Canal Psy : Comment vous êtes-vous intéressée au concept de résilience ? Pourquoi avez-vous choisi d’écrire dessus ?
Marie Anaut : J’ai rencontré le concept de résilience, il y a déjà quelques années dans le cadre de l’abord des familles relevant de la Protection de l’Enfance, domaine que je connais bien pour avoir travaillé pendant 7 ans en tant que psychologue clinicienne dans un service d’Aide Sociale à l’Enfance. La Protection de l’Enfance est demeurée l’un de mes principaux terrains de recherche à l’heure actuelle. Étant psychothérapeute familiale, le terme de résilience, encore peu connu en France, se trouvait employé pour souligner des compétences familiales ou individuelles face à des contextes de vie difficiles. Ce terme était utilisé surtout par des chercheurs ou des praticiens d’origine anglo-saxonne en particulier dans le cadre de certaines approches cliniques de la famille. Moins utilisé en France, il était cependant connu depuis plusieurs années notamment par les thérapeutes familiaux. Pour moi, le terme de résilience est venu donner sens à des phénomènes observables dans l’approche des familles dites en difficulté. En effet, malgré un contexte familial très carencé et des liens familiaux souvent pathogènes, contre toute attente parfois, un certain nombre d’enfants semblent « s’en sortir ». C’est-à-dire qu’ils se développent sans pathologies avérées malgré des blessures d’enfance et s’insèrent relativement bien dans la société. Dans le cadre de la Protection de l’Enfance, on rencontre certes des enfants et adolescents qui sont submergés par les troubles psychiques et comportementaux, mais également des enfants qui semblent témoigner de capacités à dépasser les situations adverses, qui arrivent à se protéger des liens familiaux pathogènes, malgré des contextes familiaux marqués par les carences relationnelles graves et parfois la maltraitance physique ou psychique. La résilience vient donc proposer un concept qui donne du sens à ces observations d’individus qui résistent aux aspects délétères de leur environnement et semblent puiser dans leurs expériences adverses un ressort psychologique. Ce qui ne laisse d’interroger les intervenants, psychologues et travailleurs sociaux notamment, souvent plus habitués aux modèles classiques de compréhension de la pathologie et de la vulnérabilisation. D’un point de vue plus formel, j’ai mis en travail le concept de résilience, en perspective avec celui de vulnérabilité, dans le cadre de mon HDR (Habilitation à Diriger des recherches) soutenue en mai 2001. À la suite de cela Jean-Louis Pedinielli, professeur de psychologie clinique, qui était un des membres de mon jury d’HDR, m’a proposé d’écrire un ouvrage sur la résilience dans la collection « Psychologie-128 » qu’il dirige chez Nathan Université. Voilà comment je me suis retrouvée en train d’approfondir le concept de résilience ce qui m’a conduite à l’appréhender davantage comme un modèle plus qu’un simple concept. Ce type d’ouvrage suppose de faire la synthèse des différents travaux existants sur la résilience. La rédaction de cet ouvrage m’a permis de lire ou relire un bon nombre d’auteurs, dont beaucoup d’Anglo-Saxons qui travaillent depuis plus d’une vingtaine d’années sur la résilience. De nombreux auteurs d’obédience disciplinaires différentes s’intéressent à la résilience. En France, la résilience est souvent associée aux ouvrages de Boris Cyrulnik qui a contribué grandement à la diffusion de ce concept au cours de ces dernières années. Mais d’autres auteurs moins connus du grand public (comme M. Manciaux) ont participé au développement de ce modèle en France. Actuellement un certain nombre de psychanalystes travaillent également autour de ce concept comme par exemple C. De Tychey ou O. Bourguignon. En tant qu’universitaire, il ne s’agissait pas pour moi de faire l’apologie de la résilience mais d’appréhender ce modèle du point de vue de ses fondements théoriques en les explicitant (certains aspects sont encore à préciser), d’interroger la portée de ce nouveau modèle et de discuter ses champs d’application sur les terrains cliniques. Mon ouvrage présente donc les liens entre des approches différentes et complémentaires permettant de cerner ce modèle dans ses assises théoriques et d’en dessiner les contours. Mais je me suis également employée à repérer les contradictions ou les faiblesses de certaines approches et à souligner autant les intérêts que les limites de ce modèle. Je démarre d’ailleurs le livre par une partie assez développée concernant la vulnérabilité et les facteurs de risque, avant d’aborder la résilience et les facteurs de protection. Vulnérabilité et résilience étant pour moi intimement liés.
Canal Psy : Quelle définition du concept de résilience avez-vous choisie parmi la multitude dont vous faites le riche constat dans votre livre ?
Marie Anaut : La résilience est pour moi à appréhender plus comme un modèle qu’un concept. Il s’agit d’un modèle composite qui trouve des racines transdisciplinaires (psychologie, psychiatrie, éthologie…) et correspondrait à une modélisation de type circulaire et interactive (et non pas causale). C’est donc difficile de le cerner dans une définition qui permette de traduire véritablement toute sa complexité. Proposer une définition suppose toujours un choix de positionnement théorique (et/ou clinique) et souvent le risque d’appauvrissement. Mais puisqu’il faut bien tenter de l’appréhender, je propose la définition suivante en trois volets : 1) la résilience suppose la rencontre avec un traumatisme (ou un contexte ayant valeur traumatique pour le sujet) et la capacité pour le sujet de dépasser la crise occasionnée par le trauma. 2) l’élaboration psychique du trauma procure au sujet l’expérience de mise en place d’un véritable processus de résilience (étayé à la fois par des capacités internes au sujet d’ordre intrapsychique) et la possibilité de trouver dans l’environnement (pas seulement familial) les ressources externes lui servant d’étayage ; 3) Le sujet du fait de cette expérience va pouvoir se servir de ses ressources résilientes dans d’autres circonstances de son parcours de vie. Bien sûr, on pourrait ajouter que des formes différentes de résilience mettant en jeu inégalement les trois phases décrites ci-dessus peuvent apparaître ; suivant les singularités individuelles (les personnalités, les fondements intrapsychiques…) mais aussi suivant les contextes environnementaux et culturels. Il conviendrait donc plutôt de parler de résiliences (au pluriel) et non pas de la résilience (au singulier). Pour finir, je dirai que la résilience est un processus dynamique qui se construit dans l’interaction entre des composantes internes et externes au sujet. Il ne s’agit pas d’une capacité donnée une fois pour toutes à un individu.
Canal Psy : Quels liens existent-ils entre résilience et théories d’attachement ?
Marie Anaut : Les liens entre résilience et théories de l’attachement sont à la fois étroits et sans doute un peu ambivalents. Les théories de l’attachement postulent que des modes (ou « styles ») d’attachement se mettent en place à partir des premières relations objectales du nourrisson avec son principal donneur de soins (pour reprendre la terminologie de Winnicott du « caregiver »). Ces styles d’attachement préfigurent les modes relationnels ultérieurs du sujet. Or, les premières tentatives d’explicitation théoriques du processus psychique de la résilience se sont appuyées sur le postulat de l’existence, chez les individus dits résilients, de premières expériences d’attachement de type « secure ». Actuellement, une discussion (pour ne pas dire une polémique) existe entre les chercheurs pour qui un style d’attachement de type « secure » serait une condition sine qua non du développement de la résilience. Alors que d’autres défendent la pluralité du socle de développement de la résilience. Ainsi, certains auteurs considèrent que l’assise principale du développement de la résilience chez un sujet reste subordonnée au style d’attachement sécurisant qui s’établit durant la première année de vie. Alors que d’autres chercheurs sont moins déterministes. Ils considèrent les styles d’attachement seulement comme une des composantes du développement de la résilience chez le sujet. Ce facteur pouvant éventuellement être compensé par d’autres facteurs (p. ex., ressources de l’environnement extra-familial), lors du développement du processus résilient. C’est le cas p.ex. du pédopsychiatre et chercheur M. Rutter. Par ailleurs, des recherches récentes ont mis en évidence que la stabilité des styles d’attachement n’est pas systématique chez tous les sujets. Des chercheurs ont démontré des changements de styles d’attachement chez certains sujets (p. ex. à l’adolescence). Ainsi, la discussion reste ouverte, entre les partisans de la stabilité des styles d’attachement forgés une fois pour toutes dans l’enfance et ceux qui considèrent que les styles d’attachement peuvent se modifier au cours de la vie. Les liens entre théories de l’attachement et résilience restent donc encore à affiner. Ils constituent des domaines de recherche en cours d’exploration et proposent des perspectives d’investigations intéressantes pour les cliniciens.
Canal Psy : Quelle méthode est utilisée pour extraire ce concept de sa relativité ?
Marie Anaut : La complexité du modèle et ses fondements théoriques transdisciplinaires confèrent au modèle de la résilience une densité qui se traduit souvent par une difficulté de compréhension. Paradoxalement, parfois la résilience est présentée de manière simpliste comme un simple « ressort psychologique ». Les définitions de la résilience que l’on trouve dans la littérature attestent de cette difficulté de positionnement. Ainsi, certaines définitions sont très (trop ?) larges et d’autres beaucoup plus pointues et précises. Or, si l’on s’en tenait à une approche très large de la résilience, qui résulterait de la rencontre avec les difficultés, on en arriverait à vider le concept de son intérêt. La pertinence du modèle de la résilience n’a de sens qu’à partir du moment où on ne trouve pas de la résilience partout et où on ne confond pas la résilience et l’élaboration du traumatisme, ou encore la résolution d’un deuil… La résilience n’est réductible ni au travail de deuil ni à l’élaboration du traumatisme, mais peut éventuellement émerger à cette occasion (la rencontre d’un traumatisme) ce qui est bien différent. Dans mon ouvrage, j’ai essayé de donner des repères aux cliniciens par la mise en perspective des différentes approches de la résilience et des liens possibles avec les théories métapsychologiques. Par ailleurs, les vignettes cliniques qui illustrent mon livre sont destinées aussi à participer à l’explicitation du modèle.
Canal Psy : D’un point de vue intrapsychique, peut-on dire que la résilience est la capacité de faire des liens ?
Marie Anaut : D’un certain point de vue oui. Si l’on pense à la nécessité de passer par une élaboration psychique du contexte traumatogène et au processus de mentalisation nécessaire au processus de résilience. La mentalisation correspondant à la « capacité à traduire en mots, en représentations partageables, les images et les émois ressentis pour leur donner un sens communicable, compréhensible pour l’autre et pour soi d’abord » (De Tychey). Ainsi, la résilience, du point de vue psychique, suppose de faire des liens et renvoie à la symbolisation. Il reste encore à affiner certains aspects théoriques pour comprendre le processus psychique de la résilience, à continuer un travail d’explicitation, notamment concernant l’approche clinique et les éléments d’ordre intrapsychique.
Canal Psy : En quoi ce concept introduit des recherches futures ? Avez-vous des projets ?
Marie Anaut : Oui, en lien avec des directions de recherches d’étudiants c’est déjà le cas et des projets d’investigations plus personnels également. La résilience n’est pas toujours le point central de la recherche mais peut constituer une des approches. À titre d’exemple de recherche, je dirige des travaux d’étudiants sur des populations d’enfants et d’adolescents en situations d’errance (parfois dits enfants des rues) dans différents contextes sociaux culturels. Une de mes étudiantes travaille avec le modèle de la résilience allié à celui de la vulnérabilité chez des enfants des rues aux Philippines, une autre va partir à Katmandou pour participer à la mise en place d’un accueil de jour des enfants des rues… Mais plus localement, les jeunes et moins jeunes sujets vivant en France offrent un terrain d’investigation clinique tout à fait intéressant. Par ailleurs, je fais partie d’un groupe de réflexion et de recherche sur la résilience, coordonné par le Dr Boris Cyrulnik avec qui les échanges sont toujours très stimulants. Le groupe de recherche comprend notamment des chercheurs français et belges. En approfondissant l’approche théorico-clinique de la résilience j’ai repéré des zones éclairées par le modèle de la résilience (il vient donner du sens à des phénomènes observables) mais des zones d’ombre demeurent qui méritent d’être explorées davantage. Par exemple, la part de souffrance éventuellement liée à la mise en place de processus résilient mérite que l’on s’attarde et que l’on se démarque d’un point de vue un peu angélique (pour ne pas dire naïf) de certaines interprétations hâtives de la résilience considérée comme une capacité donnée une fois pour toutes à des individus (sous-entendu plus forts que d’autres…). Il me semble intéressant dans le cadre du travail de recherche d’aborder les questions liées à l’éventualité d’une souffrance psychique liée à la résilience ou à certaines formes de résilience. Il n’en reste pas moins que, en complémentarité avec l’approche plus classique de la vulnérabilité, le modèle de la résilience vient redynamiser les recherches, notamment dans le vaste domaine de la Protection de l’Enfance. Mais il me paraît pertinent également dans d’autres contextes, en permettant d’aborder le sujet dans une dimension plus large que celle qui consiste parfois à le réduire à ses difficultés, à ses conflits et à ses faiblesses, comme autant de stigmates. Pour conclure, je dirai que la résilience constitue un modèle qui permet de réinterroger bien des pratiques théorico-cliniques, et pas seulement dans le cadre de la Protection de l’Enfance.