Dans le cadre des travaux du laboratoire GÉRA sur les phénomènes de violence1, nous avons été sollicités par la ligue Rhône-Alpes de football amateur pour mettre au point et animer un observatoire de la violence.
Le football constitue le sport le plus pratiqué en France, il concerne tous les milieux sociaux, toutes les zones du territoire, voire même presque tous les âges. Les structures institutionnelles qui organisent et encadrent cette pratique sont sous la responsabilité de cadres bénévoles passionnés de football à travers une multiplicité d’associations hiérarchisées, depuis le club local jusqu’à la fédération nationale en passant par les districts, à l’échelle du département, et les ligues, au niveau des régions. Cette société du football qui réunit 2 200 000 licenciés ne peut s’empêcher de refléter les fractures, les problèmes, les enjeux qui traversent toute société humaine pour essayer de maintenir un vivre ensemble satisfaisant.
Un tel sport joue un rôle important de socialisation et d’apprentissages des règles de la vie commune2 mais c’est aussi un sport structuré par le renouvellement annuel de rencontres agonistiques qui conduisent les membres des clubs à rechercher un équilibre parfois difficile entre la stimulation du conflit, de la compétition et la régulation des comportements individuels et collectifs afin qu’ils restent dans le cadre d’un jeu, d’un loisir, en référence au fair-play. Elias (1994) voyait dans le sport une des formes du procès de civilisation permettant de contenir la violence. Mais la configuration d’un match, sa structure sociale, les règles en jeu, sont parfois débordées par les réactions des spectateurs, de certains joueurs, voire même des dirigeants et des éducateurs. Ces réactions sont souvent empreintes de masculinité, de différenciation groupale, d’occasions d’exister socialement. Certains travaux sur les adolescents (Endresen & Dolweus, 2005) montrent même que la participation active à des sports impliquant une confrontation physique entre adversaires entraîne plutôt un accroissement des comportements violents qui débordent aussi le cadre du sport.
Faits
Le football fait partie des sports comme le hockey et le baseball où l’affrontement des équipes est accompagné de violences (insultes, crachats, coups, bagarres, destructions de biens, etc.) impliquant aussi supporteurs et spectateurs (Guilbert, 2004). Pour le football, les estimations des chercheurs montrent qu’actuellement entre 10 et 20 % des matches connaissent des incidents violents. Sur une échelle longue, il est pourtant difficile de soutenir que la violence augmente réellement sur les stades3. Cependant, les institutions du football amateur s’inquiètent légitimement face à des faits qui contredisent les discours sur les vertus pacificatrices du sport. Le personnel politique, qui voit dans le sport un moyen de mieux maîtriser les réactions des « jeunes » face aux violences économiques (chômage, précarité, etc.) et sociales (discriminations, désaffiliation, etc.), est également mobilisé sur ce terrain (Arnaud, 2002)4.
Les arbitres font particulièrement les frais de ces débordements car ils représentent par leurs décisions ces règles civilisatrices qui contredisent souvent le soutien inconditionnel de chaque acteur envers « son » équipe. Les données statistiques sur le recrutement des arbitres montrent ainsi clairement que, s’il est relativement aisé de trouver des personnes prêtes à jouer ce rôle, leur carrière est souvent assez courte. La majorité d’entre eux abandonnent au bout de deux ou trois saisons sportives. On observe également que certains parents retirent leurs enfants des clubs après avoir assisté à des matches où des violences se sont développées.
Laurence Chassard
Les études (Sarnin & Ogrodowicz, 2005) que nous avons réalisées sur les cas de violence examinés par la commission de discipline de la ligue Rhône-Alpes nous montrent en particulier les éléments suivants :
- si quelques clubs se retrouvent impliqués dans plusieurs dossiers (jusqu’à 9), la majorité ne l’est qu’une seule fois sur les trois saisons, donc ces situations de violence se répartissent largement et peuvent concerner tous les clubs ;
- mis à part le mois de mars, c’est plutôt en début de saison et lors des matches « aller » qu’on rencontre le plus de situations de violence ;
- les championnats des 18 ans puis des seniors occasionnent le plus de développement de l’agressivité ;
- c’est lors de la 2e mi-temps puis de l’après match que les conflits apparaissent principalement. Sur les trois saisons étudiées, il semble que l’après match devient de plus en plus une phase critique ;
- les joueurs sont les principaux agresseurs, particulièrement ceux de l’équipe visiteuse. Suivent les spectateurs et supporteurs mais les éducateurs et dirigeants sont également impliqués ;
- au niveau des agressés, on constate la prégnance des arbitres (dans plus de 55 % des dossiers), puis des joueurs et particulièrement ceux du club visiteur ;
- peu de biens sont touchés mais on observe une augmentation nette des atteintes aux véhicules sur les trois saisons étudiées ;
- les insultes et menaces verbales dominent, suivies des crachats et des coups ;
- dans 25 % des cas le match a été stoppé momentanément et dans 18 % il a été arrêté complètement ;
- les actions d’arbitrage et les actions de jeu ainsi que l’évolution des scores des équipes sont principalement identifiées dans les dossiers comme les éléments déclencheurs de l’agressivité observée.
Analyses
L’accroissement régulier du nombre de licenciés, s’il est satisfaisant pour les dirigeants du football, pose néanmoins le problème de l’encadrement de ce sport. Il n’est pas aisé de trouver suffisamment de bénévoles pour animer les clubs dans les rôles d’éducateurs, entraîneurs et de dirigeants. La ligue de football a mis en place et multiplié les structures visant à réguler l’agressivité des acteurs : commission de discipline, système de sanctions, charte éthique5, délégués qui observent le déroulement des matches à risque et aident les arbitres dans leurs missions, médiateurs. Cependant, les réunions réalisées avec les responsables des clubs nous ont montré que les différents éléments institués par la ligue ne suffisent pas à assurer une bonne maîtrise des matches et que la structuration des clubs et la préparation en amont des matches par les dirigeants des clubs sont tout aussi importants. En effet, les clubs qui ont le moins de problèmes en termes de violence sont ceux où les bénévoles sont plus nombreux, plus engagés, mieux organisés : à l’intérieur du club des rôles sont définis, des actions éducatives sont mises en place pour développer le respect des règles sportives et, lors des rencontres, les matches sont préparés par des contacts avec les responsables des autres clubs en jouant sur la convivialité tout en assurant le passage en revue des dispositifs d’encadrement du match. Les nombreux dispositifs institutionnels existant supposent, pour exercer pleinement leurs effets « civilisateurs », d’être portés au quotidien par les acteurs des organisations associatives qui font vivre ce sport. La nature de l’activité entraîne en particulier pour les bénévoles un investissement important le week-end qu’il n’est pas aisé de tenir sur le long terme. Par rapport au football professionnel qui dispose de très importants moyens pour encadrer l’agressivité des acteurs, les clubs amateurs essaient de faire face aux mêmes réactions psychologiques mais sans avoir ces moyens6.
Laurence Chassard
Les clubs de football et les conflits interclubs qui s’expriment lors des matches illustrent parfaitement les phénomènes psychologiques liés aux relations intergroupes, largement étudiés par la psychologie sociale7. Les décisions d’arbitrage font l’objet, par exemple, d’une perception souvent déformée par les biais de favoritisme « pro-endogroupes ». La théorie de l’identité sociale de Tajfel (1978) permet de comprendre comment la situation d’une rencontre rend plus saillante les appartenances groupales et favorise ainsi la violence pour restaurer l’identité sociale de son propre groupe lorsque celui-ci est déstabilisé (Branscomb & Wann, 1992 ; Pahlavan, 2004 ; Fischer, 2003) (équipe perdant le match).
L’acquisition d’une identité sociale positive chez les individus se fait à partir de la perception des différences entre groupes. La comparaison entre groupes alimente ainsi la construction identitaire et conduit l’individu à réagir face à une dévalorisation de son groupe d’appartenance.
Ce qui correspond tout à fait aux observations que nous avons recueillies en étudiant les dossiers de la commission de discipline. Il faut ajouter à cela que les clubs ne se structurent pas seulement autour d’identités basées sur une appartenance géographique (clubs de villages, de quartiers) mais aussi parfois sur une base communautaire. Soit parce que le quartier correspond en fait à une communauté précise, soit parce que le club a été créé explicitement par une communauté en tenant moins compte de la proximité spatiale (« Les Portugais de… »). Les risques au niveau des relations intergroupes en sont d’autant plus accentués.
Différentes études8 ont confirmé que les violences s’expliquent particulièrement par les mécanismes propres aux relations intergroupes plus que par des hypothèses de « déculturation » du public ou d’extension de la misère socio-économique conduisant à des phénomènes « cathartiques »9. L’ancienne théorie de la « frustration-agression » a également montré des faiblesses. On sait depuis les années 1960 (Bodin, 2002, p. 88) que les agresseurs sur les stades peuvent être souvent des grands connaisseurs du football et appartenir à un milieu aisé. Nos analyses des cas de violence en Rhône-Alpes montrent également que les acteurs impliqués sont aussi les dirigeants, les éducateurs sportifs, les joueurs et pas seulement les jeunes spectateurs issus de la classe ouvrière.
Par ailleurs, il semble nécessaire de différencier, dans les analyses du phénomène, l’explication des facteurs qui causent localement la violence sur les stades, de la reprise par les médias et le personnel politique de ces problèmes. Ward (2002) souligne que ce dernier aspect conduit souvent à des réactions du type « il faut faire quelque chose » sans prendre en compte des analyses suffisantes de l’origine des actes violents. Aussi, sont ainsi plaquées des explications stéréotypées sur les comportements des « jeunes issus de l’immigration », par exemple, et mises en œuvre des décisions dont la pertinence est loin d’être évidente : le fait de créer une ségrégation entre les équipes de supporteurs en les séparant nettement entre différentes zones du stade, par exemple, rend en fait encore plus saillantes les différentiations intergroupes et donc augmente les risques d’agression.
Sur le plan de la prévention de la violence, les travaux d’évaluation de l’efficacité des différents dispositifs expérimentés sont très peu nombreux. Il faut élargir le champ à d’autres milieux que le sport pour avoir quelques résultats significatifs sur la prévention de la violence. Ainsi, Roché (2004), faisant un état de la littérature sur le problème dans le milieu scolaire constate les points suivants :
Certains programmes de prévention ne sont jamais efficaces : les thérapies individuelles et groupales consistant à échanger avec les jeunes sur leurs problèmes ; les programmes de développement de l’estime de soi ; les conférences sur le respect de la loi ; les activités récréatives et de loisirs (ibid., p. 1). Ceux qui fonctionnent visent à faire changer l’individu dans ses compétences et ses valeurs et introduisent des innovations dans la gestion des organisations elles-mêmes. L’idéal étant la combinaison des deux.
Dans tous les cas, la manière dont ces programmes sont mis en œuvre est capitale : actions sur le long terme, implication active des acteurs, apprentissage en groupe de nouvelles normes, etc.
Ces constats rejoignent là aussi les travaux de psychologie sociale (Fischer, 2003, dernier chapitre) qui se penchent sur l’apprentissage de nouvelles normes et le changement des comportements individuels en contexte groupal.
Dispositifs de prévention en région Rhône-Alpes
Des expériences se développent dans les différentes régions pour essayer de contenir la violence sur les stades amateurs. Notre participation aux dispositifs mis en place dans la région Rhône-Alpes a débuté en 2002 (Guidou, 2002) en travaillant avec certains responsables de la ligue de football qui voulaient lancer un travail de fond pour aide les clubs à contenir cette violence. Grâce à des financements publics (Conseil régional, ministère de la Jeunesse et des Sports) mais aussi privés (Mutuelle des Sportifs) finalement obtenus en 2005, un chef de projet a été recruté et différents dispositifs, principalement orientés sur la prévention, ont été mis en place :
- un dispositif d’appui à la mise en place de relations entre les clubs et les collectivités locales avec les conseils de spécialistes des politiques de la ville ;
- une animation, à travers des rencontres et des formations, des relations entre les clubs afin de faciliter la connaissance réciproque des dirigeants et de mieux préparer les matches ;
- un soutien pour aider les districts (départements) à démultiplier les structures en place au niveau de la ligue ;
- une concertation avec les arbitres, délégués et médiateurs pour inventer de nouvelles actions de prévention ;
- un dispositif de soutien psychologique mis à disposition des victimes10 ;
- un observatoire des violences animé par le laboratoire GÉRA.
Cet observatoire est un instrument de mesure qui permet d’évaluer de manière objective la réalité des violences et de leurs évolutions. Il s’appuie sur :
L’étude des données existantes et en particulier des dossiers des commissions de discipline aux niveaux de la ligue et des districts. Les incidents sur les stades (cartons jaunes, rouges, violences, etc.) font en effet l’objet de rapports écrits et d’auditions des acteurs devant une commission qui est amenée à prononcer des jugements (suspensions, amendes pour les individus et les clubs en cause).
Un dispositif indépendant de recueil et d’analyse des incidents à travers l’utilisation d’une « fiche incident » remplie par des référents issus des clubs et envoyée ensuite à l’université. Cette fiche prend en compte le contexte et les enjeux du match et permet de détailler différentes caractéristiques de l’incident. Du fait de l’existence d’un système disciplinaire interne aux structures du football, l’anonymat et l’extériorisation du traitement des données permettent de limiter les biais dans la production et l’analyse des informations. Les analyses statistiques sont ensuite présentées régulièrement aux acteurs du football et discutées avec eux en vue d’améliorer leurs actions sur le terrain.
Les objectifs de l’observatoire sont :
- de mesurer l’ampleur et l’évolution de la violence sur les stades,
- d’identifier les types de violence et les lieux ou les situations qui la favorisent,
- de développer la prévention en aidant la région, les districts et les clubs à identifier les priorités des différentes actions,
- de mesurer les effets de ces actions.
Ce dispositif, du point de vue du laboratoire GÉRA constitue un travail de type « Recherche-action » qui n’a de sens que dans la durée. L’observatoire permet d’évaluer les dispositifs ainsi mis en place, de les ajuster, de travailler conjointement avec les acteurs de terrain à la production et à la validation d’hypothèses explicatives sur la violence et les moyens efficaces de la contenir.
Conclusion
Le football est une activité sociale qui dans sa dimension compétitive constitue un délicat exercice d’équilibre entre une situation de mise en relation de groupes qui stimule la violence et l’acquisition de règles qui visent à la maîtriser. Un large champ de recherche reste à explorer :
- pour examiner la pertinence et la validité scientifique des différentes théories en concurrence pour expliquer la violence dans le sport ;
- pour évaluer l’efficacité des dispositifs de prévention de cette violence.
Le GÉRA espère apporter sa contribution à ce champ de recherche en travaillant en même temps sur ces deux plans.