Le mythe des fantômes de Singapour

p. 13-14

Plan

Texte

Les fantômes n’ont pas disparu avec notre modernité. Celle-ci a même le pouvoir de les susciter. Tel est le cas des fantômes qui envahissent la ville-État de Singapour. Nous nous attacherons d’abord à préciser les caractéristiques de ce mythe étonnant. Nous essayerons ensuite d’en discerner les facteurs étiologiques. Nous proposerons enfin des hypothèses concernant les desseins psychiques poursuivis par les Singapouriens qui adhèrent à ce mythe de fantômes urbains.

Caractéristiques d’un mythe actuel

Décrit dans une perspective anthropologique par Hamonic (1995), ce mythe de revenants urbains présente les caractéristiques suivantes :

Les fantômes singapouriens sont à l’origine d’un impressionnant corpus oral et de multiples publications, qui sont au nombre des best-sellers de la littérature locale. Ces fantômes se manifestent préférentiellement aux êtres qui sont en transit, en situation d’entre-deux, tant sur les plans psychologique et relationnel que matériel et professionnel : les mourants (à qui ils annoncent leur mort), les femmes enceintes (qu’ils tourmentent sur l’avenir de leur bébé), les individus qui déménagent (il existe en ce sens une véritable fièvre à Singapour), passent des examens, accomplissent leur service militaire, changent de situation familiale (tels les jeunes mariés), les amateurs de course à pied, les conducteurs de transports en commun et les personnels hospitaliers (qui voient des personnes passer de vie à trépas).

Les fantômes sont préférentiellement rencontrés dans des lieux qui perdurent tout en étant désaffectés voire menacés de destruction : les vestiges de forêts, les vieux cimetières ou leurs emplacements (un terrain de golf a été bâti sur l’un d’eux), les maisons abandonnées, les anciens lieux de culte (surtout s’ils ont été transformés en administrations et en monuments nationaux, et quelquefois rayés des cartes officielles1). D’autres endroits sont hantés en raison de drames qui s’y déroulèrent. C’est le cas de l’hôpital Alexandra et du pénitencier de St-John Island, où les Japonais perpétrèrent d’affreux massacres durant la Seconde guerre mondiale. Comme le remarque Hamonic (ibid.), « de vieilles frontières sont porteuses de menaces ». Les fantômes fréquentent également des lieux de transit : autobus, lignes de métro et ascenseurs. Autre caractéristique, ces revenants tendent à se manifester dans des temps transitionnels : l’aube, le milieu de la nuit, le crépuscule ; les premières et les dernières fois (fondations, disparitions, dernier métro ou bus) ; les anniversaires, de sorte qu’ils bénéficient de fêtes explicites (tel le cinquième jour de la troisième lune, équivalent de notre Toussaint).

Étiologie du mythe des fantômes singapouriens

À la faveur de quelles circonstances ce mythe est-il apparu ? Considérant qu’il existe des liens entre les traumatismes sociaux et la genèse des mythes (Hachet, 1999), de quelle(s) expérience(s) collective(s) le mythe des revenants singapouriens tente-t-il d’accompagner l’introjection, c’est-à-dire l’assimilation psychique ?

La réponse à ces questions nous paraît passer par une observation complémentaire : les croyances aux fantômes « publics » sont relayées, et étayées en retour, par l’existence de « fantômes de famille » ; en l’occurrence, les décédés convient plus ou moins régulièrement leurs descendants ou ascendants vivants à les rejoindre dans l’au-delà. Hamonic (opus cité) note que de telles histoires aident les Singapouriens à construire leur vie privée, en réaction défensive à un gouvernement qui s’acharne à faire pénétrer partout une propagande moderniste : richesse, labeur et prospérité. De sorte que par ses apparitions dérangeantes et son rappel d’évènements pénibles et de lieux en voie d’extinction dans les mémoires et dans l’espace urbain, le fantôme voue chaque Singapourien à poursuivre l’introjection d’expériences passées, « comme si l’existence d’un spectre permettait de spécifier un « vrai » lieu […], un espace d’abord « humain » avant d’être « urbain » (ibid., p.132). Cette lutte objectiverait, sur un plan sociologique, les aléas de la ville-État-nation de Singapour – qui n’a que trente ans d’âge – dans son processus de construction d’une identité nationale : « Morts et fantômes ne sont pas de trop pour édifier ce qui doit devenir patrimoine commun, puisqu’il se trouve que cette élaboration imaginaire ou idéologique engendre […] des liens sociaux » (ibid., p.137). Le fantôme tirerait une sonnette d’alarme : l’édification psychologique d’une nation passe par l’assimilation des expériences partagées par ses bâtisseurs ; notamment les événements antérieurs à la fondation de la nation, tels ceux qui datent de la Seconde guerre mondiale. Le pronostic de cette entreprise mythico-rituelle semble favorable, à condition de ne pas attendre que les Singapouriens porteurs des tombes psychiques d’où se lèvent les fantômes qui les hantent pour la bonne cause aient rejoint les êtres dont ils sont demeurés endeuillés.

Le fantôme singapourien, une tentative de guérison par le mythe d’un malaise dans l’introjection

Nous pensons que le mythe du fantôme singapourien objectiverait les aléas d’un processus d’assimilation psychique – qui se déroule à échelle collective – face à des conflits psychiques de deux types. Chacun de ces conflits serait le fait d’une génération précise.

Chez les plus âgés des Singapouriens, l’opportunité de grandir tant psychiquement qu’économiquement buterait contre l’espoir muet de voir pleinement reconnues – notamment par leurs gouvernants – leurs expériences inintrojectées, reconnaissance passant par une ritualisation appropriée. Le fantôme dirait : « En bâtissant Singapour, n’oublions pas la douleur persistante de nos concitoyens ». Cliniquement, certains phénomènes de hantise se traduisent par des fantasmes d’incorporation sur le mode sensoriel : « Il n’est pas rare […] de ressentir régulièrement une forte odeur dans l’appartement d’un être cher au jour anniversaire de sa mort » (ibid., p.129). Selon Nicolas Abraham et Maria Torok (1978), de tels fantasmes signent une situation de deuil pathologique et disent le désir d’introjecter les aspects irrésolus des relations passées avec les disparus.

Chez les plus jeunes des Singapouriens, le désir de grandir psychiquement pour soi buterait contre la persistance d’un attachement inconscient à la douleur cachée de leurs parents : dans les années 60 – une génération après celle qui a subi les atrocités commises par les Japonais – deux écoles furent fermées pendant plusieurs années car de nombreux élèves avaient été sujets à des évanouissements, qu’ils avaient attribués à des attaques de vampires ! Nous pensons que ce symptôme collectif aurait exprimé un message comportemental d’allégeance à une douleur familiale : « En perdant connaissance, nous nous interdisons d’être intellectuellement trop curieux, pour ne pas réveiller des souvenirs pénibles chez nos parents ». Enfin, le théâtre de ces manifestations psychosomatiques n’est pas anodin : il s’agit du lieu où l’on a notamment connaissance des faits souvent dramatiques dont l’Histoire est tissée…

Bibliographie

Abraham N., Torok M. (1978), L’écorce et le noyau, Paris, Aubier.

Hachet P. (1999), Le mensonge indispensable, Paris, Armand Colin.

Hamonic G. (1995), « Les fantômes dans la ville : l’exemple de Singapour », Journal des anthropologues, 61-62, p.125-138.

Notes

1 L’assimilation psychique d’une expérience douloureuse passe également par un temps de préservation du lieu où elle s’est déroulée, le temps que les représentations et les affects traumatiques soient admis dans le Moi des individus concernés. C’est là, me semble-t-il, le sens du juste combat mené par la communauté juive polonaise contre l’implantation d’un carmel sur le site de l’ancien camp d’Auschwitz, afin que la réalité du génocide commis à cet endroit ne soit pas occultée. Si l’introjection nécessite un tiers à l’écoute empathique, celui-ci doit aussi mettre en œuvre des actes empathiques.

Citer cet article

Référence papier

Pascal Hachet, « Le mythe des fantômes de Singapour », Canal Psy, 57 | 2003, 13-14.

Référence électronique

Pascal Hachet, « Le mythe des fantômes de Singapour », Canal Psy [En ligne], 57 | 2003, mis en ligne le 03 novembre 2020, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=987

Auteur

Pascal Hachet

Psychologue, docteur en psychanalyse, chercheur associé au CRPPC de l’Université Lumière Lyon 2

Autres ressources du même auteur

  • IDREF
  • ISNI
  • BNF

Articles du même auteur

Droits d'auteur

CC BY 4.0