Canal psy : Pouvez-vous, Pascal Hachet, vous présenter à nos lecteurs ? Quel est votre cursus ? Quel poste occupez-vous actuellement ? Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser particulièrement aux adolescents et aux toxicomanes ?
Pascal Hachet : J’ai suivi une formation psycho « classique » : un DESS de Psychologie Clinique, obtenu à l’Université Paris 7. J’ai ensuite effectué une thèse de doctorat en psychanalyse, dans la même Université. Muni de ces diplômes, je me suis rapproché de plusieurs Universités, où j’ai été chargé de cours et où j’ai participé aux activités de différents centres de recherches (interventions dans des séminaires et des colloques, publications dans des livres collectifs) : par exemple l’Université de Reims et l’Université d’Amiens. À présent, je suis chercheur associé, ici, au Centre de Recherches en Psychopathologie et Psychologie Clinique (CRPPC).
Je suis psychologue depuis douze ans dans une association de soins aux toxicomanes implantée dans l’Oise et dans l’Aisne : le SATO-Picardie. J’y interviens auprès d’usagers de drogues, de leurs proches (conjoint(e)s, parents) ainsi qu’auprès de nombreux professionnels amenés à rencontrer des toxicomanes (travailleurs sociaux, Éducation Nationale, justice, prison, associations de quartier, etc.) J’ai la chance de prendre part à un projet institutionnel ambitieux, qui a su s’adapter aux transformations que ce champ clinique a connues depuis le début des années 90 (la réduction des risques auprès des héroïnomanes injecteurs par voie intra-veineuse, les traitements de substitution, la prévention centrée sur l’individu). Je suis associé aux projets institutionnels de l’association, sachant que cette dernière – par le biais d’une association annexe – coordonne également un réseau européen d’intervenants en toxicomanie.
Canal psy : Vous êtes l’auteur de nombreux ouvrages (voir bibliographie). Comment les situez-vous dans le champ des recherches en psychologie ? Quelles en ont été les principales sources théoriques ?
Pascal Hachet : Le premier de mes ouvrages est un inventaire critique de l’ensemble des références psychanalytiques à Goethe. Il s’agit de ma thèse de doctorat. J’avais choisi ce sujet de thèse pour faire dialoguer ce qu’il restait de mon engouement d’adolescence pour Goethe et mes études de psychologie. Cette réflexion fait partie du commerce intellectuel que la psychanalyse entretient avec la littérature lorsqu’elle examine ses propres origines.
Tous mes autres travaux s’enracinent soit, de façon directe, dans mon expérience clinique, soit, de façon indirecte, dans plusieurs « exportations » des formes de vie psychique sur lesquelles la souffrance de mes patients m’a conduit à réfléchir : l’impact traumatique des expériences vécues dans la terreur ou la honte et les aléas de la vie psychique d’une génération à l’autre. Pour cette raison, je me suis intéressé aux travaux que Nicolas Abraham et Maria Torok ont consacré à l’« introjection » (c’est-à-dire l’assimilation psychique) et à ses ratés : les clivages dans le Moi (donnant lieu à un « incorporat » voire à une « crypte ») en cas de traumatisme personnel, et le « travail d’un fantôme dans l’inconscient » qui biaise le psychisme d’un sujet exposé à l’influence du clivage du Moi d’un ascendant et confère à ses symptômes un double caractère d’essai inconscient de résolution du trauma dont il subit l’influence psychique et de tentative de résistance au trauma permanent que cette influence occasionne à l’ensemble de son activité psychique. Je suis au nombre des cliniciens qui ont poursuivi les recherches d’Abraham et de Torok. Ces travaux ont aujourd’hui le « vent en poupe », car de nombreux collègues y trouvent matière à réflexion pour leur pratique, notamment face aux « cas » dits « difficiles ».
Addictions et traumatologie psychique : tels sont – pour simplifier – mes deux axes de recherche.
Dans Les Toxicomanes et leurs secrets, j’ai proposé l’hypothèse selon laquelle la toxicomanie, loin d’être une conduite auto-destructrice, correspondrait à la tentative d’anesthésier des expériences douloureuses ou honteuses. Ces expériences ont pu être vécues soit par le toxicomane lui-même, soit par certains membres de sa famille. En cas de trauma personnel, la drogue sédative permettrait de débloquer artificiellement une affectivité « morte-vivante » enkystée dans une partie clivée du Moi. En cas de traumatisme familial, elle permettrait plutôt de réduire le clivage plus global qu’un secret familial exerce sur le psychisme, générant des sentiments de vide, de bizarrerie et des conduites impulsives. J’ai aussi recensé les « tentations » qui posent sur le thérapeute de surinterpréter, d’accabler, de renvoyer le toxicomane à l’institution ou encore de mener une enquête généalogique « policière », avant de détailler les leviers thérapeutiques qu’il est possible de mettre en œuvre pour sortir de ces impasses : la médiation par l’image métaphorique et le modelage, les révélations faites par l’entourage et l’analyse du contre-transfert particulier provoqué par les toxicomanes. J’ai enfin situé ces réponses thérapeutiques à l’échelle des équipes soignantes, car les secrets pathologiques qui rongent ou influencent les toxicomanes entrent parfois en résonance avec ceux des institutions qui les accueillent !
Dans Le mensonge indispensable, du trauma social au mythe, je me suis aventuré sur un terrain beaucoup plus vaste. Ce que les mythes et les rites doivent – en plus d’illustrer certains complexes psychiques que certains auteurs voudraient « universels » – aux efforts psychiques accomplis par des groupes (une famille, une institution, un mouvement religieux, ethnique ou politique, un pays) pour élaborer psychiquement l’impact d’expériences partagées : par exemple une guerre perdue. Récits, images et rituels mythiques témoigneraient ainsi d’une situation de blocage de l’introjection et (surtout) serviraient à la fois de supports et de « traceurs » consensuels au moyen desquels une collectivité tenterait (avec plus ou moins de succès) de relancer l’introjection de réalités catastrophiques. Je pense que les mythes et les rites participent à ce titre à la genèse et à l’équilibre des liens sociaux.
Canal psy : L’adolescence est une période de la vie qui a suscité beaucoup de recherches en psychologie. Qu’avez-vous désiré mettre en valeur autour de ce passage de l’enfance à l’âge adulte ? Quels sont les apports fondamentaux de vos travaux sur ce point ?
Pascal Hachet : J’ai rencontré de nombreux adolescents qui fument du cannabis ; cela m’a poussé à écrire un livre consacré à la compréhension psychanalytique des liens existant entre ce comportement et la maturation psychologique propre à cet âge : Ces ados qui fument des joints. Je pense que les effets du cannabis sont utilisés pour faire face à ce que l’adolescence a de nécessairement critique, au gré d’une sorte d’apprentissage sensoriel dont la durée et l’intensité sont très variées. Les usages de cannabis, en accord avec le degré variable d’attachement psychologique à ce produit, recouvrent des conflits avec soi-même et avec les autres dont la nature et l’intensité différent d’un individu à l’autre. J’ai observé que si la consommation de cannabis est – dans de nombreux cas – un effet passager de la crise adolescente normale, les rapports compulsifs au « joint » s’enracinent, eux, dans certaines expériences qui nécessitent une élaboration psychique intense. Ainsi, si l’ivresse cannabique sert génériquement à apprivoiser la sexualité fantasmatique et vécue, elle peut également accompagner la « digestion » psychique de l’impact de désunions parentales précoces et de secrets que les parents révèlent, ainsi – dans les cas graves – que l’enterrement du souvenir d’expériences honteuses.
L’association qui m’emploie comporte plusieurs « points-écoute », qui s’adressent – par-delà les usagers de drogues – aux adolescents qui s’engagent dans d’autres conduites à risques. J’ai écrit un livre à partir de mon expérience clinique auprès de ces personnes : Ces ados qui jouent les kamikazes. J’y montre que si la prise de risques modérée, c’est-à-dire faite à titre d’expérimentation sans suite voire dans un contexte festif (et donc ponctuelle), est une manifestation obligée de la crise adolescente (le jeune y « teste » les limites de son corps et de son esprit), d’autres adolescents prennent de façon quotidienne des risques, pour faire face à une angoisse de mort datant de la petite enfance ou sous l’effet d’un deuil inélaboré. Certains jeunes sont véritablement « accrocs » ou « toxicos » au risque. M’adossant au phénomène des conduites ordaliques, où le sujet délègue au hasard le soin de décider s’il doit vivre ou mourir (par exemple en jouant à la roulette russe), j’ai vu dans l’addiction adolescente au risque un essai incoercible pour approcher et résoudre sur les modes sensoriel et moteur l’influence transgénérationnelle de secrets de famille perçus sur ces mêmes modes. La compulsion de répétition – le « c’est plus fort que moi » – signerait l’échec itératif de cette tentative de symbolisation des zones d’ombre familiales.
Canal psy : Comment voyez-vous l’évolution de vos recherches ?
Pascal Hachet : J’ai deux projets d’ouvrages sur le feu. Le premier vise à rendre compte de ma pratique de psychologue dans une association d’aide aux toxicomanes. Les éditions Erès envisagent de le publier à l’automne 2002. J’y expliquerai que l’intervention des psychologues œuvrant dans ce champ clinique a récemment été caractérisée par une double transformation : le développement du travail en partenariat et la focalisation de leur écoute sur les soubassements psychopathologiques de l’addiction toxicomaniaque, et non plus sur le premier degré (phénoménologique) de celle-ci.
Le second livre à paraître – dans quelques semaines – formera le dernier volet d’une trilogie amorcée avec les études psychanalytiques que j’ai « commises » sur la fascination que les dinosaures exercent sur les petits et les grands puis sur l’engouement de deux générations de jeunes lecteurs pour le héros de bandes dessinées Rahan (voir bibliographie). Il s’agira cette fois-ci d’étudier les modalités singulières du choc esthétique que la villa Palagonia produit chez ses visiteurs depuis deux siècles ! Cette villa sicilienne, située près de Palerme, fascine, dégoûte et terrifie. Le parc de cette demeure est hérissé de statues monstrueuses, et la villa elle-même rengorge de bizarreries inédites. De plus, l’existence effacée du prince qui est à l’origine de cette villa contrasta abruptement avec l’ostentation de ses effarantes créations. De sorte que personne n’a pu établir si cet homme était fou et, surtout, ce que ces « monstres » signifient. J’examinerai plus précisément les réactions des voyageurs qui visitèrent la villa Palagonia du vivant de son étrange propriétaire, à la fin du XVIIIe siècle. Je m’attacherai moins au « sens » possible de cette demeure qu’à l’activité psychique de certains de ses visiteurs ; comme je l’ai fait auparavant pour les spectateurs de Jurassic Park et pour les lecteurs des Aventures de Rahan. Je souhaite ainsi participer au renouvellement de l’intérêt que les psychanalystes portent aux œuvres culturelles.