Au-delà du comportement antisocial : à la recherche de l’objet perdu

DOI : 10.35562/canalpsy.882

p. 4-6

Texte

Les travaux (Pham, Côté, 2000) retraçant la perspective historique du concept de psychopathie relèvent que ce terme a disparu depuis quelques années de la terminologie psychiatrique qui recentre actuellement plus son intérêt sur la recherche d’une entité clinique distincte pouvant définir l’essence même du sujet antisocial. Ce qui relance du même coup l’interrogation sur l’origine des comportements reconnus déviants à l’intérieur d’un système culturel qui introduit de lui-même la dimension du sens. Cette référence implicite au surmoi permet en effet de suspendre la question posée en termes d’anomalie de nature fonctionnelle ou structurale, la recentrant plus précisément autour des rapports que la perversion entretient avec la symbolisation. En témoigne notamment le foisonnement actuel des parutions concernant la perversion.

Lorsqu’en 1932 S. Freud nous propose la métaphore du cristal pour rendre compte du clivage qui s’opère dans le moi, il rattache la particularité de ce processus à la censure du surmoi sévère et cruel tel qu’il se révèle en particulier dans la mélancolie. Cette image ressaisit ce qui, dans la théorie psychanalytique, nous a déjà engagés à penser que le psychisme se structure selon les lois de la dynamique et de l’économique dégagées par la métapsychologie : en effet, le cristal pour se briser, doit être « jeté à terre » ; il se brisera « en fonction de son organisation interne ».

Comment, dans cette perspective, pouvons-nous envisager une approche subjective des comportements antisociaux ? Les sujets, effectivement, apparaissent « indemnes de tout sentiment de culpabilité » à l’inverse du mélancolique ; ils présentent une désorganisation topique se manifestant essentiellement dans l’effacement du surmoi au profit d’une compulsion à mettre en acte un mouvement pulsionnel insuffisamment dialectisé. Comment envisager cette analyse, non seulement comme alternative à un abord symptomatique (Chartier, 2003, p.30) mais aussi en contrepoint des comportements antisociaux entendus comme l’expression, en négatif, d’une conflictualité psychique désaffectée.

Nos recherches rejoignent ici celles des neurosciences (Pham, Côté, 2000, p.148) lorsqu’elles prennent en compte l’implication des émotions dans les processus cognitifs mis en jeu dans le traitement de l’information chez des sujets psychopathes. Plusieurs protocoles, destinés à observer comment ces sujets vont anticiper une punition associée à la réalisation d’un comportement, mettent en évidence « des processus adaptatifs en négatif » (Balier, 2000, p.11) qui rendraient compte d’une capacité de l’organisme à s’adapter activement à l’environnement sans éprouver d’anxiété. Comme si l’impact émotionnel de l’affect, signifié au niveau du corps par la hausse de la fréquence cardiaque associée à une faible activité électrodermale et un abaissement de l’activité corticale, se clivait de la conscience organisant un déni inconscient des perceptions. Ce processus entraînerait une déliaison interne entre l’émotion et sa représentation empêchant le travail de subjectivation. Dans L’erreur de Descartes (1995 et aussi Le sentiment même de soi 1999) et plus encore dans Spinoza avait raison (2003), Antonio Damasio nous amène à concevoir, dans le langage de la neurobiologie, le rôle protecteur pour l’organisme (principe homéostatique oblige) de l’organisation des émotions. Elles se fondent sur les états du corps, issus « d’une perception réelle ou simulée », c’est-à-dire remaniés par tout le système représentatif conscient et inconscient. C’est l’impact des émotions, en termes d’action au niveau du corps dans la série plaisir/déplaisir, qui va induire la possibilité pour le psychisme de s’approprier celles-ci en termes de sentiments ; en d’autres termes, qui sous-tend la capacité du moi à se représenter consciemment la façon dont il s’affecte.

Le clivage se présenterait alors, pour ces sujets, comme une protection contre le risque de désintégration psychique face à la force pulsionnelle des affects qui n’auraient pas trouvé d’issue représentative suffisamment symbolisante (Green, 1999). C’est l’hypothèse que j’ai retenue lorsque j’ai proposé, au principe de l’économie psychique des adolescents antisociaux que j’ai rencontrés, une logique, au-delà du principe de plaisir, « du rien à gagner, rien à perdre » (Domenget, 1992). Logique mise en acte dans l’attaque du lien que nous pouvons comprendre, dans le registre des défenses paradoxales (Roussillon, 1991), comme la recherche compulsive du lien à l’objet de l’organisation du temps primaire, moment clé de l’élaboration du sentiment de culpabilité dont Mélanie Klein (1932 ; 1957) a posé l’un des repères fondamentaux dans sa conceptualisation de la position dépressive.

D. W. Winnicott a pu mettre en perspective, dans la ligne théorique de L’esquisse (Freud, 1895), la sollicitude de l’objet et la capacité du sujet à élaborer une conscience de culpabilité. Il introduit une intelligence des phénomènes psychiques organisés par la transitionnalité, qui apparaît essentielle dans sa fonction de liaison pour que la pulsion ne soit pas vécue comme effraction et que la destructivité puisse s’élaborer.

En effet, S. Freud a proposé, dès 1895, que « l’impuissance originelle de l’être humain est la source de la conscience morale » et n’a cessé de mettre au travail la question de l’organisation de la pulsion qui se construit dans cette relation de dépendance à l’objet. Il relève l’importance des « actes spécifiques » qui rendent supportables pour le moi immature les tensions psychiques liées à la découverte de l’objet dont il dépend pour sa survie. L’introduction en 1914 de la deuxième théorie des pulsions conflictualisant libido du moi et libido d’objet puis de la troisième (Roussillon, 2003) théorie des pulsions dans les années 20, opposant pulsions de vie et pulsions de mort, va permettre de penser la question de la culpabilité dans son rapport au masochisme (Freud, 1924). Le fond de passivité du moi décrit dans L’esquisse semble ainsi constituer un fonds de séduction primaire dont la forme originaire correspond à l’exigence de travail psychique impliqué dans la rencontre avec l’objet. En 1915 S. Freud présente cette exigence comme l’essence même de la pulsion caractérisée par la constance qui pousse le psychisme à transformer l’afflux d’excitation en satisfaction. Ce travail constitue une épreuve en 1895, s’apparente au masochisme érogène originaire en 1924. En 1926, reprenant la question du refoulement dans la phobie du petit Hans, S. Freud remarque que le moi ne se défend pas seulement contre la motion tendre interdite mais aussi contre la motion agressive, en témoigne la formation substitutive (le cheval) qui cherche à éviter le conflit d’ambivalence envers le père et stopper le développement de l’angoisse. Ce qui l’amène à proposer que la pulsion de destruction qui s’exerce sur l’objet peut se comprendre comme l’une des modalités de l’investissement libidinal. J’ai fait l’hypothèse qu’il réaffirme, douze ans plus tard, les propositions contenues dans cet article sur l’Angoisse, à savoir que l’investissement de l’objet ne trouve d’issue satisfaisante sans les possibilités de transformation introduites par l’objet libidinalement investi : « La conscience de culpabilité se développe aussi à partir de l’amour insatisfait, comme la haine » (Freud, 1938).

Le travail que j’ai présenté sur le sentiment inconscient de culpabilité (Domenget, 2002) m’a ainsi amené à m’interroger sur les destins de l’investissement pulsionnel lorsque le travail de symbolisation est mis en échec. En effet, si nous retenons l’idée que la réalisation d’une élaboration mentale de nature symbolique (représentation-mots) des états émotionnels primitifs (représentation-choses) se constitue en fonction de la qualité de l’interprétation de l’objet, cette conception du système de pare-excitation problématise inévitablement la question dont la psyché primitive se défend contre les excitations confondues du monde interne ou externe, entre la projection (Freud, 1920) et le double retournement de la pulsion (1915). Et ceci nous amène à nous interroger sur les relations qu’entretiennent sadisme et masochisme dans la relation à l’objet, entre ce qui relève du processus et ce qui va se structurer dans le registre de la perversion, lorsque, pour éviter de souffrir, jouir de la douleur semble se proposer comme but ultime de la pulsion (Freud, 1932).

Les travaux centrés sur l’organisation des liens précoces mettent en évidence que l’impossibilité pour l’objet à établir un mode de présence fiable et rassurant peut altérer profondément les capacités du tout petit à s’attacher à sa mère et entraîne des réactions d’évitement (Hopkins, 1987). Des mécanismes de défenses chez de très jeunes bébés confrontés à des carences graves dans l’adaptation de leur mère à leurs besoins ont été décrits par S. Fraiberg (1981) en termes de refoulement primaire ou d’inversion des affects qui offrent beaucoup d’analogie avec le mécanisme de retournement de la pulsion agressive et un fonctionnement masochique issu de la crainte des représailles de l’objet. Maguy Monmayand et M.B. Lacroix ont ressaisi dans un collectif en 1999 les hypothèses d’Ester Bick, de Gilbert Diatkine ou encore de Geneviève Haag, entre autres, concernant les comportements des enfants violents. Ces auteurs ont tous proposé, à la suite de Mélanie Klein, l’absence d’élaboration d’une contenance interne liée à des expériences primaires traumatiques. Le déni, l’identification projective, la formation d’une seconde peau, autant de mécanismes défensifs organisés pour pallier l’absence de cette fonction contenante que D. W. Winnicott (1963), puis D. Anzieu (1990) ont décrit en termes de peau ou d’enveloppe psychique.

Dans un autre registre, celui de la psychosomatique, Joyce Mac Dougall (1989) s’appuie sur les recherches des psychanalystes (de Bion à Lacan ou encore de Marty à Stern…) qui ont tenté de décrire, dans leurs différents modes de conceptualisation, l’organisation primaire de la psyché. Elle retient l’idée que c’est bien la capacité de la mère à interpréter les messages du bébé, lui donnant ainsi la possibilité d’élaborer la relation de dépendance et les affects qui la construisent, qui lui confère ce rôle de pare-excitation d’abord externe, puis interne. Pour cet auteur les manifestations psychopathologiques, y compris les perversions, sont comprises comme des tentatives d’auto-guérison de la psyché dont l’organisation défensive primaire a été débordée dans ses capacités de symbolisation. Dans ce même registre, Daniel Rosé (1997) nous propose l’Endurance primaire comme concept décalé du masochisme pour décrire un processus qui chercherait à neutraliser une réalité primaire interne, désobjectalisante.

Ces positions rejoignent, par exemple, celle de Jacques André (2000), qui souligne le risque auquel le nouveau-né est exposé, du fait de sa prématurité, et l’état de confusion qui peut en résulter si les modes de présence de l’objet ne lui permettent pas de différencier ses états d’affect : angoisse et douleur, sexualité et attachement. L’expérience de séparation, à laquelle chacun est soumis, peut ainsi conduire à des solutions défensives opposées, de l’indifférence perverse à la dépendance bordeline.

Nous voyons bien comment la problématique de la différenciation sujet-objet est au cœur de la construction du narcissisme primaire qui se tisse dans la rencontre avec l’objet. M. Tomassini (1992) soutient l’idée, à partir de son analyse des structures perverses, que la mère suffisamment bonne est la mère qui permet la séparation. C’est-à-dire celle qui soutient, comme le souligne Jean-Luc Donnet (1995), le travail qui consiste à s’identifier à un objet qui a pu soutenir le jeu par lequel l’objet peut-être suffisamment désidéalisé sans pour autant être perdu. Ce dernier souligne aussi comment l’édification d’un surmoi œdipien régulateur, qui permet d’installer dans le moi un sentiment conscient de culpabilité suffisamment tempéré, dépend de ce travail et comment le clivage Moi-Surmoi témoigne de ces remaniements. La question dont la mère introduit la séparation implique celle de savoir comment un principe tiers intervient dans la psyché maternelle, comment la fonction paternelle peut symboliquement être représentée. La clinique des adolescents antisociaux y fait constamment référence.

À partir de ces différentes approches, notamment, et en contre-point des travaux de Benno Rosenberg qui questionne en particulier le texte de S. Freud de 1924 sur le masochisme, j’ai proposé de distinguer différents registres concernant la culpabilité. Nous pourrions reconnaître dans un registre d’ordre structural (Roussillon 1999) une culpabilité originaire, issue de l’insatisfaction irréductible liée au processus élaboratif de l’expérience du manque lors de la différenciation sujet-objet : en ce sens la culpabilité inconsciente serait un organisateur psychique. Et une culpabilité primaire ou pré-ambivalente, relevant d’une expérience de perte de l’objet dans l’effort du sujet à se le représenter : expérience venant pervertir le processus de symbolisation, en ce sens la culpabilité primaire serait un désorganisateur pour la psyché. Elle témoignerait de l’échec du processus de séparation, renvoyant soit à une solution masochique : le retournement de la pulsion agressive dans le moi serait alors le témoin de ce qui n’a pu se qualifier dans la rencontre avec l’objet, entretenant au sein du moi un besoin inconscient de punition (qui est pour S. Freud en 1932 cette part d’agressivité, dirigée contre les parents, qui n’a pas pu se projeter au-dehors car réprimée à cause de la fixation libidinale de l’enfant). Soit à une solution plus radicale de clivage, dans laquelle la désintrication des affects laisse place à l’expression brute de l’agressivité. D. W. Winnicott (1963) a notamment soutenu que si l’objet n’est pas en mesure d’étayer l’expérience, le tout-petit perd la capacité à élaborer l’ambivalence, il perd donc la possibilité d’éprouver de la culpabilité, à sa place subsiste « l’angoisse brute ».

L’article de S. Freud de 1916 a tracé les linéaments de ma réflexion qui s’est attachée à comprendre les relations entre la culpabilité inconsciente et les modes de symbolisation pervers à l’objet dans les deux grandes lignées du masochisme et du sadisme.

André Green (1999), réfère ces deux modes de perversion du lien au processus défensif mis en place pour lutter contre l’angoisse de perte d’amour. Dans un article où il repère, à propos de la mélancolie, les enjeux du passage de la passivation – comme effet de forçage par ce qui viendrait de l’autre – à la passivité – comme modalité de plaisir recherché par la libido, il souligne comment les modalités du lien pervers se constituent en référence à une identification narcissique à l’objet. Il avait déjà postulé en 1993 (Green, 1993), au principe de la perversion du désir, une identification à la fonction interdictrice de l’objet redoublée d’une identification à l’absence d’un processus lui permettant de se dégager de son emprise, ne permettant aucune extension transformatrice. Cette ligne théorique rejoint celle de J.-L. Donnet qui réfère cette confusion moi/objet à l’impossible défusion entre l’identification à l’objet et l’investissement à l’objet dont la première dépend : « L’identification dite narcissique serait le substitut d’un investissement “mal” objectalisé. » D. W. Winnicott (1960), quant à lui, nous a soumis « cette question philosophique fascinante de savoir si on peut à la fois manger le gâteau et le conserver ». Autrement dit comment l’objet peut-il être saisi, comment peut-il être requis pour le travail de symbolisation sans renvoyer, en miroir, le sentiment de le détruire et l’obligation de s’en défendre ?

A. Ciccone (1999), en particulier, retravaillant les hypothèses de M. Klein sur l’identification projective, a pu nous montrer à quelles conditions la polarité du mouvement projectif/incorporatif peut donner lieu à une introjection de l’objet introduisant à la différenciation entre l’objet subjectif et l’objet objectif, permettant de « conserver le contact à la fois avec la réalité interne et la réalité externe ».

En 1976, Michel de M’uzan, dans le cas de masochisme pervers qu’il nous présente laisse bien entendre qu’il pourrait s’agir d’une défense organisée contre un noyau mélancolique. Gilles Deleuze (1967), dans un autre contexte, montre, lui aussi, comment le masochisme et le sadisme racontent l’histoire d’une conflictualité singulière reflétant les distorsions du moi soumis à l’emprise de ses instances idéales.

La référence à ces auteurs nous permet de penser avec eux que le masochisme, le sadisme, la perversion de façon générique, ne peut pas être considérée comme un but pulsionnel en soi. Pour A. Green (1999) en particulier, elle ne peut se comprendre qu’en référence au sadisme originaire, théorisé par Freud en 1915, et selon les « destins » des transformations de la pulsion rendues possibles par l’objet. Ce qui lui permet d’affirmer « qu’il n’y aurait pas de jouissance de la douleur, mais de l’excitation sexuelle qui lui est associée ». Il nous propose alors un changement de paradigme pour pouvoir penser la paradoxalité des mouvements pervers : il postule que la détermination de la liaison pulsion-objet est, à l’origine, ce qui conditionne la symbolisation du lien. Et en déduit que :

« La réponse n’apportant pas de satisfaction est, à notre avis susceptible d’être à l’origine d’un surmoi précoce générateur d’une culpabilité primaire, qui s’attache non seulement à l’agressivité destructrice vécue, mais à la simple manifestation de la pulsion qui ne peut plus être, ni en droit ni en fait, source de satisfaction autre que négative. »

Nous retrouvons chez Janine Chasseguet Smirgel (2003) une idée semblable lorsqu’elle soutient que l’absence d’expériences satisfaisantes de la part de l’objet entraîne la désintégration de l’enveloppe narcissique maternelle. L’absence de pare-excitation de la pulsion donnerait aux expériences autoérotiques ce caractère de violence et de sadisme qui lui ferait perdre sa fonction apaisante au profit d’une excitation qui chercherait à se décharger à tout prix.

Serait-ce donc ainsi que l’impuissance originelle de l’être humain perd sa capacité à être « la source de tous les motifs moraux » (Freud 1895) ?

En 1958, D. W. Winnicott, dans son article « La psychanalyse et le sentiment de culpabilité », distingue deux catégories de comportement antisocial. Certaines personnes, dit-il, peuvent éprouver un sentiment de culpabilité sans pouvoir parvenir à sa source inconsciente, mais l’organisation symptomatique témoigne, chez elles, du rapport de celle-ci à l’élaboration œdipienne primitive en souffrance. À l’opposé, certains grands criminels présentent une désorganisation du sens de la culpabilité : ils ont perdu la capacité à ressentir la culpabilité. D. W. Winnicott rattache cette perte du sentiment de culpabilité à la période pré-ambivalente précédant le stade de l’inquiétude primitive (position dépressive chez M. Klein). Il la relie à une carence dans les soins de la petite enfance, « lorsque la dépendance est proche de l’absolu ». Il propose, à la suite de S. Freud, et notamment de la proposition de 1915 concernant le sentiment inconscient de culpabilité, que les comportements antisociaux les plus déshumanisés seraient un essai désespéré pour tenter de s’affecter, par l’acte criminel, de quelque chose d’irreprésentable :

« Le travail analytique a permis de découvrir de façon surprenante que de tels actes ont été accomplis justement parce qu’ils étaient défendus et parce qu’en les exécutant, celui qui agit ressent un soulagement mental. Il souffrait d’un sentiment de culpabilité écrasant, dont il ne connaissait pas l’origine, et après avoir commis son méfait, il était moins accablé, son sentiment de culpabilité était au moins rattaché à quelque chose. »

Nous pouvons repérer, dans ce mouvement paradoxal du « criminel par sentiment de culpabilité », une tentative pour réintroduire, dans la topique interne, un écart entre l’acte impensable et la pensée de l’acte, pour que l’affect puisse se réapproprier. « Tentative désespérée », dit D. W. Winnicott, soulignant assez bien la nécessité qu’un objet, situé à l’extérieur, puisse se représenter l’impasse d’un surmoi qui n’a pu se constituer une altérité interne. Nous pouvons en effet, à la suite de Jean-Luc Donnet (1995), relier l’écart qui s’installe dans le Surmoi au jeu de la double lignée identificatoire, surmoïque et moïque, introduit par le travail de désidéalisation de l’objet qui prépare le passage de l’œdipe. Pour l’auteur, renoncer aux investissements primaires précède l’identification à l’objet « qui prend une valeur compensatrice en fonction d’une perte reconnue ». C’est ce travail qui permettrait l’instauration dans le surmoi de la fonction d’idéal, chargé d’évaluer le moi, comme le soutient S. Freud en 1914 : « il ne serait pas étonnant pour nous que nous trouvions une instance particulière qui accomplisse la tâche de veiller à ce que soit assurée la satisfaction narcissique provenant de l’idéal du moi, et qui, dans cette intention, observe sans cesse le moi actuel et le mesure à l’Idéal. »

À ce propos, Jean-Luc Donnet souligne que S. Freud n’a pas explicité la notion du Moi idéal, par opposition à l’Idéal du moi. Une recherche supplémentaire serait nécessaire pour présenter un travail qui permettrait d’affiner cette question que tant d’auteurs ont déjà travaillée, et rassembler les hypothèses qui se concentrent autour des formes de l’Idéal pour ce qu’il est convenu de dénommer « pathologies du narcissisme ».

Janine Chasseguet Smirgel (1999), en particulier, a consacré toute une réflexion à ce sujet dans La maladie d’idéalité. Bien qu’elle affirme qu’il n’y a pas lieu de faire une distinction entre Idéal du moi et Moi idéal, elle fait elle-même référence à un « Idéal du moi maturatif » qui se situe en écart précisément à l’Idéal du moi mégalomaniaque dans la mesure où il a investi l’évolution et supporte la relativité. Il nous faudra donc bien, d’une manière ou d’une autre, rendre compte de ce travail de la symbolisation du temps primaire sur la base duquel s’installe cet écart entre les instances idéales autorisant le jeu qui peut conduire à l’estime de soi.

Il se pourrait donc bien que, dans Pour introduire le narcissisme où S. Freud utilise les deux termes, il ne s’agisse pas simplement d’un hasard de l’écriture, et nous aurions bon compte à mieux saisir l’alternance réputée aléatoire de ces deux termes, tout comme S. Freud (1934) a pu tardivement reconnaître l’ambiguïté de sa position pour ce qui concerne le sentiment ou la conscience de culpabilité. Ce travail permettrait notamment de mieux saisir la question de l’identification impossible à ce principe tiers, et donc à la position symbolique du père dans son rapport au couple mère/enfant, qui caractérise non seulement la problématique mélancolique mais aussi les positions perverses.

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Citer cet article

Référence papier

Monique Domenget, « Au-delà du comportement antisocial : à la recherche de l’objet perdu », Canal Psy, 65 | 2004, 4-6.

Référence électronique

Monique Domenget, « Au-delà du comportement antisocial : à la recherche de l’objet perdu », Canal Psy [En ligne], 65 | 2004, mis en ligne le 28 avril 2021, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=882

Auteur

Monique Domenget

Docteur en psychologie et psychopathologie cliniques, chargée de cours à Lyon 2

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