Malgré toute la sagesse populaire sur le besoin de l’homme de découvrir son identité masculine, il ne fait guère de doute qu’elle soit plutôt une invention, un style, une fabrication. Loin de détenir une signification universelle figée pour tous les temps, elle change de profil selon le contexte historique. Dans les sociétés occidentales modernes, la masculinité est évoquée systématiquement pour faire la distinction entre ce qui est propre aux deux sexes. Sciemment réactionnaire, l’identité masculine ne peut que trahir une inquiétude. Dans un monde où rôles et fonctions se confondent, l’appel à une telle identité ressemble à un cri de protestation, voire à une stratégie de défense.
Parmi les différentes formes d’expression de masculinité au XIXe siècle, le dandysme constitue un terrain privilégié d’interrogations. Chez lui, l’identité masculine ne saurait éviter la problématique de la sexualité. En s’appuyant sur la beauté spécifique du masculin, le dandysme ne fait qu’en révéler son ambiguïté. Ses aventures dans le domaine de la mode vont bien plus loin qu’une tentative de récupérer la forme « héroïque » du soldat ou « naturelle » de l’athlète du statuaire grec, car elles se calquent sur le modèle des femmes. Plus il se « distingue » et plus il semble « artificiel ». C’est sans doute pour cela que « le dandysme du XIXe siècle… semble tout entier orienté vers le décadentisme de la fin du siècle » (Delbourg-Delphis, 1985, p.57), et ce n’est pas un hasard si le dandysme glisse inévitablement vers des courants contemporains tel le glamour rock en Angleterre. L’intention de base du dandysme est de se distinguer des femmes, mais le souci de soi comme apparence, la préoccupation vestimentaire, est perçu comme une affaire féminine. L’aventure du dandysme démontre pourquoi l’identité masculine est angoissée d’emblée, basée sur un comportement de dénégation.
D’ailleurs, vouloir s’affirmer comme singularité en tant qu’homme, comme le fait le dandysme, ouvre la voie à une contradiction aussi intéressante que celle qui entoure la notoriété du dandysme lui-même. En se rabattant sur une identité qui ne l’individualise pas, le sujet ne fait que prolonger sa crise. La réputation du dandy comme porteur de masques s’applique aussi bien à l’identité masculine. La distanciation psychologique qu’exige l’adhésion à cet idéal brouille la distinction entre sujet et objet, vie intérieure et surface, personne et marchandise.
Vouloir rivaliser avec les femmes
Avant de voir comment l’identité masculine du dandy découle des stratégies « féminines », il serait intéressant de regarder le dandy dans ce qu’il a de plus misogyne. C’est chez Baudelaire, celui qui a déclaré le dandy « le contraire de la femme », que nous trouvons la notion la plus nette de l’antithèse. Tenons compte du fait que chez Baudelaire le dandy est une élaboration théorique cherchant à racheter un phénomène avant tout socio-économique, de couture et de consommation (Breward 2000). Or, Baudelaire est le créateur de l’homme des foules, figure qu’il n’hésite pas à qualifier de dandy. C’est un personnage sauvage mais distingué, un oisif qui n’est jamais dupe des apparences sociales, car il voit à travers le contexte matériel et physique. Loin de s’occuper de sa toilette, il se désincarne totalement. Ce n’est pas un homme, mais un idéal héroïque : « Car le mot dandy implique une quintessence de caractère et une intelligence subtile de tout le mécanisme moral de ce monde » (Baudelaire, II, p. 691). Cette intelligence ne s’engage pourtant pas à changer le monde. La voie de la guérison ne l’intéresse nullement. Survivre en tant qu’individu, quitte à en être malade, c’est déjà faire preuve d’héroïsme.
La lucidité morale du dandy baudelairien va de pair avec un refus du rapport d’égal à égal. Son parti pris de la solitude est une expression de pessimisme à l’égard de l’idéal de la collectivité. Ce qui donne lieu à la notion de foule, qui se concrétise autour de 1848. La masse est née lorsque le Père est mort, dirait un Philippe Muray indigné. L’idéal du moi disparaît au profit d’une identification de chaque moi à un même objet, de la soumission du moi à la communauté (1984, p. 117). Pour Baudelaire, la démocratie de masse mène droit au despotisme à et ses corollaires, l’anonymat et le brouillage des rôles et des liens sociaux. Doté d’une vie propre, la foule tend à se reproduire à l’infini. Bien avant Freud et W. Reich, le sociologue Gustave Le Bon (1841-1931) prend note du caractère inconscient de la foule ; André Tarde, au début du XXe siècle, attire l’attention sur l’instabilité émotive de la foule, ses accès d’hystérie, de manie, de mélancolie. Bref, peu à peu naît la perception de la foule comme hostile à l’individu, hostile parce que femme. S. Moscovici parle non pas d’une lutte entre les sexes, mais d’une menace de mort du masculin.
Sans qu’il y paraisse, le lecteur est averti : « Si tu veux rester un homme, évite les foules. Si tu te mêles à la foule, tu deviendras une des femmes du chef… ». Le détour par la comparaison avec la femme n’a d’autre sens que de masquer cette évidence du renoncement à l’individualité, l’équivalent d’une perte des attributs masculins – la castration, en somme (1981, p.218).
L’homme des foules fait son apparition au moment où le féminisme prend son élan, dans une nouvelle sphère publique où le féminin émerge, captive le regard, occupe une position de plus en plus importante dans l’engrenage économique. Ce ne sont pas tous les hommes qui s’y opposent, loin s’en faut. Il y a dans l’air une certaine revendication de la femme. Le père du positivisme Auguste Comte, par exemple, se porte volontaire pour assumer la culpabilité de l’espèce masculine, entretenant une vision de société où les hommes seraient les courtisans de la femme-monarque, des donneurs des banques de sperme (Muray, 1984, p.136,149). À l’encontre d’un écrivain comme Victor Hugo qui voit dans la foule l’héroïne d’une épopée moderne, la figure de l’homme des foules ne saurait être qu’un contre-héros, en rivalité avec la femme, contraint à occuper le même espace qu’elle. Il fleurit aux endroits qu’il prétend exécrer, les grandes villes de Paris et de Londres. Il ne peut qu’apprécier les possibilités offertes à l’individu aux dépens de la famille et d’autres institutions intermédiaires, un milieu où les rôles se spécialisent, rehaussant l’importance de l’échange, du transitoire, de la mobilité. Or, ce sont justement les conditions qui contribuent à l’émancipation des femmes.
Nous avons dit que ce personnage représente un idéal. Pourtant, ni les sociologues, ni les hommes de lettres ne voient de triomphe dans cette dérobade perpétuelle de sa personne. À travers la littérature du XIXe siècle, de Dickens à Tchekhov, on reconnaît ce personnage froid et lucide, détaché, souffrant d’un ennui aux allures suicidaires. Sa névrose latente aboutira au cas des Esseintes de Huysmans, l’homme des foules qui en a marre d’un monde qui se veut en harmonie : sa révolte individualiste va de pair avec une sorte d’étalement de ses goûts et de ses penchants, qu’il découvre ou qu’il invente en cours de route. Le texte d’À rebours n’est qu’un catalogue de ceux-ci. Chez lui l’homme des foules se transforme en metteur en scène, donnant en spectacle sa différence même. Celui qui fondait sa supériorité spirituelle par opposition à la transaction commerciale vulgaire en est à sa remorque. Comment s’opposer à une société démocratique à laquelle il doit son existence ?
C’est avant tout un grand mélancolique. L’insolence, la langueur, la froideur de ce personnage se retrouvent dans les symptômes répertoriés par Freud dans son essai « Die “kulturelle” Sexualmoral und die moderne Nervosität » (1908), où la misogynie est accompagnée d’impuissance et d’hystérie. Je ne suis guère le premier à voir dans l’analyse freudienne, si cruciale à la compréhension de la notion d’identité sexuelle, un aboutissement théorique de l’expérience d’époque de la part de l’homme des foules (voir Bersani, 1977).
Peu importe le style qu’il adopte, l’homme des foules est un flâneur, c’est-à-dire quelqu’un qui se définit par sa marche, par son refus de s’installer. « Marcher » nous rappelle Michel de Certeau, « c’est manquer de lieu. » Il s’absente. Il demeure en quête de lieux dont il s’est privé, étant toujours de passage au sein d’un pullulement de passants (1990, p. 162). On n’a pas fini de sonder toute l’ironie de l’enthousiasme avec lequel Baudelaire prétend « épouser » la foule (II, p. 691).
L’attitude ambiguë de Baudelaire, dans sa volonté de connaître « des jouissances fiévreuses » parmi la multitude (« Les Foules »), relève d’un souci de soi spécifique à la deuxième moitié du XIXe siècle. C’est l’expérience du discontinu, par laquelle certains lieux sont inertes, d’autres des gouffres fascinants. Il y a des lieux qui résistent, d’autres qui s’avèrent des trous, par où il peut passer et vivre ainsi à côté du réel. Lui-même a des trous, des trous temporels pour ainsi dire : des moments où il n’a pas la sensation de vivre. Ses récits se construisent à partir de débris du monde, un bricolage fait de déplacements et de condensations. Tout cela, bien sûr, est propre à l’expérience onirique. L’identité de ce personnage est fantasmatique.
Narcissisme masculin
L’idéal héroïque de l’homme, en cette fin du XIXe siècle, se distingue par son incapacité angoissée de connaître l’autre. Il est vrai qu’il n’est pas étranger aux alliances, aux endroits comme les clubs et les cafés où il connaît des filiations d’esprits, des sociétés secrètes, des confréries d’hommes, où règne un certain ludisme, une recherche commune d’une connaissance basée sur l’exploration. La figure du mentor y est privilégiée, ainsi que le rite masculin immémorial de l’initiation. Ce sont pourtant des rapports essentiellement de même à même qui permettent au sujet de demeurer « identique ». Ces rencontres ont une tout autre issue.
Il drague, il drague, mais ces yeux ne semblent l’attirer que vers ce qui lui échappe. Il ne veut renoncer à rien, aucune aventure. Baudelaire formule cette vie de quête perpétuelle comme désir d’« épouser » la foule. Loin de le démoraliser, son échec lui permet de rester intact en tant qu’individu distinct tout en gardant le désir en éveil.
La poésie de Baudelaire est riche en « rencontres » où le rapport avec l’objet du désir demeure onirique. Le poème « À une passante », par exemple, décrit une inconnue, « longue, mince, en grand deuil », « agile et noble » qui reste « un éclair », une « Fugitive beauté/Dont le regard m’a fait soudainement renaître. » Ce personnage existe à peine, étant fait de sublimations, dont le vêtement – feston et ourlet qu’elle soulève d’une main – n’est pas la moindre. La passante rappelle le jugement de Freud sur la femme narcissique :
Or, si Freud déclare celles-ci non analysables, on pourrait en dire autant du flâneur. Confronté à l’impossibilité d’immobiliser son objet de désir, il transfère le désir en identification. Autrement dit, la fascination qu’elle exerce, par sa façon d’étonner tout en restant à distance, le fait basculer dans une tentative de renouer avec soi. Il y trouve pour ainsi dire son avatar1.« De telles femmes exercent le plus plus grand charme sur les hommes non seulement pour des raisons esthétiques… mais aussi en raison de constellations psychologiques intéressantes… ce narcissisme conséquent qu’elles savent montrer en tenant à distance de leur moi tout ce qui le diminuerait » (1969, p.94-95).
Si cette projection du soi permet d’étendre au monde extérieur ses fantasmes auto-érotiques, elle n’est pas sans perturber l’identité du sujet. D’une part, l’impasse à laquelle il se heurte laisse présager l’évanouissement du sujet. D’autre part, il risque de reconnaître, tôt ou tard, l’irréductible narcissisme de l’identité qu’il revêt. Ces textes sont de véritables traités sur l’ennui ou, sous un visage héroïque, la mélancolie. Or, Freud nous renseigne sur le lien entre mélancolie et narcissisme, lorsque le moi reconnaît en lui-même l’objet sexuel perdu dont il ne peut pas s’emparer (voir Trauer und Melancholie, 1917). Pour Freud, cette sublimation sexuelle, cet investissement libidinal en soi-même joue un rôle primordial dans la constitution de l’identité du moi.
Dans son analyse du stade de miroir, Jacques Lacan dit que pour les hommes la connaissance du monde passe par le narcissisme. Dans le miroir, l’image de soi-même coïncide avec le désir : « à peine discerné le nez, ils en tombent amoureux… » (I, p. 238). Il s’efforce dès lors de se suffire à lui-même, son moi étant une projection de sa superficie (Freud, dans Das Ich und das Es, le distingue ainsi de l’inconscient). Ces projections risquent toujours de s’éparpiller. Le dandy, lui, s’efforce de les arrêter, de les immobiliser dans une mise en costume. Que nous l’appelons ennui ou mélancolie, l’état d’âme que nous avons repéré chez le dandy flâneur est porté, affiché.
La masculinité comme mode
Nous avons vu comment l’identité masculine tend à se nier dès qu’elle se met en spectacle. Le dandy procède de la même manière, cherchant à susciter l’intérêt du regard de l’autre tout en passant inaperçu. La contradiction est flagrante chez le Beau Brummell, prototype du dandy sobre et élégant qui « plaisait avec sa personne, comme d’autres avec leurs œuvres » (Barbey d’Aurevilly II, p. 693), c’est-à-dire en se faisant passer pour naturel. Son originalité – le mot est lourd de double sens – consiste à renouer avec la nature tout en renonçant à ce qui relève de l’animal, de l’instinctif. Elle repose donc sur un détournement du sens du « naturel », de l’« original ». Le héros de « Fanfarlo », Samuel Cramer, que Baudelaire considère comme l’un des derniers héros romantiques, « se farde désespérément le visage » dans une tentative exaspérée de mimer la nature par la voie du primitivisme. Son identité est à la fois brute et raffinée. Les grands couturiers du XXe siècle, de Coco Chanel à Christian Dior, prendraient pour acquis cette contradiction du masculin à la fois naturel et raffiné. Il s’agit d’une structuration d’identité qui suit la logique de déni de la mode.
Le dandy passe à travers plusieurs styles avant qu’il n’entre dans la phase parodique de décadence. Il y a le costume de Brummell, qui n’est rien d’autre que l’appropriation du complet de travail de l’ouvrier ; il y a le style du Conte d’Orsay qui met en relief la silhouette du jeune homme mince et musclé. De toutes ces variantes qui servent à illustrer la mise en valeur d’un idéal éloigné de son signifié, nul n’est plus lourd de sens que le costume militaire, souvent souligné par Baudelaire. Ici encore, la légèreté insolente se conforme paradoxalement à l’exigence d’oisiveté. Giorgio Agamben attire notre attention sur l’étymologie de ce mot, otium en latin, mot qui signifie vide et, plus étonnamment, paix, absence de guerre. Le dandy nous invite à réfléchir à ce qui advient de la masculinité lorsqu’il n’y a pas de guerre, lui qui est né et a fleuri justement en temps de paix, après les guerres napoléoniennes, dans l’abri de ses cours et de ses clubs. L’uniforme est récupéré, certes, mais le dandy en rajoute.
Le code vestimentaire du dandy semble vouloir dire que le costume n’a pas d’importance au-delà de son adhérence culturelle, tandis que la surcharge identitaire s’investit dans le détail, ce qui le distingue des autres. Le dandy s’appuie toujours sur ses prothèses, que ce soit ses gants, sa canne, l’emballage de son cou. Nul article n’illustre mieux cette pratique que sa cravate blanche, la même que portera Marlene Dietrich dans le film Morocco de 1931 et qui la virilise d’un trait. J. Finkelstein appelle cet article sans fonction une amulette d’individualité porteuse d’un fardeau exorbitant de sens identitaire (1991, p. 120). Col empesé à l’origine, la cravate est une sorte de variant du corset, autre morceau cuirassé d’origine militaire qui a comme fonction de contraindre le corps (voir Kunzle, 1982, p.118-120). Portés ensemble, ils donnent un effet de « coquetterie militaire », comme le constate Baudelaire. Impossible d’ignorer le caractère fétichiste de cet objet qui commence au larynx, s’étend sur le torse et pointe vers le sexe, liant ainsi tous les symboles de la virilité. Dans son essai sur le fétichisme (1927), Freud l’identifie sans ambages comme symbole du phallus.
Est-ce que l’utilisation particulière du fétiche par le dandy – l’affichage de l’objet châtré – ne correspond pas à l’angoisse de la castration freudienne, c’est-à-dire, non pas des testicules mais du phallus ? Si le phallus reste le signifiant sexuel privilégié chez Lacan, ce dernier considère que tout le monde est castré. Le dandy démontre que l’identité masculine est fondée sur une prise de conscience de cette castration. Comme toute affirmation fondée sur la logique du fétiche, l’identité masculine comporte son propre déni. Voilà pourquoi elle ne peut être que névrosée. Voilà pourquoi, n’en déplaise à Charcot et aux médecins de la Salpêtrière, l’hystérie n’est pas la province exclusive du féminin.
L’identité masculine est vouée à ambiguïté. Elle a beau invoquer des valeurs « héroïques » pour prétendre être l’antithèse de la femme, elle ne semble pas pouvoir s’affirmer sans paraître féminine. Il ne devrait pas nous étonner que Barbey d’Aurevilly appelle son héros « femme par certains côtés ». Celui qui s’assure de son succès mondain en maîtrisant l’art de la causerie, qui sait plaire, qui étonne, celui qui privilégie le luxe aux dépens de la fonction, c’est également celui qui partage avec la femme narcissique l’énigmatique froideur indifférente de son ennui. C’est ce qui explique la célèbre formule de Lacan : « toute parade virile paraît féminine » (II, p.115).
L’identité masculine des sociétés occidentales modernes est sans doute un idéal impossible. L’homme se doit de se distinguer des autres hommes sans être pris pour une femme. Il doit être beau et séduisant sans paraître cocotte. Être viril, mais ne pas trahir le souci qui le fait paraître comme tel. Le dandy passe par toute une gamme de contradictions, d’abord et avant tout l’exigence de se distinguer des autres sans remettre en cause son insertion dans l’image culturelle du masculin. Marchant sur la corde raide de sa vanité, dont on ne saurait dire si c’est sa force ou sa faille, son aventure trahit le caractère corporel d’une identité liée étroitement à la perte de soi.