De la main laborieuse à la mainmise psychique : essai d’analyse picturale sur la fonction psychique de la main (1)

Oswaldo Guayasamin, 1919-1999, peintre équatorien, cycle de « la edad de la ira », « l’âge de la colère », série « los manos », « les mains »

p. 14-15

Texte

Des enfants travailleurs que j’ai rencontrés en Équateur, les mains ne sont pas seulement l’âme. Elles sont l’outil. L’instrument. Le lieu par lequel tout advient, ou rien. Le lieu de la culpabilité, de la prise et de l’emprise. Le lieu du corps, et parfois aussi décorporéisé, par lequel s’investit l’économie de survie. Une survie psychique qui ne peut advenir qu’au prix du maintien de l’érotisation de zones corporelles partielles, telles que peuvent l’être la bouche, le visage, les yeux, les mains. Les mains, en tant qu’exploratrices des zones érogènes. En tant qu’objets partiels, qui ne font partie ni du corps propre du sujet, ni de son environnement extérieur. L’investissement libidinal des parties du corps clivées, à l’exclusion d’une unité qui serait globalisante, totalisante. La main, pour les enfants qui en font un usage lucratif, la tendent et la referment sur quelque menue monnaie, est le lieu d’un théâtre où se donnent à entendre, au-delà de la contrainte matérielle, la créativité et le ludisme, rouages nécessaires au processus vital. La théâtralité de la main, du regard, de la parole, du corps tout entier, de ses orifices, son érotisation se fait articulation entre l’impératif de survie et le plaisir pris à vivre. Sur la main s’inscrivent, se gravent les incidences éventuelles des sévices, les maltraitances imposées par le cirage, la truelle ou les ciseaux à bois, le ciment ou l’acide, autant d’outils prolongeant l’outil corporel. La main aussi étaye le produit toxique, le ciment de contact ou la colle à inhaler, le haschich ou la cocaïne. Elle le trans-met, de l’extérieur à l’intérieur du corps. Elle porte, supporte, transporte, rapporte ; elle tient, soutient, retient, détient. La main, aussi sûrement que le visage, peut-être plus sûrement encore, fait trace. Elle est mémoire corporelle. Lutte contre l’oubli. Déni du déni. Résurgence d’une préhistoire. Et c’est cette fonction-même qui oblige à l’investir libidinalement. Premier objet transitionnel lorsque par le jeu, son statut passe de zone érogène à celui d’instrument donneur, preneur, faiseur de vie. Là où l’individu se tait, parle son corps, sa main.

S’il est un artiste d’Équateur qui a su, par son art, rendre un vibrant hommage au labeur manuel de son peuple, c’est d’Oswaldo Guayasamin dont il s’agit. Ayant moi-même entrepris avec les enfants travailleurs de la rue, à Quito, un travail d’accompagnement psychique au long cours, la perspective d’une inscription culturelle qui ancre l’étude des fonctions psychiques de la main au cœur de l’œuvre picturale du maître équatorien m’a semblé particulièrement judicieuse, tant du point de vue de la métapsychologie clinique que du point de vue artistique. C’est pourquoi je vous propose ici une lecture transversale, à la lumière de laquelle s’articulent et se dialectisent le tissage et le métissage des enjeux psychiques.

Il n’est rien de dire que Guayasamin est un peintre engagé. Né en 1919 d’un père indien et d’une mère métisse, dans une modeste famille équatorienne de dix enfants, il choisit très tôt d’être la voix, la voix picturale des opprimés de son pays. Et ils sont légion. La série des mains, il la peint alors qu’il est emprisonné, entre 1963 et 1965, sous la dictature militaire de l’époque. « Je peins comme si je criais. Parce que mon art est une forme d’amour ». Peu à peu, le peintre s’affranchit de l’école réaliste qui l’a formé, pour ne plus s’attacher qu’à une forme très personnelle de lire le monde, et de traduire l’homme. Il en découle « une rhétorique de gestes de mains, de têtes et d’attitudes corporelles qu’accentue leur symbolisme, produisant des images chargées d’intentions mentales et de recours expressifs innovateurs » (trad. perso, José Marin-Medina, in « Pintura y universo de Oswaldo Guayasamin » p.11). Peu à peu, son œuvre s’inscrit dans le discours général de l’art ibéro-américain, en même temps qu’elle s’articule avec les tendances modernes nord-américaines. Cependant, Guayasamin conserve un profil pictural bien particulier. Il s’inspire des deux tendances mexicaines qui allient, dans le but de trouver un langage actuel et universel avec lequel exprimer les réalités nationales, le courant « indigéniste » (soit ce qui est propre à la culture) et celui du « culte » (imposé par l’étranger). En égrenant des voyages sur tout le continent latino, le peintre peu à peu constitue son œuvre sous forme de cycles et de séries, s’imprégnant des réalités de son peuple.

« De village en village, de ville en ville, nous fûmes les témoins de la plus immense des misères : villages d’argile noire, de terre noire, aux enfants pétris de boue noire ; hommes et femmes aux visages à la peau brûlée par le froid, où les larmes étaient congelées par les siècles, jusqu’à ne plus savoir si elles étaient de sel ou de pierre. Musique des zampoñas et des tambours qui décrivent l’immense solitude sans temps, sans dieux, sans soleil, sans maïs. Seulement la boue et le vent. Fruit de la tradition ou de la force, le métisse a une psychologie très étrange. Hommes complexés de leur sang qui n’est ni indien, ni espagnol, ni noir […] Héritiers et propriétaires d’une terre usurpée. » (op. cit., p.12)

L’amour dont témoigne l’artiste pour les siens et leur terre est quasiment religieux. En filigrane s’y lisent sa compassion pour la situation des opprimés, sa volonté de prendre en compte le monde surnaturel et la cosmovision andine bafoués par plusieurs siècles de domination coloniale, et son espoir, sa foi profonde en l’homme.

La production artistique de Guayasamin se divise en trois grandes périodes, en trois cycles thématiques. Le premier pourrait prendre le nom de la série « Huacayñan », ou « chemin des larmes ». Il rassemble 103 cadres et un tableau mural amovible, qui marquèrent la consécration internationale du peintre.

Le second cycle est initié par un voyage du maître à Cuba, sur l’invitation de Fidel Castro. Cela lui inspirera la série « les martyres », puis le monumental cycle de « l’âge de la colère », dont fait partie la série des « mains ». Les 250 cadres et 5 000 dessins qui composent ce second cycle tentent la transposition du drame américain à une échelle universelle, avec laquelle l’iconographie du peintre s’enrichit considérablement. Il développe un style fortement expressionniste et dramatique, où les coloris tendent à la monochronie, sombres, contrôlés. Il y utilise préférentiellement des teintes froides. La ligne de ses dessins, incisive, tend à s’allonger démesurément, distordant ses sujets pour mieux en saisir et en analyser les différentes facettes. Il expérimente divers matériaux pour transcrire les sujets qui lui tiennent à cœur, tous avec un caractère tellurique : la maternité, la terre… il en résulte une peinture à teneur organique, qui conjugue l’emploi de structures rigides et de structures flexibles, où s’expriment à la fois l’unité, la consistance du cadre, et le geste personnel, éphémère, variable.

Le troisième cycle pictural de Guayasamin pourrait s’intituler « l’âge de l’espérance ». Son dessin, adouci, traduit la foi en l’homme qu’il n’a jamais perdue, malgré la dureté de ses traits précédents. Sa couleur s’est enrichie, et la tendresse du tracé se fait l’arme dénonciatrice des drames de l’humanité. Sa peinture se peuple des souvenirs colorés, joyeux, chaleureux de son enfance, où se lit la solidarité envers « les hommes quand ils marchent ensemble, solidaires, par les rues du monde » (op. cit., p.14), et sa recherche d’identité culturelle.

« Peindre est une forme de prière en même temps que de cri. C’est presque une attitude physiologique, et la plus haute conséquence de l’amour et de la solitude. C’est pour cela que je voudrais que tout soit net, clair : que le message soit simple et direct. Je ne veux rien laisser au hasard ; que chaque figure, chaque symbole soient essentiels, parce que l’œuvre d’art est la recherche incessante d’être comme les autres et de ne ressembler à personne ».

Ce sont les mains qui nous parlent de l’individu, et non son visage, selon Oswaldo Guayasamin. Un visage peut tisser et composer des mensonges, pas les mains. Et c’est le tissage et le métissage des infinies nuances du cœur de l’homme, de ce qu’il est, et non de ce qu’il a, qui fascine le peintre équatorien. L’indiannité de chacun, le lieu insondable, impalpable où s’origine notre humanité, où se pétrissent nos désirs et nos errances, où se façonnent nos élans et nos blessures. Les fibres qui maillent et émaillent nos itinérances, la texture de nos sentiments, la matière même de nos êtres.

Guayasamin raconte comment, alors qu’il était encore enfant, insatisfait de la couleur qu’il avait donnée à un ciel crépusculaire, sa mère avait tiré du lait de son sein pour en éclaircir le mélange des couleurs, sur sa palette. Où l’origine rejoint l’ultime.

Le trait est franc, net. L’expression, d’éphémère qu’elle aurait dû être, se fige en une intimité atemporelle et impersonnelle. Mais tellement humaine. Comme une évanescence qui durerait, qui s’éterniserait, inscrite en filigrane dans la matière. La fraction de seconde suspendue en une éternité qui ne commencera jamais, le geste fixé sur la toile avant même d’avoir été ébauché, avant d’avoir commencé à exister. La fugacité faite peinture. L’ancrage des pigments sur la toile du temps, sur la toile du corps. L’épanchement de ce corps en une fulgurance douloureuse. Et l’esquisse prend toute sa densité. Son poids de chair et de mots. Les mains parlent. Et l’on se surprend à traduire leur langage secret, étonnamment universel et intime, singulier et pluriel. On le sait inventé pour soi, en même temps que compréhensible par tous. Alphabet de l’intime qui supporte les plus inextricables contradictions, trame sur laquelle le paradoxe n’a pas de prise. Chacun aurait pu écrire ces mots-là avec ces mains-là, en traduire le sens, en dévider l’intime écheveau, mais pourtant seul, Guayasamin pouvait leur donner vie.

Une vie de couleurs froides. Dépouillée d’artifices. Où la chair est mise à nu avec pudeur. Où les mains se font métaphore de l’âme. Facile ? Risqué…

Une vie de couleurs froides. Qui prend le risque d’être purement esthétique, pure jouissance intellectuelle. Et qui est foncièrement sensée. Viscéralement sensée. Où la recherche n’a rien à envier à la perfection du trait. Ni à celle du mot.

L’incarnation passe par la carnation. Le réalisme est aigu, le gris s’inscrit en ombres sur la figure. La peau est diaphane, l’être est d’une transparence opaque. Troublante.

Comme une prière.

Et le sens naît. Il advient, comme en un accouchement nécessaire et évident. Une fulgurance. Une stridence.

Ces mains sont de l’âge de la colère. La colère d’un peuple opprimé, qui n’a que ses mains comme voix. Celles d’un peuple sans voie ni loi, qui hurle sa détresse vers des sourds et la désigne à des aveugles. Une colère bleue. Une colère froide. Aiguë. Stridente. Vibrante. Millénaire.

Certaines mains supplient et implorent, d’autres rendent grâce. Jusque dans la détresse la plus sidérante, la plus profonde, le peintre équatorien puise la tendresse, la douceur. Le masque du visage n’est à Guayasamin que l’accessoire qui dit les mains et les souligne, un oripeau qui les met en valeur. Il est aux mains ce que les mots sont à l’alphabet. Chaque doigt en est une lettre, un signe à décrypter, en latence. Chaque doigt exacerbe un sentiment, et se fait l’interprète de quiconque se reconnaît en ces appels, c’est-à-dire de tous et de chacun d’entre nous.

Ce qui se dégage de ces 13 paires de mains qualifiées par le peintre de la colère, c’est avant tout un tissu sidérant de violence et de stridence. Une souffrance massive. Une béance. Une angoisse pure, qui englue et pétrifie. L’angoisse du Golem, cette créature constituée des 4 éléments princeps, à laquelle l’homme donne le souffle de vie, avant qu’elle-même ne le lui retire. Le Golem au front lesté de la Vérité. Mais tâchons d’en mieux cerner les nuances en nous attardant sur chaque tableau, sur chaque expression intime des mains de Guayasamin.

Citer cet article

Référence papier

Florence Escoffier, « De la main laborieuse à la mainmise psychique : essai d’analyse picturale sur la fonction psychique de la main (1) », Canal Psy, 60 | 2003, 14-15.

Référence électronique

Florence Escoffier, « De la main laborieuse à la mainmise psychique : essai d’analyse picturale sur la fonction psychique de la main (1) », Canal Psy [En ligne], 60 | 2003, mis en ligne le 27 avril 2021, consulté le 24 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=818

Auteur

Florence Escoffier

Doctorante, allocataire de recherche au CRPPC

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