Promenade « résonnée » dans les contrées de la rythmicité
Penser la question de la rythmicité aujourd’hui, comporte des enjeux importants dans ce qu’elle apporte comme modèles de compréhension des cliniques de la discontinuité ; discontinuité des liens instaurés entre sujet et environnement, cassure du sentiment d’exister, dysrythmie des chaînes associatives et du travail de symbolisation. Que se passe-t-il en effet lorsque la relation primaire a été jalonnée de déplaisirs, de douleurs psychiques aiguës, de terreurs sans nom, de situations extrêmes de dés-aide composant une atteinte « aux structurations les plus anciennement constituées dans le psychisme » (Bertrand, 2007, p.30) ?
Le champ des maladies graves du somatique, des troubles limites de la personnalité et des états psychotiques est particulièrement représentatif de ces brisures, de ces failles, de ces gels qui dessinent un rift de démarcation entre le déploiement de la vie psychique et une zone de « déshydratation affective » où vont primer les mécanismes de défense et les « stratégies de survie » (Roussillon, 2007, p.219). Joyce Mcdougall parlerait d’un processus de « désaffection » tel que « l’affect serait gelé et la représentation verbale qui le connote pulvérisée, comme si elle n’avait jamais eu accès au sujet » (1989, p.40).
S’intéresser à la rythmicité de ces cliniques, nous amène à retrouver leur pulsation discrète, d’en retrouver un « arrière-pays de sensations » pour reprendre la formulation de Michèle Petit, d’amener cet affect jamais encore advenu, à se ré-éprouver dans des conditions de « partage » suffisamment bonnes. « Sans doute est-il des territoires qui ne peuvent être approchés que si l’on accomplit au préalable quelques allées et venues » (Petit, 2008, p.221). Mais quels « chemins de la subjectivation », comme les dénomme M. Bertrand, va-t-on emprunter pour approcher ces territoires où quelque chose de cette détresse, de cet affect, va être retrouvé, repris de manière à ce que le sujet puisse « se ré-habiter et ré-habiter son temps » (Roussillon, 2007, p.225) ?
Échos et répétition
Le morceau « Time » des Pink Floyd débute par un léger « tic-tac » sur fond de respiration profonde… suivi d’une chorale de sonnerie d'horloges et d'alarmes. Les percussions de Nick Mason évoquent les battements d’un cœur, puis un bruit de pendule est créé par Roger Waters en bloquant ses cordes de basse. Se superposent, à chaque début de mesure, les notes profondes de guitare rendues dramatiques et majestueuses par l'écho et la réverbération puis, les fragiles arpèges du piano électrique de Richard Wright.
En 1962, à Cerisy-la-Salle, Nicolas Abraham propose de s’intéresser au rythme en tant que phénomène « à l’état pur » et tente d’en faire une approche psychanalytique :
« Le rythme apparaît comme une succession d’émergences, se produisant à intervalles à peu près réguliers et de manière plus ou moins répétitive. “À peu près” et “plus ou moins” indiquent ici des restrictions dues à l’ignorance phénoméniste. Ce qui est certain c’est que la régularité de l’intervalle ne fait pas à elle seule le phénomène du rythme. Pour que le cliquetis du train ou le tic-tac du métronome prennent une organisation rythmique, il est besoin d’un acte créateur par lequel nous assimilons et, en même temps, transfigurons la perception brute des intervalles. […] par son contraste vocalique, le mot “tic-tac” lui-même témoigne de cette transfiguration assimilative. » (1987, pp.90-91.)
Mais au fait, « à l’état pur », qui définit la référence temporelle universelle ? Cette prérogative est dévolue au « Temps Universel Coordonné » : ce temps est calculé et réajusté en permanence car la rotation de la Terre présente des irrégularités imprévisibles (effets des marées, interactions gravitationnelles). La définition du temps linéaire dit « atomique international » est donc fonction des microvariations de notre planète. Autant dire, à la suite de Nicolas Abraham, que s’il est possible de déterminer un certain nombre de lois a priori du rythme, tout essai d’en décrire le mécanisme autrement que par l’art, de la description littéraire à l’expérimentation musicale et visuelle, va se révéler biaisé (1987, p.93).
Dans le Live at Pompéii des Pink Floyd (1971), plusieurs techniques directement en lien avec ces tentatives de domestication du temps sont utilisées : l’« overdubbing » ou enregistrement fractionné qui consiste à ajouter des sons à de précédents enregistrements et l’« univibe », pédale d’effet modulatrice destinée à émuler l’effet Doppler1. David Gilmour utilise aussi un synthétiseur avec divers effets de « Wah Wah » totalement paramétrables en termes de vitesse, d’attaque et d’accentuation. Pourtant, lorsque l’on entend les toutes premières notes d’Echoes emplissant l’espace de l’amphithéâtre antique, tous ces effets rythmiques high-tech sont balayés par le trouble, l’émotion que ces quatre jeunes hommes dégingandés viennent insensiblement loger en nous, de leur indescriptible musique.
Au cœur de sa réflexion, Nicolas Abraham va considérer l’affect comme la clef de la répétition et le « noyau de la personnalité » :
« Désactualiser ou potentialiser d’une part, retenir et anticiper de l’autre, en un mot : répéter, ne sont que deux faces du même processus : la tentative sans relâche renouvelée de surmonter l’essentielle ambiguïté du “présent” par un travail défini de symbolisation de conflits toujours naissants. » (1987, p.98.)
En 1937, dans l’article « constructions dans l’analyse », Freud, reprenant son fil théorique des processus répétitifs (1907, 1914 et 1920), apportait une hypothèse essentielle : les hallucinations et formations délirantes rencontrées chez les psychotiques seraient la réminiscence de traces mnésiques oubliées. La tâche de l’analyste se révèlerait alors similaire à celle d’un archéologue qui, parcourant les vestiges d’une cité ancienne, proposerait des modèles topographiques, économiques et sociaux afin de comprendre son fonctionnement d’antan. Chez un sujet, de quelle(s) réalité(s) perdue(s) ces répétitions sont-elles l’écho ? Et en quoi ces expériences passées ont-elles pu mettre en échec ses capacités évacuatrices et transformatrices ?
Aiguillés par ces nouvelles questions, nous quittons les amphithéâtres de Cerisy et de Pompéi et nous empruntons, à contretemps, la direction de la période infantile…
Les chemins de la subjectivation, le double jeu des soins maternels
Pour D.W. Winnicott, le processus de maturation chez l’enfant nécessite que celui-ci soit « porté et traité de manière satisfaisante » (1971, p.154). Plus précisément, le « holding » est un processus par lequel la capacité d’identification de la mère aux besoins de son enfant va lui permettre d’assurer un soutien physique adapté. Ce maintien premier rend possible le déploiement d’un « handling », une manière de « manipuler » le nourrisson, qui lui permet de tolérer des frustrations comme la faim, la gêne et faire l’expérience d’états de non-intégration « sans que l’angoisse se développe » (Winnicott, 1958, p.313). Sur la base d’un « sentiment de continuité d’être » (Winnicott, 1960, p.375) qui s’élabore chez l’enfant au contact de soins maternels satisfaisants, l’objet peut lui être présenté sans que son expérience d’omnipotence ne s’en trouve menacée. Cet « object-presenting » suppose toutefois une « malléabilité » suffisante de l’environnement maternel afin de résister aux mouvements d’attaque par lesquels va passer le bébé pour se le représenter (le « détruit-trouvé »). René Roussillon (2002a) décrit comment une relation en « double » où l’objet est à la fois « même » et « autre » va être nécessaire pour que le nourrisson commence à envisager un objet-autre. Si l’on pense que « La subjectivation est le résultat d'une symbolisation qui réfléchit son propre processus. » (Roussillon, 2002b, p.77), intérioriser quelque chose de soi projeté ou déposé dans l’autre n’est pas un simple aller, mais une opération psychique qui nécessite que ce qui a été déposé en l’autre ait pu être réfléchi par lui et partagé avec lui.
En effet, les données contemporaines de l’observation des interactions mère-bébé (Stern, 1985) décrivent les expériences d’« accordages affectifs » qui sont partagées par un nourrisson et sa mère quand celle-ci va reproduire les mêmes caractéristiques rythmiques, formelles et l’intensité de l’état émotionnel de son enfant.
Albert Ciccone (1991, p.200), s’intéressant à la genèse et au développement de l’activité de pensée, analyse comment la rythmicité de ces échanges permet au bébé d’organiser ses expériences subjectives dans le temps puis, de se les figurer, de se les représenter : « Si les expériences originelles de satisfaction et de frustration fondent le devenir du développement mental, c’est surtout la répétition rythmique – suffisamment rythmique et à un rythme suffisamment étayant – des expériences qui conditionnent la qualité de ce développement ».
Régine Prat propose que notre mode de communication s’apparenterait à un « opéra de la rencontre » au sein duquel les modalités d’échanges infra-verbaux dont les aspects gestuels (chorégraphique) et musicaux (tonalité de la voix, intensité, variations de timbre, modulations, respirations) renverraient aux modalités sensorielles des premières caractéristiques du lien avec l’objet primaire et de ces présences/ absences (2002).
« À bon rythme, les soins maternels apparaîtront à l’enfant comme des signifiants de l’union symbiotique harmonieuse primaire. Par contre, la dysharmonie, la dysrythmie, laisseront à celui-ci soit l’impression d’un monde incontrôlable – si tout vient trop vite – soit celui d’un monde désespérant – si tout vient trop lentement – et dans les deux cas, impliqueront soit un rejet ou un retrait, soit une soumission passive et un vécu d’annihilation de la capacité de satisfaction. » (Roussillon, 1991, p.204.)
Retour sur le divan… les contes de Shaharazade
Après avoir observé son petit-fils, Ernst, jouer avec une bobine en bois au bout de laquelle était attachée une ficelle, Sigmund Freud revient de son excursion dans le domaine des observations de bébé (et nous avec lui !) et s’apprête à se plonger dans l’écriture de son travail sur l’au-delà du principe de plaisir. En refermant la porte qui sépare son bureau de son cabinet de consultation, son regard s’arrête sur les nombreux tapis orientaux qui bordent Le divan. Suivant l’un des fils colorés qui s’échappent de la trame – et qu’il faudra repriser – il effleure l’image de cette singulière conteuse au chevet d’un sultan hanté par le souvenir d’une scène traumatique. Shariar, déçu par l'infidélité de son épouse, la fait mettre à mort et, afin d'éviter d'être à nouveau bafoué, décide d'assassiner chaque matin la femme qu'il aura épousée la veille. La fille du grand vizir se porte alors volontaire pour épouser le sultan et, par le fait même, faire cesser le massacre : habile diseuse, elle propose chaque nuit au sultan une histoire dont la suite est reportée au lendemain. Le sultan ne peut se résoudre à tuer la jeune femme et reporte l'exécution de jour en jour : « Par la scansion des nuits et en ouvrant un espace de respiration, la conteuse permet la réintroduction du temps, elle restaure la capacité de différer » (Petit, 2008, p.76).
L’histoire de Shaharazade encadre toutes les autres de ses contes et les dépasse en enjeux. De manière semblable, les récits quotidiens de l’analysant d’une cure divan/fauteuil sont enchâssés, séance après séance, césure après césure, dans la « grande histoire » de son existence. Par la cadence qu’elle imprime à ses récits, elle détourne l’implacable dispositif qui allait s'aménager contre le retour du traumatisme et sa répétition. Le sultan est donc pris dans une relation asymétrique au sein de laquelle il est tenu en haleine par les mots de sa femme :
« La particularité de la voix tient encore à la dissymétrie et à l’hétérogénéité qui existe entre l’émission vocale et la réception auditive. À la différence de la vue dont l’axe symétrique existe dans le regard au miroir, le registre de la voix échappe, de ce fait, pour partie à l’identification du même et du propre. » (Cyssau, 2005, p.61.)
Albert Ciccone et Alain Ferrant (2006) remarquent une dissymétrie fondamentale entre l’analyste et l’analysant. La relation clinique, comporte l’idée d’une position clinée, penchée… qui en quelque sorte métaphorise la dissymétrie première de la mère inclinée sur son enfant. Au travers de ses modèles sur la « fonction alpha », la capacité de « rêverie » de la mère et de l’analyste, Bion avait déjà opéré des points de rapprochement entre la situation analytique et la relation mère-bébé, mais il précise qu’il s’intéresse davantage à ce qui circule « entre ces deux personnes » qu’à ce qui se joue de l’un ou de l’autre côté (Bion, 1978, p.28 cité par Ciccone et Ferrant, 2009, p.112). Ainsi, le cadre psychanalytique est traversé par des phénomènes rythmiques qui impliquent une adaptation, un accordage. Le psychanalyste choisira ses moments de parole avec un « timing où une certaine régularité » pourra être décelée, il sera attentif aux silences, aux respirations dans le flux associatif qui lui indiquera « le “bon” moment pour intervenir et même parfois, le moment où il est nécessaire d’intervenir pour maintenir l’investissement » (Roussillon, 1991, p.216). À l’instar de ces « situations limites de la psychanalyse », Shaharazade n’a que très peu de marges de manœuvre dans le « timing » du déroulement de sa narration et doit être suffisamment à l’écoute des manifestations d’intérêt ou d’agacement du Sultan pour maintenir son investissement.
En s’appuyant sur la distinction de D. Marcelli (1992) sur les macrorythmes et les microrythmes dans les interactions mère-bébé, Alain Ferrant et Albert Ciccone repèrent ces deux niveaux d’organisation rythmique dans le processus psychanalytique. Le premier niveau dit des « macrorythmes » est celui du cadre de soin et de sa suffisante régularité, fiabilité :
« Une telle rythmicité assure une base de sécurité, en donnant – comme toute rythmicité des expériences – une illusion de permanence, de continuité. Une telle continuité sécure permet d’élaborer les expériences de séparation, de discontinuité. La discontinuité n’est maturative que sur un fond suffisant de permanence. » (2006, p.97.)
Le second niveau est celui des observations cliniques fines qui saisissent le partage chez l’analyste d’expériences vécues par le patient. Cet écho qui, du côté de l’analyste, peut se révéler non-ajusté dans un premier temps, va progressivement se mettre au diapason de ce que ressent l’analysant en vue de la co-construction d’une figuration qui soit « communicable, accessible et appropriable par le patient » (2006, p.95).
Dans ce travail de partage et de réflexivité de l’expérience vécue, des microvariations comparables à celles qui affectent la rotation de notre planète vont émailler le processus : « les accidents du rythme, les ruptures de tempo ou les dysharmonies sont nécessaires au travail commun et introduisent l’étrangeté utile et la différenciation créatrice au sein de la vie psychique » (2006, p.101).
« La capacité à accepter un différé, une attente, une latence, qui ne soit pas vécue comme une soumission néantissante, s’étaye sur l’organisation et l’acceptation interne d’un temps rythmique, c’est-à-dire d’un temps du retour différé du même. Il s’agit d’une forme intermédiaire entre la compulsion à la répétition – ou l’automatisme de répétition – et l’organisation d’un temps chronologiquement orienté. » (Roussillon, 1991, p.208.)
Ainsi, dans tout dispositif de soin métaphorisant « la situation de nourrissage » (Ciccone, 1991, p.202), ce travail d’ajustement au tempo de l’autre, de reprise de l’expérience vécue et de relance de la parole, se révèle être un long apprivoisement de la relation se déroulant dans un espace « d’entre-je(u) » (Roussillon, 2008) que l’on pourrait décrire comme une antichambre de la symbolisation, ni dedans, ni dehors, mais se dirigeant vers…