Le héros de bandes dessinées « Rahan » : de l’errance généalogique à la paternité

DOI : 10.35562/canalpsy.972

p. 7-8

Texte

Le goût du héros de bandes dessinées Rahan, le « fils des âges farouches », pour l’errance et la solitude est bien connu des innombrables lecteurs qui suivent ses pérégrinations préhistoriques depuis plus de trente ans, jadis dans la revue Pif Gadget et à présent en albums. Pendant longtemps, le personnage de Rahan a été caractérisé – plus encore que Lucky Lucke, qui croise quand même régulièrement les Dalton et Rantanplan (on peut certes lui souhaiter meilleure compagnie !) – par un impressionnant manque d’attaches affectives. Évoluant dans des paysages variés, souvent grandioses mais hostiles, le « fils de Crao » allait de clan en clan mais sans jamais se fixer. Une fois qu’il avait permis aux chefs de triompher de l’obscurantisme et de la méchanceté prônés par les sorciers, de faire cesser une menace naturelle – par exemple la lave « vomie » par un volcan trop proche – ou animale – par exemple un dinosaure – et qu’il avait transmis à tous la plus récente découverte élaborée à partir de ses observations – par exemple la loupe, la luge, l’hameçon, etc. -, il repartait. Tantôt il suivait la course du soleil avec la volonté de parvenir à sa « tanière », tantôt il se fiait au hasard pour décider de son chemin, après avoir « consulté » son coutelas d’ivoire en le faisant tournoyer sur un galet. Toujours il avait à l’esprit le serment qu’il fit à son père agonisant : porter inlassablement le sens de la justice et le savoir – les « secrets arrachés à la nature » - à ses frères humains, « ceux-qui-marchent-debout », et se montrer à cet effet fidèle aux valeurs du collier de cinq griffes légué par le mourant. Dans ce contexte, la question de la libido du héros aux « cheveux-de-feu » n’était pas vraiment à l’ordre du jour.

Comment comprendre de telles singularités psychologiques et comportementales ? Il a fallu attendre cinq ans, en 1974, pour entrevoir que le personnage de Roger Lécureux et d’André Chéret avait quelques problèmes de filiation. Un épisode centré sur l’enfance du héros révéla alors que Rahan était le fils adopté, et non naturel, de Crao, et qu’il fut longtemps mis à l’écart de ce « secret de famille ». Une décennie plus tard, de nouvelles informations ont permis de situer le héros dans une histoire familiale : Crao enfant fut abandonné par les siens ; une fois très âgée, sa mère adoptive Shawa s’infligea un bannissement pour ne pas être une charge pour son clan ; le père de Rahan – Arn – fut lui-même chassé de son clan et le fut une seconde fois lorsque sa compagne Honou dut fuir son propre clan, ceci avant de mettre le héros au monde ; enfin, la « guérisseuse » qui aida Honou à accoucher fut elle-même abandonnée en bas âge par les siens, avant d’être élevée par des fauves !

Les choses s’éclairaient un peu : le fait que le « fils des âges farouches » ait foncièrement la bougeotte et son envie d’aller découvrir et se battre ailleurs étaient forcément liés à une histoire familiale marquée par la douleur de l’abandon et la séparation d’avec les êtres chers. Tout cela m’a permis, dans mon livre Psychanalyse de Rahan, le fantôme psychique d’un héros de BD (L’Harmattan, 2000), de faire l’hypothèse que l’errance et le défaut de liens affectifs du héros étaient une manière inconsciente d’apporter une solution à la douleur secrète de ses parents adoptifs Crao et Shawa, traumatisés par des expériences d’abandon, comme s’il disait à ces personnes : « Regardez, il peut y avoir du plaisir à être seul, à être dégagé de toute relation. On y gagne en possibilités de connaître le vaste monde ». On le voit, la loyauté consciente de Rahan aux qualités symbolisées par le collier de griffes en masquait une autre, non communiquée aux lecteurs – tenus donc dans la même ignorance que le « fils de Crao » au sujet de ce qui faisait courir l’intéressé ! – mais agissant secrètement et implacablement sur le rapport du héros avec lui-même, les autres et le monde.

En 1985, une nouvelle étape fut franchie. Dans « L’amour de Rahan », le « fils des âges farouches » s’éprend enfin d’une jeune femme, la belle Naouna, et l’affaire est sérieuse puisqu’ils se marient. Hélas, l’épousée sent au bout de quelques mois que son compagnon s’ennuie et elle fait le choix déchirant de s’enfuir pour ne pas entraver son destin aventureux. Dans les épisodes suivants, Rahan tente sans succès de la retrouver, puis il semble se lasser et reprend son mode de vie erratique. Chassez le naturel…

Un jalon décisif a toutefois été posé. Fin 1999, c’est le coup de théâtre. Dans « Le mariage de Rahan », le héros manque d’épouser une chef de clan, Taraki. Eros est de retour ! Certes, le « destin » est toujours aux aguets, mais il desserre sa loi d’airain et aménage désormais une place pour l’espoir : croisant un homme qui vécut dans le clan de Naouna, le « fils de Crao » apprend que sa compagne était revenue parmi les siens pour donner la vie à des jumeaux – bien que bizarrement l’un soit brun (Toroar) et l’autre blond (Han-Ra) – il y a dix ans de cela : les fils de Rahan. En apprenant qu’il est père, le héros sent que sa vie est calée. Il ne sera plus mystérieusement poussé soit à traquer le soleil – figuration probable de ses efforts pour se situer dans la chaîne des générations, puisque l’astre du jour obéit à un mouvement d’ascendance et de descendance -, soit à suivre la direction désignée au hasard par son coutelas d’ivoire – signe de sa difficulté à sentir et à savoir ce qu’il veut pour lui-même. Il œuvrera à trouver Naouna et ses fils.

Jean-François Lécureux, le fils du scénariste (décédé le 31 décembre 1999 et dont deux scénarios inédits sont en cours d’illustration par Chéret), vient d’éditer un album intitulé « La montagne fendue » (éditions CentLys). Cette particularité géographique constitue l’environnement où vit le clan de Naouna, étrangement tenue pour une déesse (sans doute pour ne pas être épousée) par les siens. Poursuivant la quête entamée dans l’album précédent (et encouragé en ce sens dans un rêve par Naouna, Crao, Shawa, Taraki et… le soleil !), Rahan retrouve sa compagne. Les effusions sont brèves (malgré l’image explicite d’un rapport sexuel dans le haut de la page 38) : d’une part parce que les fils du héros ont disparu depuis un certain temps – on ignore s’ils ont été enlevés ou s’ils ont fugué -, d’autre part parce que le clan de Naouna, allié avec celui des « enfants-oiseaux » (des orphelins élevés par des singes…) et celui des « hommes-singes » subit les attaques meurtrières du « peuple des crocodiles », qui sacrifie des enfants à une idole de bois. Que les lecteurs se rassurent : les affreux infanticides seront décimés sous une avalanche de roches déclenchée à partir de la « montagne fendue ». Mais ce qui est frappant, c’est qu’au cours de la bataille un éboulis met à jour des squelettes dont les orbites oculaires sont serties de pierres précieuses. Les vieillards des différents clans rapportent alors une coutume oubliée selon laquelle cette parure funéraire préservait les défunts du regard de la « reine-des-ombres » en arrivant dans l’Au-delà, ce qui les rendait immortels bien que séjournant dans le « territoire-des-ombres ». Un chasseur félon informe les quelques chasseurs survivants de l’existence des gemmes. Après un nouvel affrontement, les assaillants se rendant et Naouna leur propose de veiller ensemble sur les restes de leurs ancêtres communs.

Après avoir travaillé au respect de lointains ascendants, Rahan et sa compagne mobilisent les quatre clans pour aller à la recherche de leurs fils. Ces enfants ressemblent énormément à leur père : curiosité, agilité pour se déplacer de liane en liane et adresse dans le maniement des armes. Naouna pense donc que s’ils sont partis, c’est pour ressembler à Rahan dans sa découverte solitaire du monde, étant entendu que la jeune femme les a élevés en leur parlant abondamment de leur père (rappelons que la psychanalyse considère que la mère fait exister le père en le présentant à leur enfant, ce qui a pour effet de déposer chez ce dernier les germes de sa future capacité à être parent). Rahan craint alors de ne jamais les retrouver, d’autant plus que Toroar, frappé par la foudre, avait disparu une première fois et était revenu amnésique, sans passé… Le « fils de Crao » imagine toutefois une piste : celle du soleil, que les enfants suivent peut-être pour l’imiter ! Le prochain (et avant-dernier) album des aventures de Rahan – qui s’intitulera « Les fils de Rahan » - nous dira si le « fils des âges farouches » savourera enfin la vie de famille, sachant que sa problématique psychique semble le vouer à ne pouvoir approcher le home sweet home que de manière asymptotique.

Quel est le pronostic du « psy » ? Les enfants exposés aux tourments cachés de leurs parents – comme ce fut le cas de Rahan vis-à-vis de Crao et Shawa – inventent sans le savoir des « solutions » dont la persistance à l’âge adulte altère souvent leur accès à la parentalité. Par contre, lorsque les enfants de ces personnes ont, eux, connaissance des expériences de vie marquantes de leurs parents – et c’est le cas de Han-Ra et Toroar, instruits par Naouna -, ils tendent tout naturellement à s’identifier à ce qu’ils observent (ici, à ce qu’ils savent, puisque les jumeaux n’ont pas encore rencontré leur père), à chercher à ressembler au père ou / et à la mère au lieu d’être « agis » par l’influence psychique aliénante exercée par leurs zones d’ombre. Les conditions paraissent donc réunies pour que l’invisible loyauté psychique qui plaça longtemps Rahan hors de la paternité effective n’ait pas été reçue en héritage mental par ses fils. Les deux garçons, une fois retrouvés par leurs parents, en seront sûrement quittes pour une bonne fessée, ce qui est une façon comme une autre de se coller au métier de père !

Citer cet article

Référence papier

Pascal Hachet, « Le héros de bandes dessinées « Rahan » : de l’errance généalogique à la paternité », Canal Psy, 58 | 2003, 7-8.

Référence électronique

Pascal Hachet, « Le héros de bandes dessinées « Rahan » : de l’errance généalogique à la paternité », Canal Psy [En ligne], 58 | 2003, mis en ligne le 03 novembre 2020, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=972

Auteur

Pascal Hachet

Psychologue, docteur en psychanalyse, chercheur associé au CRPPC de l’Université Lumière Lyon 2

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