Sentiment de culpabilité et création

DOI : 10.35562/canalpsy.960

p. 10-13

Texte

Si la Sublimation est au cœur de la problématique de la création, la Culpabilité y est centrale et je voudrais profiler la question de leur rapport à partir d’une étude d’un tableau de Van Gogh. Je propose cette analyse sur le fond d’hypothèses (2002) que j’ai travaillées autour des figures de la culpabilité inconsciente et les relations que j’ai cherchées à établir entre culpabilité originaire (organisatrice de la vie psychique), primaire ou pré-ambivalente (désorganisatrice du travail psychique) et secondaire (comme résultante de l’intrication surmoïque de l’expérience primaire de la symbolisation). Jean Guillaumin (1982, 1999) a notamment montré que toute forme de création s’enracine dans le travail de la pensée qui consiste de manière générale à changer l’état du moi dans son rapport à ses objets, à défaut d’agir sur eux. Le déplacement de la topique psychique sur un support matérialisé à l’extérieur constituerait un mode de sublimation des mouvements pulsionnels à la recherche d’une aire d’illusion externe, se substituant à la défaillance de capacité de rêverie des objets primaires. Ce travail d’externalisation des motions pulsionnelles se construirait sur la nécessité de travailler le motif du double en contrepoint de la découverte de l’altérité et pourrait, dans le meilleur des cas, se constituer comme un principe réorganisateur de la tiercéïté à l’intérieur du moi. Didier Anzieu (1981) a lui aussi montré l’importance du rôle de l’interlocuteur convoqué à l’extérieur, chargé d’assurer une contenance aux affects liés à la culpabilité de créer, au doute et aux auto-reproches qui en découlent, interlocuteur qui peut être saisi dans le monde interne comme le représentant d’une mère assurant l’illusion positive du trouver-créer et amener le créateur, tout comme un tout petit enfant, à prendre en compte progressivement l’écart entre réalité interne et externe. Il a souligné en particulier le paradoxe du travail du créateur qui consiste dans l’espoir de se faire aimer par l’un des personnages intériorisés qui composent son surmoi (pluralité psychique, R. Kaës 2002) alors même qu’un surmoi sévère et cruel pour le moi stérilise ses ressources créatrices et l’empêche, privé de cette capacité à pouvoir être reconnu, de « se sentir être réellement ». Dans cette perspective, la sublimation impliquée dans le travail de création peut-elle supposer une culpabilité suffisamment tempérée, qui sous-tendrait le travail psychique sans détruire la reprise de la narrativité (Golse 2001, Stern 1989) impliquée dans le transfert de l’expérience interne sur le vécu subjectif de la relation aux objets extérieurs actuels ? Cette question rencontrant nécessairement celle de la position de l’objet objectif externe internalisé qui sous-tend ce transfert.

Se sentir être réellement (lettre 477 avril 88), c’est peut-être la quête incessante à laquelle Vincent Van Gogh a été contraint, lui qui a été obsédé par le souci omniprésent, révélé par sa correspondance, de pouvoir représenter « la vraie vie » dans son œuvre picturale. Lui qui s’est abandonné dans cette quête au moment où il a pu ressentir une perte insupportable à la naissance de son neveu Vincent, comme si l’enfant venait se substituer à sa place dans les liens le reliant fantasmatiquement à son frère Théo, qui a toujours assuré dans la réalité un étayage vital que le peintre a toujours rêvé être indéfectible. Évènement qui venait sans doute mettre à vif la blessure identitaire en redoublant une perte narcissique qui avait déjà eu lieu, au moment de sa propre naissance, alors qu’il lui était attribué le prénom de son frère aîné, mort et enterré un an auparavant, le même jour.

Antonin Artaud (1947) dans l’hommage qu’il rend au peintre (« Nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté modelé construit inventé, que pour sortir en fait de l’enfer ») nous invite à penser que l’œuvre de Van Gogh s’inscrit dans des processus créateurs qui partagent tous la même « contrainte à créer » (R. Roussillon, 1998) fondée sur l’expérience d’une souffrance non subjectivée qui rattache la symbolisation au besoin vital de pouvoir s’en approprier le sens. Cette opposition, cette alternance et finalement cette fusion « entre la fièvre et la bonne santé », comme ultime tentative de liaison des mouvements pulsionnels, par laquelle semble procéder l’acte créateur du peintre, auquel Antonin Artaud s’identifie en décrivant l’épuisant travail auquel l’artiste a fini par succomber, a constitué l’un des points d’articulation à l’étude psychocritique consacrée par Charles Mauron (1953) à la structure de l’inconscient chez Van Gogh.

Mettant en parallèle le travail de répétition qui s’effectue simultanément dans l’œuvre peinte et dans l’écriture, il relève en particulier l’alternance des mouvements dépressifs et hypomaniaques et souligne l’impasse de cette répétition précipitée par la répression (S. Freud 1913, 1926, 1929) des mouvements agressifs qui ne peuvent déboucher sur une issue symbolisante du vécu intérieur. Il relie l’intensité des mouvements dépressifs du peintre, entretenus par une mésestime profonde de soi qui l’a constamment accompagné et qu’il exprime tout au long de sa correspondance (ex. : lettre 133 de juillet 1880), à la puissance de l’exaltation qu’il va exprimer de manière de plus en plus vive, notamment en Avignon dans la chaude lumière du midi. Ces changements « alternatifs » dans l’humeur du peintre, accompagnés des excès de travail et d’alcool « pour atteindre la haute note jaune », vont lui apparaître comme un triomphe hypomaniaque sur le froid intérieur, mouvement jubilatoire qui succède ou accompagne les mouvements agressifs et les ruminations paranoïdes dont témoigne aussi sa correspondance (lettre du 22 avril 1882). Triomphe sur le froid intérieur que nous pouvons associer au désastre d’une identification impossible au modèle paternel qui lui a fait cruellement défaut (lettre 346 décembre 1883, lettre 379 septembre 1884). Mais ce froid intérieur, nous pouvons aussi bien l’associer à l’angoisse de perte de l’objet maternel lorsqu’il peint des racines en décomposition désespérément accrochées à la terre (lettre 195 juillet 1882), qui se signifie aussi sur ses toiles dans l’acte de couper les blés et de les rassembler, le corps engouffré dans la gerbe comme pour mieux s’assurer de l’emprise sur cet objet insaisissable ; ou encore dans ce qu’il représente dans l’acte de faucher ou de découper la paille, comme pour mieux s’emparer de cet objet que l’on désespère de pouvoir saisir. Mauron fait notamment référence à la dernière toile du peintre, juste avant son suicide le 29 juillet 1890, cette toile aux corbeaux, dans laquelle le champ fauché pourrait avoir la signification d’une mutilation de cet objet maternel libidinalement investi par le pôle agressif du mouvement pulsionnel. Et l’auteur souligne comment l’emprise est commandée par la terreur de la perte, par l’impossibilité d’atteindre à l’expérience de séparation sans éprouver une déchirure intolérable : ce que Vincent exprime puissamment dans sa lettre 195 de juillet 1992 :

« J’ai terminé deux grands dessins. Premièrement un Sorow de plus grand format… L’autre, Les Racines, représente quelques racines d’arbre dans un sol sablonneux J’ai essayé d’exprimer la même idée dans le paysage que dans la figure : l’idée de s’enraciner convulsivement, passionnément dans la terre et de se trouver néanmoins, en partie arraché par les tempêtes. »

Précisons simplement que les toiles Sorow ont été inspirées par Sien, l’un des amours malheureux de Vincent, cette jeune prostituée dont il a dû se séparer sous la pression familiale, la seule qui ait pu, un temps, lui donner le sentiment de pouvoir partager « la vraie vie ». Précisons aussi que cette lettre fait écho à celle de la fin de l’année 1883 (lettre 331), écrite à son frère pendant la grave dépression qui l’étreint à Drenthe, état quasi-mélancolique qui semble bien déterminé par des imagos sans consistance, désagrégées, dans lesquelles il se noie et desquelles il tente désespérément de s’extraire.

Mais lorsque Mauron va s’intéresser aux fixations prégénitales qui peuvent se repérer dans l’œuvre peinte et l’écriture, il ne va pas intégrer l’impact des évènements historiques concernant les conditions de sa naissance, alors qu’il en avait une connaissance intime (note de l’auteur p. 33) sur l’évolution libidinale du petit Vincent. Cela l’amène à interpréter l’impasse des identifications secondaires dans une configuration ou le constitutionnel va servir de relais, reliant notamment les difficultés du peintre à vivre la rivalité fraternelle (qui se joue en particulier dans ses rapports conflictuels à ses amis peintres, dont la rupture avec Gauguin est restée la plus marquante) à une problématique œdipienne qui n’aurait pu être surmontée, dans une logique où l’impasse de la symbolisation primaire n’est pas convoquée. Il va rattacher les mécanismes défensifs, qui caractérisent selon lui une tentative pour rétablir un équilibre menacé par un désespoir latent à une dépression infantile « entre six mois et deux ans peut-être à la naissance du troisième enfant ». Il soutient son analyse du principe que « le premier né étant mort aussitôt, Vincent dû être particulièrement choyé… » et que « les autres naissances purent confirmer le sentiment d’abandon ». Il va ainsi rabattre la question du désespoir de l’enfant à une organisation défectueuse de la libido, indépendamment du lien de l’enfant à ses objets primaires « L’agressivité et le besoin d’amour étaient probablement très forts dès l’origine ». Il ne peut se questionner ni sur les effets sur la mère de la perte de son premier-né, ni sur les effets d’une dépression maternelle liée à ce deuil impossible sur l’enfant de remplacement que semble avoir constitué Vincent né le même jour un an après la mort de ce frère aîné et portant son nom ; effet mortifère porté par l’inconscient maternel, et porté aussi par l’inconscient du père qui l’a reconnu sous ce nom d’emprunt.

C’est dans cette perspective que je propose de m’intéresser à cette nature morte, une bible ouverte reliée en cuir, sur fond noir, avec un avant-plan brun-jaune et un petit livre fermé apposant sa note jaune citron à ses côtés : « La Joie de Vivre » de Zola, toile peinte « en une fois le même jour », l’année de la mort de son père décédé au printemps (lettre 429 octobre 1985). En essayant de décrypter le message paradoxal que nous percevons au-delà de l’opposition perceptible en termes de conflit de générations. Et cherchant à saisir, au-delà de la rivalité œdipienne auquel C. Mauron fait référence : « Zola contre la Bible », et de révolte assouvie envers son père, Pasteur, dans ce message provoquant qu’il est censé produire, la souffrance narcissique contenue par la création, dans ce qu’elle cherche à symboliser du rapport de l’artiste à ses identifications inconscientes. Nous sommes alors saisis par l’opposition de l’ombre et de la lumière, par le contraste entre le noir et la couleur ; et par les deux bougies éteintes, la petite estompée derrière cette bible ouverte sur le Livre d’Isaïe 53, la grande dominant le petit livre fermé de Zola. Tous ces éléments nous invitant à nous intéresser aux contenus représentatifs, en lien avec le contexte de vie du peintre entourant sa mise en œuvre.

Cette petite toile appartenant au Musée d’Amsterdam consacré à Van Gogh n’est pas très connue, elle n’est pas prise systématiquement comme toile de référence dans les quelques publications que j’ai pu lire (en 1942 il en était recensées 777 – P. Bonafoux 1987) Il faut donc considérer ce travail d’analyse comme une approche qui privilégie un axe d’écoute au-delà du regard porté sur le peintre. Son intérêt se porte à repérer les processus psychiques à travers l’œuvre inscrite dans son histoire et ce que l’une nous faire vivre en contrepoint ce que l’autre nous révèle. L’œuvre qui focalise ainsi notre attention se présente alors comme le fil inducteur d’une trame associative tissée aux identifications de l’artiste. Sa vérité est sans doute ailleurs.

Elle a donc été peinte en un jour, en octobre 1885, l’année de la mort de son père décédé au printemps. Elle se situe après toute une période de doute sérieux sur sa propre capacité à devenir peintre alors qu’il refusait de s’identifier aux modèles académiques proposés notamment par son cousin Mauve, peintre connu et respecté ; après l’échec terrible qui ne lui a pas permis de devenir Pasteur comme son père ; dans ce moment de deuil où il est confronté et au tout début de cette période de mutation profonde concernant l’introduction de la couleur dans sa palette.

Le noir faisait l’objet depuis le début (1881) de discussions passionnées l’opposant à son frère Théo, qui l’incitait à sortir de ces teintes sombres destinées, pour Vincent, à exprimer « La vraie vie », dans le rapport identificatoire au Peintre Millet qui s’est joué d’abord autour de la souffrance des petites gens (lettres 399, 400, 428 avril 1885). L’utilisation du noir, il la réfère aussi aux peintres de la couleur (tel que Delacroix, Veronese, Velasquez, qui utilisait « non pas un, mais vingt-sept noirs ! ») qui pouvaient transformer « la boue en lumière ou en nuance innommable ». Sa correspondance nous permet de saisir l’enjeu pulsionnel de l’analité primaire (A. Green 1993), dont nous aurions à déployer l’analyse pour approfondir la question du rapport du surmoi à l’idéal chez Van Gogh, dans ce besoin de transformation qui sous-tend son idéal de peintre référé aux nombreux autres qui l’ont précédé.

D’un autre côté, la littérature va offrir au peintre un autre pôle identificatoire qui se fonde, entre autres, sur Baudelaire, Maupassant, Balzac et surtout l’œuvre de Zola, dont la peinture réaliste de la vie permet d’atteindre, à la manière de la grande figure étayante de Millet, la misère de la nature humaine pour Vincent. La grève des mineurs de 1884, décrite dans Germinal, que son frère Théo lui a fait parvenir en 1885 (lettre 409), fait écho à l’expérience qu’il a vécue 6 ans plus tôt dans le Borinage, au moment où il s’est consacré aux plus pauvres, au nom de l’Évangile, avant de devoir renoncer à être le Pasteur de ces âmes ; Nous pourrions ainsi penser que la peinture s’est constituée peu à peu comme « un produit substitutif » aux sermons qu’il n’a pas pu prononcer, échec venant redoubler l’impossible identification à son père, dont il semble avoir subi les effets d’une communication paradoxante (lettre 345 décembre 83) mais échec détourné, transformé, sublimé dans cette contrainte à prendre appui sur d’autres figures identifiantes.

À partir de ces quelques éléments nous voyons comment la Bible condense tout un faisceau de signifiants concernant l’investissement pulsionnel du peintre dans son rapport à l’imago paternelle, parmi lesquels les pulsions ambivalentes sont à la fois mises au premier plan et en même temps fortement contre-investies par la référence au texte biblique auquel le peintre fait expressément référence en représentant le livre ouvert au chapitre 53 du Livre d’Isaïe. Ce texte biblique s’intègre dans la deuxième partie du Livre, appelée Livre de la Consolation d’Israël, rappelant le fidèle à l’arrivée du Rédempteur, « qui a pris sur lui la faute de toute la multitude ». Sans entrer plus avant dans l’exégèse du texte, signalons que cette partie du Livre n’a vraisemblablement pas été écrite par Isaïe lui-même puisqu’elle semble postérieure de deux siècles en fonction de la prise de Jérusalem (bible de Jérusalem, p. 1270). Ces éléments ne devaient pas être inconnus de Vincent qui a suivi l’enseignement pour devenir Pasteur. Ils vont dans le sens d’un poids supplémentaire dans la culpabilité éprouvée par le peintre à ne pas pouvoir se saisir, pour des raisons multiples, dans ce rôle de continuateur de l’œuvre paternelle.

En contrepoint le roman de Zola : La joie de vivre. Titre paradoxal pour un livre qui fait sans doute partie des romans les plus sombres de la série Les Rougon-Macquart, tableau de la souffrance et de la mort mais surtout de l’emprise maternelle et de la perversion du désir qui débouchent sur la résignation, l’abnégation de l’enfant spolié au profit d’un autre. Tableau de famille du Second Régime dans lequel le père se replie narcissiquement sur sa maladie, est absent de la vie occupe en même temps tout l’espace de cet enfant qui précisément se dévoue pour le soigner. Ce roman est porteur de toute une série de représentations concernant les imagos parentales, dont les plus caractéristiques, pour ce qui concerne notre étude, sont à la fois l’insuffisance d’étayage et le manque d’investissement libidinal de la part du père et l’indifférente froideur de la mère narcissique, dont l’amour étouffant pour son fils au détriment de sa nièce orpheline qui lui est confiée, contribue à détruire chez ce dernier les capacités à devenir un homme et entraîne la fillette au sacrifice d’elle-même.

Si l’identification à Zola se fait autour du père absent et de la mère morte, il faut aussi noter un autre parallèle que nous pouvons noter entre la fascination de l’auteur pour la scène de l’accouchement décrite dans le livre, alors que l’enfant n’en finit pas de se séparer de sa mère (« dans le sang et dans l’ordure, faisant craquer le ventre des mères, élargissant jusqu’à l’horreur cette fente rouge, pareille au coup de hache qui ouvre le tronc et laisse couler la vie des grands arbres »), qu’il naît à moitié mort sous le regard de son jeune père incapable d’aucun secours, et l’éblouissance qui prend Van Gogh qui le fait tomber raide en Avignon, chaque fois que dans la nature il se retrouve à peindre des grottes ou des carrières, dont ses toiles évoquent le sexe d’une femme. Il faut alors faire l’hypothèse que le travail de labour et de taille qu’il entreprend dans l’œuvre picturale renvoie directement au travail de désemprise impossible et à l’incapacité de père de se présenter comme un principe tiers pour aider au travail de différenciation. Et renverrait aussi à la problématique du meurtre potentiel de l’objet sur l’enfant, ou par l’enfant, lors du processus d’individuation, telle qu’elle peut être impliquée dans la mélancolie.

Cette identification serait symbolisée dans le tableau notamment par les deux chandelles éteintes : à la mort de son père, tout se passe comme si Vincent, à la faveur des identifications latérales sur la personne de Zola en particulier (confronté lui-même à la mort de sa mère au moment où il entame son roman en 1880, et à la disparition « d’un père littéraire » en la personne de Flaubert) déplaçait et condensait toute l’horreur de ses identifications inconscientes à l’imago maternelle, ressaisies malgré tout dans un mouvement de triomphe maniaque, comme un moyen pour faire face à la mort réelle du père, à la culpabilité liée à ses mouvements ambivalents envers lui et éviter l’effondrement dépressif. Ce qui nous renverrait bien au travail de la mélancolie et au processus qui consiste à s’identifier à l’objet perdu, perdu pour la symbolisation du deuil et le travail de séparation qu’il implique.

En témoignerait la couleur jaune citron, couleur qui apparaît pour la première fois dans ce tableau, que l’on peut associer à la « haute note jaune » recherchée en Avignon quelques années plus tard lorsque pris entre deux feux, « l’hallucination qui épuise et l’art qui apaise », il se jette à corps perdu dans une production hypomaniaque associée à la prise d’alcool qui étaye cette fuite en avant pour éviter les crises (crises épileptoïdes, considérées par Mauron comme une défense ultime contre la démence, consistant en une décharge dans le soma destinée à provoquer une sorte d’anesthésie contre la violence des hallucinations).

La question qui se pose et qui introduit à la nécessité de creuser la problématique de la sublimation est celle de savoir comment, à partir de quels évènements, évènements psychiques ou de la vie réelle, un jour, le processus qui avait garanti à Vincent, jusqu’à un certain point une sorte de contention à la conflictualité interne a cessé de pouvoir transformer ses mouvements pulsionnels et l’a précipité, une troisième fois, d’un coup de fusil, à retourner le mouvement meurtrier contre lui, « à la manière du garde champêtre qui abat le chien devenu dangereux » (lettre 346 décembre 1883). Car si en effet la sublimation est un mouvement plutôt qu’un aboutissement « peut-être le mouvement même de la transformation pulsionnelle » (Patrick Miller 1998), il reste que le processus ne se soutient pas de lui-même. Et vraisemblablement, comme tout processus pulsionnel, la qualité des objets à partir desquels il se dérive détermine en partie la possibilité d’assurer une suffisante métabolisation des processus en jeu sur les objets de transfert. Si comme le soutient André Green, la sublimation ne protège de rien, le destin de Van Gogh nous le montre assez, il reste à comprendre et à préciser le rapport de la culpabilité primaire à ce processus particulier d’externalisation pulsionnelle lorsqu’il échoue à transformer les mouvements ambivalents dont il s’origine.

En 1923, S. Freud ne nous propose-t-il pas que : « toute sublimation se produit par l’intermédiaire du moi, lequel transforme d’abord la libido sexuelle en libido narcissique pour lui poser ensuite de nouveau but » ? Si les aventures de la sublimation nous racontent l’histoire de la rencontre avec l’objet, elles portent nécessairement les traces du travail psychique auquel le moi a été soumis, sous la contrainte du principe de plaisir, pour en symboliser l’expérience. Les manifestations de la culpabilité inconsciente pourraient alors rendre compte des conditions dont le moi a pu disposer pour transformer la situation de dépendance primaire et mieux saisir la part de l’autre, de l’objet, rencontré pour ce travail.

Bibliographie

Anzieu, Didier, 1981, Le corps de l’œuvre, Gallimard.

Bonafoux, Pascal, 1987, Van Gogh, le soleil en face, Gallimard 2000.

De Leeuw, Ronald, 1995, Van Gogh au Musée Van Gogh, Éditions Wander, Zwolle.

Freud, Sigmund, 1913, Totem et Tabou, 1923, Le Moi et le ça, 1926, Inhibition symptôme angoisse, 1929, Malaise dans la civilisation.

Golse, Bernar, 2001, « Pour grandir » in Naître et grandir autrement, dirigé par C. Bergert Amselek, Desclée de Brouwer.

Green, André, 1993, Le travail du Négatif, Les Éditions de Minuit.

Guillaumin, Jean, 1982, « La souffrance travaillée par la pensée » in Souffrance, plaisir et pensée, Collectif, Les belles lettres, 1999, Le Moi sublimé.

Kaës, René, 2002, « Médiation, analyse transitionnelle et formations intermédiaires » in Les processus psychiques de la médiation, Collectif dirigé par B. Chouvier, Dunod.

La bible de Jérusalem, Les Éditions du Cerf, 1998.

Mauron, Charles, 1950-1955, Van Gogh, Études psychocritiques, Éditions José Corti 1990.

Miller, Patrick, 1998, « Malaise dans la psychanalyse » in RFP : La sublimation, PUF.

Roussillon, René, 1998, « Désir de créer, besoin de créer, contrainte à créer, capacité de créer » in Symbolisation et processus de création, Collectif, Dunod.

Van Gogh, Vincent, 1870/1890, Lettres à son frère Théo, Grasset 1937 nouvelle édition 1990, 1853/1890, Correspondance générale Tome 2, Gallimard 1960, nouvelle édition 1990.

Citer cet article

Référence papier

Monique Domenget, « Sentiment de culpabilité et création », Canal Psy, 59 | 2003, 10-13.

Référence électronique

Monique Domenget, « Sentiment de culpabilité et création », Canal Psy [En ligne], 59 | 2003, mis en ligne le 23 juin 2021, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=960

Auteur

Monique Domenget

Psychologue clinicienne, docteur en psychologie et psychopathologie cliniques, diplômée de Lyon 2, enseignante vacataire en clinique à Bron

Autres ressources du même auteur

  • IDREF
  • ISNI

Articles du même auteur

Droits d'auteur

CC BY 4.0