Au sein de notre société aux valeurs en mouvance, riche de ses acquisitions en matière de connaissances scientifiques et humaines, mais également en grande recherche de ce qui permettrait un épanouissement personnel de l’individu et des groupes, la question du rythme, chevillée à celle de la continuité, demeure très actuelle. Elle semble toujours occuper une place centrale et se poser avec vigueur, dès lors que l’on prend conscience de la force de liaison dont elle est porteuse lorsque l’on s’autorise à la reconnaître, et lorsque l’on s’attelle à la cultiver, parfois contre vents et marées internes et externes.
Si l’on s’attache à la question du développement du jeune enfant, et à tout ce que nous connaissons quant à ses besoins de repères spatiaux-temporels et affectifs, nous pouvons aborder ce qu’un rythme liant de la parentalité familiale tant qu’institutionnelle, sous-tend comme positionnement de l’adulte vis-à-vis de l’enfant qui demeure à naître psychiquement, en lien avec son développement moteur, au sein d’un environnement suffisamment stable et malléable, à son propre rythme…
D’emblée, nous pouvons rappeler que la dynamique inter-relationnelle qui se construit entre l’enfant et l’adulte constitue le terreau d’un lent accès au sentiment d’un soi subjectif, unifié et cohérent. Ainsi que l’ont développé de nombreux auteurs, ce sentiment est porté par le rythme du tissage des liens d’attachement avec une figure privilégiée qui s’accorde, s’ajuste, s’offre à la fois comme terre d’accueil, de reconnaissance et de transformation, sur la base des signaux émis par l’enfant. À ce titre, S. Resnick compare la structuration de l’espace interne à celle de l’édification d’une maison contenante, nécessitant la présence d’une colonne organisatrice. Il met en avant la bonne internalisation précoce des fonctions maternelle et paternelle qui, en se conjuguant dans le monde intérieur, apportent une fonction de contenance et une fonction organisatrice. Il nomme cet ensemble « les parents combinés structurants » (Resnick S., 1994, p.68).
Rythme liant de la parentalité individuelle
Il semble que la présence d’une parentalité parvenant à rendre instrumentales les fonctions de contenance et de structuration, intrinsèquement accompagnées de résistance à la fois au vide et à la destructivité, exprime une capacité certaine à pouvoir se situer au plus près des vécus sensoriels, émotionnels et affectifs de l’enfant, sans que ne se produise une spécularité confusionnelle entre l’un et l’autre.
Cet élément essentiel semble faire cruellement défaut lors des défaillances parentales qui aboutissent à des placements. À ce sujet, nous pouvons nous référer à la confusion des espaces psychiques et à ce qu’elle entraîne d’attitudes intrusives et de retraits abandonniques. Cette confusion se révèle dans et par une dysrythmie intra et inter-psychique, observable, entre autres, au travers de la qualité des échanges qui se déploient entre les partenaires de la relation. Dans de telles configurations, les échanges ne parviennent à s’établir de façon suffisamment sécurisante pour le bébé et sont empreints de ruptures ou de micro ruptures continuelles plus ou moins rapprochées, plus ou moins durables.
Fondamentalement, aucun rythme liant n’organise le chaos intérieur de l’adulte, qui ne parvient à rejoindre l’enfant dans ses vécus affectifs et émotionnels propres, pour l’attirer très légèrement en avant de ses capacités. Par conséquent, ce manque de liaison interne chez l’adulte ne permet pas à l’enfant d’intérioriser une musique rythmique parentale ; le chaos de l’adulte transparaît alors au travers des dysrythmies développementales de l’enfant, qui en constituent une lecture possible.
Par contre, lorsque cela se passe pour le mieux, l’adulte offre des facteurs indispensables à la création d’un attachement fiable, au fondement de toute construction identitaire et d’échange : accueil et partage d’affects qui accompagnent l’enfant avec authenticité et bienveillance jusque dans ses césures sans s’y noyer avec lui, continuité et repères temporels intégrateurs d’un passage de la présence à l’absence, ainsi que des pulsions agressives ou dépressives. Dès lors, le contenu fantasmatique des attitudes développées produit chez l’enfant un sentiment de fiabilité et de sécurité. L’espace offert entre ces deux temps d’absence et de présence devient celui d’une occasion d’expérimentation par l’enfant de ses illusions anticipatrices, et de ses capacités de représentation intégrative des expériences. Au sein de ce même espace, semblent pouvoir se déployer les auto-érotismes : sans doute, l’activité de représentation exercée pour soi-même, est-elle empreinte d’un vif plaisir dans le sentiment qu’elle procure de sentir la continuité temporelle d’un soi expérimentateur et instrumental.
C’est au sein de cette aire de transitionnalité que l’enfant symbolise dans et par le corps, la teneur fantasmatique de sa relation avec la parentalité qui lui est offerte dans sa double dimension, manifeste et latente. Il découvre ainsi ses potentialités motrices, affectives et représentationnelles. Le déploiement d’une telle activité de symbolisation chez l’enfant, révèle une parentalité non intrusive et non abandonnante, ouverte à l’expérience de l’« être seul en présence », comme en absence de l’autre. Cette ouverture suppose chez l’adulte une résistance au vide et à la destructivité, qui propulse chez l’enfant, l’attrait pour la créativité, et par cela la confiance en lui-même.
Lorsque la confiance devient réciproque et circulaire, elle renforce le plaisir, l’amour, la gratification dans l’échange que chacun cherche à renouveler : le rythme est constant de séparations et de retrouvailles, dans des satisfactions capables d’intégrer la douleur de la perte. Les assises narcissiques de l’enfant et de l’adulte en lien se consolident, permettant que la vie émotionnelle se déploie et se communique sans effraction ou retrait rétorsif. Dès lors, un bain d’affects se constitue, empreint de résistance et de malléabilité dont chacun se joue. À ce titre, D. Stern a très finement étudié le rythme des engagements et des désengagements des partenaires en interaction, montrant à quel point la mère peut en mener la danse, lorsque la prégnance de ses propres angoisses l’amène à sur- ou sous-stimuler l’enfant, à accueillir ou repousser très sélectivement ses sollicitations. Une telle attitude peut favoriser, si le phénomène est trop massif, le développement d’un faux-self chez l’enfant. (Stern D., 1989, pp.270-271).
Au contraire, une parentalité développant une attention soutenue, ouverte à la plus large palette possible des signaux de l’enfant, permet une adaptation réciproque qui n’entraîne pas d’abandon fréquent de parties de soi non convoquées par le partenaire.
Dans le même ordre d’idées, Travarthen, cité par E. Devouche et M. Gratier, parle d’une coordination rythmique fine entre les partenaires de la relation, qui reflète un niveau psychique caractérisé par le partage de la subjectivité. Ce partage d’un même espace mental au sein de la dyade engagée dans l’échange permet à la mère et au bébé d’accéder à leurs émotions réciproques, à leurs expériences subjectives, ainsi que de négocier la dynamique de l’interaction (Devouche E. et Gratier M., 2001, p.59).
En complémentarité de cette approche, D. Thouret évoque S. Resnick qui parle d’un développement instrumental et intégratif placé sous la dépendance de l’intériorisation de dérivés liant les pulsions de vie et de mort, de parents combinés structurants « qui ne le sont qu’à la mesure de leur capacité implicative au plus près de la réalité émotionnelle de l’enfant ». Il cite également Maldiney qui propose une définition de cette implication parentale vis-à-vis de l’enfant : « être impliqué, c’est être dans son pli, et c’est dans le dépliement rythmique que l’espace et le temps se constituent, ainsi que le moi s’émergeant à son propre pouvoir être. » Cela évoque une parentalité « capable de fonder à chaque instant l’originarité du temps, son ouvrance rythmique, intégrative, sa portée stéréoscopique, ou à défaut, de faire apparaître les modalités de la fermeture et des désintégrations qui en résultent. » (Thouret D., 2004).
Le rythme liant de la parentalité institutionnelle à Loczy
Lorsque l’enfant est soumis à de graves dysrythmies parentales aboutissant à un placement, la fonction tierce se manifeste dans la dimension coercitive de la rupture, imposée par une séparation a plus ou moins long terme, mais toujours empreinte, dans l’impératif de sauvegarder le bien-être de l’enfant, des paramètres du traumatisme initial, à l’origine même de la mesure de protection. L’institution, tout comme l’éventuelle famille d’accueil, se retrouve en proie à des mécanismes de sidération en lien avec le transfert de ces paramètres s’originant et se déployant, si l’on n’y prend garde, sous l’égide de la discontinuité, du morcellement, des ruptures et du rythme brisé des mises en lien. Des défenses rigides peuvent alors s’installer, en protection contre la violence du contre-transfert, amenant à reproduire des attitudes d’intrusion et/ou d’abandon en direction de l’enfant et des problématiques dont il est à la fois pétri et porteur.
Myriam David, dans son ouvrage sur le placement familial (David M., 2004, pp.17-33), en développe largement la portée historique, en amont et depuis la prise de conscience douloureuse et mal tolérée par les acteurs sociaux, des facteurs de carence présents dans les pouponnières et au décours des mesures de placement familial. Aujourd’hui encore, la connaissance que nous avons de ces phénomènes ne suffit pas toujours à mettre en place une organisation, une pensée institutionnelle qui permette de contenir et de structurer les enfants victimes de déliaison. La notion d’adulte de référence est bien présente, mais demeure difficile à concrétiser et à maintenir au sein d’un projet cohérent, qui travaille à la constance de l’attention et de l’éveil de la pensée élaborative. En effet, une telle organisation comporte de nombreuses exigences, afin de permettre sa mise en place et son maintien, dans un rythme qui assure sa continuité.
Dès lors, il devient particulièrement intéressant de se pencher sur l’expérience fort instructive de l’Institut Pikler Loczy à Budapest, qui est devenu, suite aux résultats très positifs d’une étude réalisée dans les années soixante au sujet du devenir des enfants de l’Institut, « Institut National de Méthodologie des Maisons d’Enfants de zéro à trois ans en Hongrie ».
Le devenir adulte de ces enfants témoigne de la qualité du travail d’accompagnement des nurses, soutenues par l’institution, et qui a permis chez eux une intégration suffisamment solide de cet ensemble des « parents combinés structurants ».
Et en effet, lorsque l’on pénètre dans ces lieux, il est impossible de demeurer insensible à la sensation d’harmonie présente au sein des groupes. Ces groupes ne sont pas a-conflictuels, mais un rythme les porte, lié à la qualité des échanges qui se déploient entre les adultes et les enfants.
À l’origine de ces prises en charge et du fonctionnement institutionnel qui s’adapte tout entier au rythme du développement et des besoins physiques et psychiques des enfants se trouve la pensée de la pédiatre Emmi Pikler qui créa l’Institut en 1946.
Forte des résultats d’un long travail d’observation des enfants dans l’exercice de sa profession de pédiatre de famille, elle initie un mode d’accompagnement au sein de l’Institut, fondé sur ses découvertes, dont deux grands axes interdépendants l’un de l’autre se dégagent : celui de l’importance de l’activité libre spontanée du bébé dans le fondement de sa personnalité, et celui de la qualité des échanges initiés par l’adulte au cours des soins quotidiens (toilette, bain, repas, habillage…). De la manière dont les soins sont prodigués dépendent les capacités des bébés à s’ouvrir à eux-mêmes et au monde environnant, en exerçant leurs capacités motrices et en asseyant leur sentiment de compétence.
La question du soin est centrale et investie d’une grande valeur, à l’heure où l’on privilégiait plutôt le soin rapide afin de dégager du temps pour jouer avec l’enfant. À Loczy, la qualité du soin est minutieusement élaborée dans ses moindres détails : séquence régulière et rythme souple de gestes conscientisés et très doux, plus calmants qu’excitants, bain de paroles qui rendent intelligible la séquence toujours identique des gestes mêmes, et les émotions qu’exprime le bébé au cours de cet échange. L’adaptation est constante aux signaux émis par l’enfant qui peut développer une attitude participative aux soins, grâce à l’anticipation des séquences. Cette anticipation « rythmique » existe non seulement au cours des soins, mais encore tout au long de l’organisation des journées, des semaines, des mois, des années. Nous sommes ici dans la « science du détail » et la permanence de l’existence de ces repères concrets pleins de sens : détail des gestes lents et consistants, des paroles qui leur sont associées, de la mise en mot des vécus des enfants, de la conception du temps et de l’espace, entièrement pensés pour le maintien de la continuité et la réponse adaptée aux besoins des enfants selon leur niveau de développement. Et si la nurse change, en adéquation aux nécessités de roulement du personnel, tous les repères ne volent pas en éclat : le bébé retrouve le même rythme dans les soins, la même séquence des gestes liés aux soins, que les nurses se sont appropriée en formation préalable à l’Institut, avant même de pouvoir s’occuper de leur groupe d’enfants. Le rythme est donc essentiellement celui d’une présence attentive et concentrée au cours des soins, qui alterne de manière prévisible pour l’enfant, avec des temps d’activité motrice libre, au cours desquelles il mène ses expérimentations personnelles, et intègre la teneur du lien construit avec la nurse au cours des soins. Le langage corporel est donc très fortement favorisé, se situant sur le registre, relationnel privilégié de l’enfant, tout en l’accompagnant de langage : l’enveloppe est tactile, visuelle, sonore, témoignant d’un « handling » et d’un « holding » continus, tout à fait originaux en institution. Au final, le travail de la nurse est d’une très grande exigence. Concrètement, elle est seule avec son groupe dans un espace où tout est agencé de sorte à éviter toute perte de lien : il n’existe pas d’allées et venues de la nurse, la continuité spatio-temporelle est inattaquable et les temps de soin comme d’activité libre des enfants sont structurés en permanence de manière prévisible dans le cadre de tours de rôle. Un lien est toujours maintenu avec la nurse : même lorsqu’elle se centre sur le soin d’un enfant, elle conserve une « écoute flottante » du reste du groupe qu’elle peut toujours suivre du regard et de la voix. Tous les temps de « transition » sont pensés : qualité du portage et du lent dépliement des bras qui posent l’enfant dans un environnement adéquat, conforme à ses capacités psychomotrices et son intérêt du moment, tout en lui proposant un petit jouet ou un chiffon dans la transition, tout en accompagnant le geste par la parole… Sa disponibilité est entièrement tournée vers le groupe d’enfants, la qualité de sa présence est attentive, rassemblée, et même durant le soin à l’un d’entre eux, cette attention porte tous les autres et diffuse en permanence vers eux, ce qui, sans nul doute, augmente la capacité d’attente de chacun pour son temps de soin personnalisé. Ce temps lui-même est repérable pour l’enfant qui s’inscrit dans un retour de rôle inattaquable, attaché à la promesse du retour rythmé des retrouvailles avec un adulte référent ou d’autres adultes qui adoptent la même technicité, proposent la même qualité de présence profondément attentive dans laquelle les expériences prennent une épaisseur remarquable.
De la place d’observateur, il est indéniable que l’harmonie des échanges présente durant les soins se retrouve dans la qualité motrice des enfants au cours de leurs jeux, et dans la teneur du lien qui les unit entre eux. Les gestes sont posés et pleins d’assurance, les mouvements eux-mêmes rythmés, fluides et comme en cadence. Les jeux avec les poupées sont particulièrement édifiants, avec des poupées bien calées dans les bras, des échanges très tendres en face-à-face, des « partages » de soin à plusieurs enfants autour des bébés-poupées. Il existe bien quelques conflits et luttes interpersonnelles, mais aucune violence marquée qui oblige à une intervention physique prompte et répétée de l’adulte. Il tombe sous le sens que ces temps d’activité libre ouvrent l’espace mental à une activité importante de symbolisation.
Mais d’où vient cette capacité de la nurse à tenir ce positionnement si difficile avec des enfants en grande souffrance psychique ?
Il semble que cela tienne à ce que l’on pourrait nommer la colonne organisatrice de l’institution, constituée par la méthodologie de l’observation, sans cesse au service de l’enfant et de la nurse qui peut, grâce au cadre rigoureux et élaboratif qu’elle offre, assumer et tenir son rôle de référence au quotidien et dans la continuité. Essentiellement, le cadre, le rythme des journées et le sens de ce que l’on fait ne sont pas à reconstruire chaque jour, toute l’énergie des nurses peut donc se consacrer à chaque enfant dans ses manifestations du moment. Les gestes appris et les séquences connues dégagent de toute question de technique pour ouvrir l’attention sur les réactions spécifiques de chaque enfant.
Au quotidien, chaque nurse possède un cahier où elle note tous les détails de ce qui survient au cours de la journée, concernant plus particulièrement chaque enfant dont elle a la référence, pour ensuite consigner quotidiennement tous ces événements dans le journal de l’enfant. Tout est ensuite repris dans une grille très détaillée de développement. Ce journal est primordial, propre à chaque enfant. Tout ce qui le concerne y apparaît : gazouillements, progrès, nouveau mot, étapes des différentes phases motrices, quantités prises aux repas, repérage de ses goûts, qualité des jeux, relations aux autres enfants et aux nurses, variations d'humeur et sensibilité aux événements, etc.
D’après toutes ses observations quotidiennes soigneusement consignées dans un cahier, la nurse référente écrit une synthèse une fois par mois, et pour la date anniversaire de l’enfant. Les chapitres sont élaborés, soulevant des questions qui occasionnent et soutiennent la réflexion. La pédagogue aide la référente à rédiger cette synthèse qui constitue un travail considérable. À l’occasion du départ de l’enfant, un journal est rédigé à son intention, qu’il peut emmener dans sa famille, mais la trace des synthèses des observations est aussi gardée à l’Institut et demeure consultable par l’enfant devenu adulte qui peut en prendre connaissance à tout moment de sa vie et de ses souhaits de « retour sur l’expérience de ce passage ». D’ailleurs, le personnel est plutôt stable, et bien souvent la nurse elle-même est là, témoin vivant de l’expérience passée.
Au quotidien, un moment clef se situe sur le temps de la jonction de midi entre le personnel du matin et celui de l’après-midi. Les transmissions assurent la continuité de la prise en charge. Les nurses travaillent à cette transmission en présence de la pédagogue qui participe à l’élaboration des événements. Tout se discute. Par exemple, aucune décision de changement dans les tours de rôle ne se fait sans réflexion, sans observations détaillées d’événements qui se produiraient de façon récurrente et rendrait nécessaire un tel changement. Et si un tel changement s’impose, cela occasionne à nouveau tout un travail d’observation du groupe d’enfants, afin de s’assurer du succès de la modification.
Cette contenance et cette structuration des émotions et de la pensée s’étendent donc aux enfants comme au personnel. Chacun existe dans la psyché de l’autre sans confusion, sans expulsion. D'ailleurs, tous les enfants sont connus par les nurses, même s’ils ne font pas partie de leur groupe, et des réunions permettent de penser groupalement les problématiques particulières de certains enfants. Les signes de malaise sont immédiatement repérés, travaillés, dans des efforts continus d’adaptation institutionnelle aux besoins repérés. La résultante en est une tolérance à repérer des signes de souffrance que l’on ne peut immédiatement interpréter, ce qui donne une grande force à cette institution. Elle ne détourne jamais son attention bienveillante des enfants, quoi qu’ils montrent. Elle transmet sa capacité à différer et soigner, en gardant le questionnement et la pensée vivants, tout en contenant ses propres limites.
Ainsi, la cohésion institutionnelle, ancrée dans l’observation et l’élaboration régulière et cadrée des manifestations de l’enfant, permet à la nurse d’habiter les temps de soin, dans une proximité émotionnelle étonnante et primordiale pour ces enfants en risque majeur de déstructuration psychique. Et si elle est physiquement seule avec son groupe d’enfants, elle est sans cesse portée dans la pensée et les gestes qu’elle produit à l’égard des enfants, par les personnes et le cadre de l’institution. La base des repères spatio-temporels et affectifs apportés par ce cadre parvient à se construire suffisamment pour que l’assise narcissique de ces enfants s’élabore. Le respect de leurs rythmes propres les soutient dans la découverte de leurs potentialités, et les adultes attentifs ne les entraînent que très légèrement en amont de leurs possibilités, chacun étant porté par des repères institutionnels qui permettent rythme et mouvement dans son intégrité physique et psychique.
Si l’on s’attache à tout ce qui constitue la spécificité de ces prises en charge, force est de constater que tout a été pensé, que sur chaque détail technique ou relationnel une pensée s’est construite et enrichie sans fixation, sans gel des solutions qui demeurent adaptatives. Là où le traumatisme pourrait se stigmatiser, une pensée se révèle et des mots l’accompagnent, un élément du cadre apparaît et se construit en complémentarité.
Il semblerait peut-être, à toute personne non initiée aux besoins spécifiques de très jeunes enfants placés en institution, que ce cadre paraisse dans un premier temps rigide, de par l’extrême solidité des repères proposés. Mais cette apparente rigidité n’est en fait que la partie cachée de l’iceberg d’un cadre véritablement résistant, qui constitue la seule ouverture possible à la malléabilité surprenante que l’on peut observer en son sein. Rien n’est en réalité figé ou répétitif, parce que les gestes comme les paroles sont toujours pleinement habités avec consistance et avec sens. La mouvance se situe dans l’extraordinaire finesse d’adaptation à toutes les variantes possibles des enfants au gré de leurs spécificités au quotidien. Le cadre contient et structure enfants comme adultes, le tiers y est très présent, et la transitionnalité s’y développe individuellement et collectivement tant chez les adultes que les enfants.
Ainsi donc, les principes développés au sein de l’Institut Pikler Loczy m’ont semblé, à l’issue d’un stage d’observation réalisé dans ces lieux, avoir une portée non seulement technique, mais encore philosophique et humaine, tant l’attention et le respect des uns vis-à-vis des autres sont vivants avec constance. Rigueur et souplesse permettent que tous les détails pensés, organisés, habités de ces prises en charge forment un tout cohérent dont on ne peut isoler les parties, et qui permet l’éclosion d’une grande humanité régissant les rapports humains au sein de l’institution.
Ainsi, le rythme qui porte l’institution de l’intérieur se déploie au sein des groupes, et va jusqu’à nourrir l’observateur qui, de sa place, éprouve le sentiment émouvant de participer à ce mouvement puissamment constructif, ainsi que le souhait de partager avec d’autres le fruit de cette expérience.