capacité de penser et de prévoir suffisante pour oser affronter la part inconnue représentée par autrui.
Le contact permanent avec les capacités émotionnelles de l’inter-liaison est indispensable à la vitalité de l’échange, mais tout aussi indispensable est sa difficile et constante élaboration la vie durant.