Stress et contrôle aérien

DOI : 10.35562/canalpsy.832

p. 10-13

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Une salle de contrôle aérien ressemble assez à l’image véhiculée par les médias. Face à des meubles intégrant nombre d’interfaces et d’écrans, des opérateurs sont assis, échangent des propos plutôt codés avec des interlocuteurs invisibles en fixant un écran radar. L’environnement est conforme à ce que l’on s’attend à trouver : omniprésence de l’informatique, atmosphère plutôt feutrée et professionnelle, niveau sonore ambiant plutôt faible et sensiblement constant. Un début d’investigation indiquerait que tout paraît exister sous forme de procédures, ce « tout » visant à garantir une totale sécurité, ainsi qu’un écoulement optimal du trafic aérien. Pour cela, il est souvent nécessaire d’altérer la trajectoire (en cap, altitude, vitesse, ou taux d’évolution) de l’un des aéronefs dont la séparation semble devenir insuffisante à terme.

Ce n’est pas le seul métier ayant à assumer la responsabilité directe de vies humaines : l’ensemble des transports, ou encore la médecine, sont des domaines où de telles activités sont nombreuses. Est-ce pour autant que du stress est attaché à l’exercice de chacune d’entre elles ? Initialement, il faut peut-être convenir de ce que recouvre ce terme, puis de ce qu’ont pu établir à ce sujet les précédentes études dans le contexte du contrôle aérien. Nous développerons ensuite une analyse de ce stress, de sa nature et de ce qui lui sert de support dans la tâche, et puis enfin des différentes façons concrètement disponibles pour que le contrôleur parvienne à le gérer.

Le stress

H. Selye découvrit le premier (1936) un phénomène physiologique, réaction non spécifique de défense se déroulant à l’intérieur de l’organisme. Nommé syndrome général d’adaptation, ou stress, ce mécanisme s’avère généré par des causes très variées (un agent physique, chimique ou psychologique), et s’observe au niveau des systèmes nerveux, endocrinien et immunitaire. Il s’agit d’une réponse de l’organisme destinée à adapter le corps au type de conduite (combattre ou fuir) à tenir. Ce phénomène de stress fournit d’ailleurs une illustration d’un modèle unitaire de l’homme, à la fois corps et esprit, étonnant et concret court-circuit entre Physiologie et Psychologie. Cette réponse consiste globalement en une sécrétion exceptionnelle (mais d’intensité variable) d’hormones. L’exemple typique est bien sûr la libération d’adrénaline dans le sang, par exemple à la suite d’un fort stimulus émotionnel : le rythme cardiaque s’accélère en quelques secondes, et une vasoconstriction sanguine, une variation des caractéristiques électriques de l’épiderme, une augmentation de la glycémie et du diamètre pupillaire, etc., sont aussi observables. Le stress peut être aigu (sécrétion massive sur une courte période), mais aussi chronique (sécrétion faible ou modérée, mais prolongée dans le temps), en ayant des conséquences comparables.

L’opinion publique (via les médias) considère comme stressante la tâche qui consiste à gérer concrètement l’espace aéronautique. L’aiguilleur du ciel est « crédité » d’une capacité à vaincre la peur qui est nécessairement liée à son travail. Cela signifierait-il qu’une population entière arriverait au travail (ou en repartirait) avec la peur au ventre, d’une façon ou d’une autre ? Et reviendrait le lendemain, et tous les jours refaire l’exploit, tels les pionniers de « la ligne » ou de l’Aéropostale, qui vivaient le danger en permanence ? On peut à l’opposé très bien imaginer que la projection de leur propre angoisse de la part des voyageurs aériens potentiels que nous sommes, pourrait être suffisante pour persuader de l’existence d’un tel stress chez les contrôleurs. D’autant que R. Smith, reprenant l’ensemble des résultats acquis sur cette question, conclut en faveur de l’absence d’un stress spécifique dans le contrôle aérien.

Les conséquences du stress

Du point de vue de la pathologie médicale, il n’apparaît pas aussi clairement que cela des désordres signant la présence d’un stress indiscutable dans l’activité du contrôleur (Averty 1998). Par contre, bien qu’elles se contredisent ponctuellement, les études médicales effectuées sur les populations de contrôleurs en France et à l’étranger montrent la nature fréquemment psychosomatique des troubles rencontrés, ceux-ci présentant de plus une grande variété symptomatologique. Les cas d’hypertension sont nombreux, mais beaucoup d’autres systèmes sont impliqués : cardiorespiratoire, digestif, dermatologique, neuro-glandulaire, urinaire, psychique.

Les troubles névrotiques observés dans la population des contrôleurs sont souvent des manifestations obsessionnelles, phobiques, hystériques, ainsi que des préoccupations hypocondriaques. Le stress comme conséquence d’un événement récent et dangereux peut être considéré comme inévitable. Cependant ses effets disparaissent généralement avec un peu de temps, bien que les désordres observés puissent être importants.

Des mesures progressives vis-à-vis de l’hyperémotivité peuvent être mises en place : dialogue et dédramatisation, légers tranquillisants, éloignement momentané des positions de contrôle difficiles pour l’avenir immédiat. Dans le cas d’une décompensation (somatique ou psychologique), une psychothérapie ou une mise en congé peuvent être prescrites. Il est à noter que depuis une dizaine d’années environ, des stages de gestion du stress sont proposés aux contrôleurs. Encore plus récemment, certains personnels ont été formés à un travail de soutien psychologique post-traumatique. Cette forme de prise en compte valide en quelque sorte officiellement l’existence d’un stress professionnel possible. Mais le problème qui subsiste est celui des agents stresseurs responsables : appartiennent-ils à la tâche, sont-ils issus de la vie extra-professionnelle des sujets, ou bien uniquement de prédispositions ?

Les agents stresseurs

Plusieurs études anglo-saxonnes ont mentionné l’existence d’un état (syndrome) identifiable dans le discours de certains contrôleurs aériens : le burn out. Ce terme signifie littéralement « griller », à l’image d’une lampe à incandescence qui cesse de fonctionner. Il s’agit d’un état de vide intérieur, un manque d’entrain, une diminution des « forces de résistance psychiques, une usure nerveuse » (Zeier). Néanmoins, l’existence de cet état n’a pu être établie objectivement par l’intermédiaire de variables physiologiques.

À partir d’une étude recueillant des données physiologiques et les discours des sujets, Zeier et Grubenmann ont observé une augmentation significative du taux de cortisol secrété, lorsqu’augmentait (en des proportions normales, standard) la charge de travail. Le cortisol est (schématiquement) une hormone liée à un stress « subi », contrairement à la libération d’adrénaline qui révèle une tentative de maîtrise du stress. Pourtant, il était parallèlement relevé que la connotation n’était pas pour autant négative lorsqu’il était question de stress. Le métier était présenté comme étant d’un contenu varié, offrant un rythme soutenu, et était vécu comme un défi (« challenging »). Ces auteurs concluent que l’activité elle-même peut être qualifiée d’« exigeante » 10 à 15 % des sujets souffrant de symptômes de stress sérieux.

Par définition, il y a une relation étroite entre le stress éprouvé et certaines réactions physiologiques l’accompagnant. Mais cela ne peut aller jusqu’à prédire l’existence d’un stress par l’intermédiaire d’une quantification de l’agent stresseur (charge de travail élevée). C’est pourtant ce qu’a vérifié Melton (1982) en mettant au point un indice composite de quantification du stress chez le contrôleur aérien. Cet indice, basé sur une pondération des sécrétions d’adrénaline, de corticostéroïdes, et de noradrénaline, n’a pu permettre d’inférer la charge de travail qui en était à l’origine. Il n’y a pas en effet de relation simple entre stresseur et stress : la personnalité du sujet (entre autres) est intermédiaire entre l’un et l’autre. On sait par exemple que certains profils (hypocondriaques, dépressifs, hystériques, anxieux, etc.) sont beaucoup plus significativement affectés par certaines formes de stress que d’autres.

Les tests d’anxiété et le test de Stroop ont été appliqués aux contrôleurs (et futurs contrôleurs). Les résultats attestent d’une légère tendance à présenter moins d’anxiété (trait ou état) que pour la moyenne de la population, ainsi qu’à une meilleure résistance au stress (tel que mesuré par le Stroop). Pour autant, la capacité à éprouver des stress subsiste évidemment.

Le contrôle aérien

Dans un ordre symbolique, on peut dire que ce qu’on exige du contrôleur, c’est de mettre de l’ordre – son ordre – là où initialement règne une répartition aléatoire et plus ou moins chaotique des objets. Cet ordre, il est amené à le défendre, vis-à-vis de l’extérieur d’abord (les équipages dont le point de vue et les intérêts diffèrent du sien), mais ponctuellement aussi de ses propres collègues (partage de l’espace). En effet, il n’existe pas d’indicateurs véritablement universels de l’action à faire : la propre représentation du contrôleur contribue largement à la décision. Comment s’étonner alors d’observer parfois des manifestations caractéristiques de toute puissance, que ce soit au cours de la tâche ou parfois même en dehors ? Ces inflations temporaires sont à terme bien gérées par les structures collectives dans lesquelles s’inscrivent les contrôleurs, mais elles ne manquent pas de démultiplier son investissement affectif personnel dans sa prestation, en association avec la mise en jeu de la vie/mort d’autrui et la menace de culpabilité qui en découle alors.

On peut résumer ce premier point en disant que les contrôleurs aériens ne sont certes pas en situation de détresse en travaillant en conditions normales ; par contre la menace de stress est indiscutable.

Une analyse de la tâche, à un niveau opératoire, permet de donner un autre angle d’éclairage sur ce qui supporte un possible stress. Le premier facteur en est le niveau de charge de travail, soit lorsqu’il est trop élevé (surcharge), soit lorsqu’il est prolongé dans le temps. La relation entre performance et charge présente la forme d’un U inversé (Hering). La performance chute donc de façon drastique à partir d’un certain niveau (élevé) de charge de travail : c’est le stress induit par cette charge qui entraîne cette rupture brutale (Rivolier). Une telle charge peut être amenée soit par une quantité d’avions très importante, soit au contraire par une quantité modérée d’avions mais de laquelle surgirait un événement (ou plusieurs) susceptible de dépasser les ressources du contrôleur. Un certain nombre de caractéristiques appartenant cette fois à la tâche, et non à l’individu, peuvent favoriser une apparition du stress :

Le monde sur lequel le contrôleur doit agir est « dynamique », c’est-à-dire qu’il se transforme en permanence, même en l’absence de toute intervention du sujet. La conséquence est une difficulté de construire une représentation stable, « sécurisante ».

Les actions du contrôleur n’en sont pas : elles n’existent qu’à travers une communication verbale, chargeant un locuteur (non visible, qui plus est : les aspects non verbaux de la communication sont limités et restreignent d’autant les modes d’interprétation du message) de les comprendre correctement et de bien vouloir les exécuter. Ce qui ajoute aussi au sentiment de manque de maîtrise éventuel.

Il est demandé au contrôleur de prendre des décisions à partir d’une situation future, qu’il doit anticiper, évaluer, sans pouvoir être certain de ses caractéristiques.

Ces trois caractéristiques convergent pour définir le risque associé à l’activité : l’incertitude inhérente aux données ne va en rien dispenser le contrôleur d’agir, bien qu’il ne puisse avoir qu’une représentation incomplète de la situation à gérer, et cela constitue la première des deux sources de stress du contrôle aérien. Il a été très bien décrit (Clot ; Gras et al.) d’une part, la quasi nécessité pour le contrôleur de s’écarter ponctuellement de la norme, du travail prescrit, et bien sûr le danger pour lui alors de le faire, et d’autre part les réassurances coûteuses que cela nécessite pour garantir la sécurité.

Par ailleurs, l’organisation temporelle des actions suppose de planifier les différents aspects du processus et les actions. Face à un processus complexe, la difficulté est de taille. On imagine très bien que rester en rythme avec l’évolution de l’environnement est une bonne manière de limiter l’effet perturbateur, mais a contrario, un décalage représente un coût important et constitue une source de stress. L’aspect temps réel de la tâche et la pression temporelle qui en découle constituent donc la seconde des sources de stress du contrôle aérien. Cette « pression » exerce, en temps réel, une influence négative sur les processus cognitifs, à cause d’un rapport « quantité d’informations/unité de temps « excessif (surcharge). La pression temporelle se transforme en facteur de complexité, puis de charge de travail, et enfin de stress (Amalberti).

Les deux sources de stress sont désormais identifiées dans le type d’information traité et dans les conditions d’exercice de la tâche, qui peuvent être associées à une charge émotionnelle très forte.

La gestion individuelle du stress

Concernant le troisième et dernier point qu’est la gestion de ce stress par le contrôleur, on peut distinguer deux modes distincts : le premier s’intègre dans le savoir-faire même, utilisant les actions de contrôle, alors que le second s’exprime sur un plan relationnel, non technique. À l’origine d’une gestion possible de ce stress, il y a une attitude appelée faire face (coping), qui suppose trois conditions :

  • le contrôle de la source de stress (suppression/réduction du stimulus) ;
  • un feedback sur le déroulement de la situation stressante ;
  • l’anticipation de la survenue des événements stressants.

Rivolier souligne que le stress peut présenter un aspect positif, améliorant la performance. En l’occurrence, un stress « adapté » (Hering) aide le contrôleur à augmenter son niveau de vigilance, et à mobiliser rapidement l’énergie pour faire face : il incite à l’action et à la confiance en soi. Il sera « inadapté » dans la mesure où il va conduire à privilégier l’action sur la réflexion (décision prématurée), et à se focaliser excessivement sur une partie des données (décision inadaptée).

Une première ligne de défense se situe dans le savoir-faire, car l’association entre le stress et le manque de contrôle par les sujets des situations à caractère nuisible a été mise en évidence par la quasi-totalité des auteurs. Ceux-ci accréditent globalement l’idée que lorsque l’individu n’exerce aucun contrôle sur les événements, il s’instaure un sentiment d’impuissance tout à fait favorable à un déploiement maximal des effets perturbateurs de l’émotion, jusqu’à la panique.

En premier lieu, on peut donc constater que l’automatisation des processus menant à la décision atteint un degré très élevé chez le contrôleur. Elle présente l’avantage de ne nécessiter que peu d’efforts et de ressources cognitives, et d’être peu sensible aux interruptions et perturbations diverses. Son acquisition est rendue possible par un long apprentissage pratique, permettant de voir à de multiples reprises les situations possibles et leurs variantes, ainsi que l’ensemble de leurs solutions. Le faible nombre des paramètres de vol sur lesquels le contrôleur agit généralement facilite cet apprentissage. Ainsi, bien que beaucoup de décisions se prennent dans l’urgence, l’utilisation d’une telle forme des connaissances permet d’évoluer rapidement au sein des situations familières et de garder l’essentiel de l’attention pour une surveillance globale de l’évolution du système (là résident les raisonnements à proprement parler).

Une autre stratégie déployée concerne l’agencement temporel, diachronique et synchronique, des actions. C’est-à-dire que la planification des actions s’adapte à l’échéance temporelle de chacun des problèmes et à ses exigences particulières. Les ressources sont temporairement allouées à tel problème qui, s’il n’est pas résolu à l’échéance prévue, doit se voir mettre en place une solution provisoire le temps de régler celui qui avait été initialement différé. Lorsque le trafic devient important, on observe une diminution du temps alloué à chaque opération, ainsi qu’une sélection des opérations nécessaires afin d’en diminuer le nombre.

En troisième lieu, Sperandio a mis en évidence dès le début des années 70 la capacité du contrôleur à autoréguler sa charge de travail. Les buts auto assignés tendent à se modifier dans le sens d’une réalisation plus aisée. Ces buts sont résumés par Leroux dans la formule : « be elegant, be efficient, be safe », caractérisant ce que peut viser le contrôleur, du plus coûteux au plus facile. Et il a été parallèlement observé que les stratégies les plus économiques n’étaient pas systématiquement recherchées : en situation de faible charge, une haute exigence (« be elegant ») et des modes opératoires coûteux sont souvent maintenus par le contrôleur, induisant un niveau d’activation physiologique de bon aloi, voire le « stress » adapté dont il a été question ci-dessus.

Il reste enfin un dernier niveau de contrôle du stress à la disposition du contrôleur aérien (Averty). Ce dernier trouve son origine dans la difficulté qui subsiste à anticiper avec certitude l’existence d’un conflit. Ainsi, une décision d’action n’est jamais souhaitable lorsqu’un conflit est très éloigné dans le temps. En effet, l’incertitude est alors encore trop élevée : il n’est pas exclu que si une action est entreprise dès ce moment-là, elle peut se voir annulée pour peu que l’évolution spontanée des paramètres de vol (de l’avion non contraint, par exemple) aille ensuite à l’encontre de l’action entreprise, et en annule le bénéfice au bout du compte. On pourrait donc aller jusqu’à dire que plus le contrôleur agit tard, et plus l’action sera optimale (nécessaire et suffisante). Il est clair que le contrôleur ne peut suivre ce précepte à la lettre, mais on observe effectivement dans la réalité que le contrôleur diffère jusqu’à un certain point son action, dans le but d’implémenter des actions mieux adaptées à la situation. Et bien qu’il s’agisse d’un compromis qui disparaît (avec l’implémentation d’une résolution) dès que cela devient trop coûteux, on comprend aisément qu’il puisse avoir un impact important et générer du stress. L’intervalle de temps entre le diagnostic d’un conflit possible, et le moment où une action de résolution est mise en œuvre n’est pas synonyme d’inaction, mais constitue un cas particulier de décision, impliquant autant (et même davantage) son auteur que tout autre. Les ressources attentionnelles mobilisées (charge) sont bien réelles, et le stress émotionnel peut être important, du fait de la proximité croissante des deux avions en cause. Si savoir prolonger (ou restreindre) à bon escient la durée du laisser-aller reste un précieux moyen d’action sur sa charge de travail, c’est aussi un art difficile.

On voit que la performance d’un contrôleur passe par la réalisation d’un équilibre apparenté au compromis cognitif (Amalberti), c’est-à-dire à l’impossibilité de la part de l’opérateur de pouvoir tout comprendre à tout instant de l’état du système, et la nécessaire accommodation à un niveau de compréhension incomplet. Ce compromis doit donc réaliser son équilibre en dynamique, avec des séries de paris sur le monde, de choix stratégiques et tactiques personnels. Jusqu’à un certain point, une bonne gestion du stress impose que soit maintenu le sentiment de maîtrise chez le contrôleur davantage encore que le contrôle objectif de la situation. Cette conclusion apparaît aussi à travers la comparaison par Bisseret de contrôleurs débutants et expérimentés. Les seconds, avec l’expérience, abandonnent les processus de calcul des positions futures pour faire le diagnostic de conflit (ou non), au profit d’un traitement perceptif plus approximatif. Le but de ce changement est bien de bénéficier de la robustesse liée à ce type de processus. Ainsi, l’effet d’états émotionnels vifs est très perturbateur pour des processus de calcul ; à l’opposé, l’interruption inopinée d’un processus visuel d’estimation prête moins à conséquence (processus perceptif, automatique). Ce processus automatique est économique du point de vue des ressources nécessaires, contrairement au raisonnement qu’un stress ponctuel va effacer de la mémoire ou venir perturber, et peut être reconduit dès que possible. La robustesse du traitement est donc privilégiée par rapport à la précision.

La gestion collective du stress

L’expression du stress participe à sa gestion, sur un plan plus relationnel cette fois. Différentes formes de verbalisation, ou plus globalement d’expression du stress sont observables dans les salles de contrôle, de la part des opérateurs qui se partagent l’espace. L’exiguïté (relative) des locaux et la quasi visibilité par tous de la prestation de chacun rendent difficilement dissimulable l’état de tension dans lequel chacun peut éventuellement se trouver. Il apparaît ainsi que l’opérateur chargé d’assister le contrôleur radar module spontanément cette assistance en fonction du niveau de la charge de travail qu’il estime chez son collègue. Ainsi, en cas de faible charge, son apport est minimal ; lors de charges très élevées, cet apport peut au contraire dépasser le travail qui lui est prescrit et englober une partie de ce qui devrait être fait par son collègue fortement sollicité. Ce phénomène est nommé répartition dynamique des tâches.

Les émotions liées à la prise en charge de la vie d’autrui sont largement présentes dans le contrôle aérien. Vis-à-vis de cette activité comme pour d’autres, une « culture d’entreprise », élaborée au cours du temps et transmise (souvent implicitement) dès la formation, se charge de gérer de façon générale les réactions émotionnelles, à travers nombre de règles ou de codes émotionnels (feeling rules). Ceux-ci sont intériorisés par l’ensemble des individus partageant l’activité, les modalités de cette intégration individuelle résultant de l’interaction de chacun avec le modèle social de référence. Leur aspect diffus rend difficile toute description rapide.

Des mécanismes relationnels existent au sein du groupe (partage de l’émotion, réévocations émotionnelles), permettant spontanément un travail sur les réactions émotionnelles passées de l’un ou de l’autre. Une telle réévocation est particulièrement utile dans le cas d’émotions négatives, puisqu’en faisant réapparaître les traces mnésiques des émotions, l’état émotionnel initial est lui-même retrouvé. La possibilité d’une élaboration mentale à partir des affects sous-jacents permet leur partage avec d’autres, concourant ainsi à une meilleure maîtrise de leurs aspects perturbateurs et stressants. Il est notoire que l’échec du contrôle des émotions se traduit par l’anxiété ou par l’angoisse, ou encore, lorsque l’état émotionnel insuffisamment contrôlé est plus intense, par le stress.

De façon générale, la régulation individuelle du stress met en jeu « l’organisation verbo-viscéro-motrice » (J. Cosnier), puisque l’individu peut réagir à une émotion sur chacun des trois niveaux (la parole, l’expression physiologique, la motricité). Cependant, de grandes différences interindividuelles existent sur le rôle donné à l’un ou à l’autre niveau. On remarque que l’expression motrice en temps réel est quasiment bannie pour le contrôleur radar : la nécessité de maintenir l’attention au plus haut niveau pendant ces moments-là l’interdit. On peut même observer l’inverse : sa gestualité diminue quand la charge augmente (le renseignement écrit des strips papier peut même totalement disparaître). Le niveau physiologique et viscéral reste bien sûr un lieu privilégié de l’émotion. Toutefois, un niveau verbal est possible, même en temps réel (donc indépendamment de la réévocation mentionnée auparavant). Bien que les échanges verbaux entre contrôleurs et pilotes doivent revêtir une forme très précise (phraséologie), on constate un recours minoritaire mais permanent au langage naturel : de tels échanges sont bien des interactions verbales, d’un type un peu particulier. On peut ainsi retrouver la forme d’une « négociation » dans les échanges qui précèdent telle ou telle instruction de contrôle. De façon générale, ce recours au langage naturel est un moyen d’établir un contact réel avec le pilote, d’évaluer sa volonté de collaboration, voire d’anticiper ses intentions.

Conclusion

Il y a bien un stress particulier dans le cadre du contrôle aérien. Ce stress est généralement circonscrit, par la structuration de la tâche elle-même (savoir-faire et culture d’entreprise). Toutefois, la menace qu’il représente peut être très pathogène : les structures qui ont commencé à être mises en place (soutien individuel) sont pleinement justifiées. Un autre aspect concerne assez directement la connaissance des aspects émotionnels de la tâche : celui de l’élaboration d’un modèle fidèle et précis de la prise de décision du contrôleur. Un tel modèle est fondamental pour l’amélioration tant du niveau de sécurité que de la performance. Les recherches des années 80 pour mettre en place à court ou moyen terme un contrôle aérien entièrement automatique se sont soldées par un échec : l’homme devra nécessairement rester dans la boucle de décision longtemps encore. Il est donc clair que la conception des futurs outils de contrôle doit être alimentée aussi par un modèle de l’opérateur, aussi fidèle et complet que possible. À ce sujet, deux points nous semblent mériter d’être soulignés. Le premier est que la culture technique et scientifique (informatique plus exactement) de ceux qui, dans le monde, président aux recherches dans ce domaine, ne les prédispose pas particulièrement à une gestion aisée de cet aspect de l’activité humaine. Des programmes de recherche relatifs aux « facteurs humains » existent actuellement, dotés de budgets substantiels, mais n’abordent que marginalement ce niveau d’analyse, semble-t-il. Le second point est lié à ce qui précède : les mécanismes liés à l’émotionnel et au stress n’ont encore actuellement que peu de modèles satisfaisants, c’est-à-dire opérationnalisables. Difficile dans ces conditions de se contenter de déplorer une absence de prise en compte de ces mécanismes. Avec une exception notable toutefois, pour des avancées récentes, telles que celles de A.R. Damasio et son équipe, qui laissent l’espoir de disposer un jour prochain d’un modèle intégrant les traitements émotionnel et cognitif de l’information à l’occasion de la production de décision. Les outils informatiques destinés à aider l’opérateur humain à la production de décision gagneraient en pertinence.

Bibliography

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References

Bibliographical reference

Philippe Averty, « Stress et contrôle aérien », Canal Psy, 61 | 2003, 10-13.

Electronic reference

Philippe Averty, « Stress et contrôle aérien », Canal Psy [Online], 61 | 2003, Online since 27 avril 2021, connection on 24 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=832

Author

Philippe Averty

Chef de projet au Centre d’Études de la Navigation Aérienne, docteur en psychologie (LEACM, Université Lyon 2)

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