Notes de la rédaction

Interview réalisée par Noëlle D’Adamo.

Notes de l’auteur

Bernard Chouvier, psychologue clinicien et professeur à l’Université Lumière Lyon 2, s’interroge sur les liens entre la croyance, la création et la transmission psychique. C’est à travers ces liens que Canal Psy l’a interviewé sur la question des origines.

Texte

Canal Psy : Comment peut-on aborder la question des origines en psychologie clinique et en psychanalyse ?

Bernard Chouvier : Ce thème est très vaste et peut être abordé sous différents aspects. D’abord la question centrale est celle de l’origine de la psyché elle-même. Question à laquelle on n’aura jamais fini de répondre car elle rejoint la grande question de l’origine propre à l’espèce humaine. La seconde manière d’aborder cette thématique, qui est plus rationnelle, est de se questionner sur l’origine des fantasmes. Se demander quelle est l’origine de toutes les grandes fonctions psychiques, que ce soit la symbolisation, la représentation, la fantasmatisation, est une question centrale dans l’approche psychanalytique. Je pense à ce propos à l’ouvrage de J. Laplanche et J.-B. Pontalis intitulé Fantasme originaire, fantasmes des origines, origines du fantasme : qu’est-ce qui explique et fonde l’apparition de la vie fantasmatique ? Et en quoi l’origine, qui est une question fondamentale de l’humanité, est à comprendre non pas comme une question de type scientifique mais comme un fantasme, c’est-à-dire une construction en lien avec les représentations inconscientes. Et cela évidemment renvoie à la question de ses propres origines et des questions que se pose chaque individu sur sa naissance et sur la manière dont sont faits les enfants. Il s’agit là du fantasme de la scène primitive mais n’oublions pas que Freud classe également dans les fantasmes originaires les fantasmes de castration et de séduction.

Un autre auteur a beaucoup apporté à la compréhension de la question des origines en psychanalyse : Piera Aulagnier avec son concept d’originaire. En concevant en deçà des processus primaires l’existence d’une pensée inconsciente archaïque, elle permet d’attribuer une place économique, topique et dynamique aux mécanismes psychiques les plus primitifs. Le pictogramme est la modalité représentative qui caractérise les processus originaires.

Canal Psy : Origines et naissance sont liées, quelles sont leurs différences ?

Bernard Chouvier : La naissance désigne empiriquement le début de la vie. Elle questionne la grossesse, la mise au monde dans l’accouchement et la néonatalité. Freud considère l’idée de traumatisme lié à la naissance (défini par Otto Rank) comme le prototype de toutes les angoisses au cours de l’existence.

À l’opposé, l’origine est d’ordre métaphysique dans la mesure où elle se situe en deçà de la question de la naissance et qu’elle pose le problème de l’origine de l’Homme. C’est une question méta, dans la mesure où elle renvoie à une série d’autres questions concernant le point de départ des phénomènes psychiques. La question des origines englobe celle de la naissance : de quels processus biologique et psychologique la naissance est-elle le fruit ? L’origine réfère à la scène originaire et donc à la filiation.

Canal Psy : Comment votre pratique de clinicien vous a-t-elle amené à vous questionner sur le thème des origines ?

Bernard Chouvier : Ma pratique de psychologue clinicien auprès d’enfants et de familles m’a amené à rencontrer constamment cette question. Dans le champ de la pratique clinique, on ne peut que s’interroger sur les raisons qui ont amené l’enfant.

Le premier questionnement qui nous vient alors, et qui est central dans le diagnostic clinique est l’origine des symptômes de l’enfant. Et il y a trois manières d’aborder l’origine du symptôme : D’abord quelle est la part intrapsychique de ce symptôme, c’est-à-dire ce qui revient en propre à cet enfant ? Qu’est-ce que ce symptôme signifie, comme le disait Freud en tant que formation de symptôme, dans l’économie psychique et dans la dynamique interne de l’enfant ?

Le deuxième niveau d’interrogation que l’on se pose directement dans la pratique est de savoir si le symptôme de l’enfant ne serait pas celui de sa famille. Le symptôme est le dépôt du fonctionnement psychique global de la famille dont l’enfant constitue le maillon le plus faible. Cette conception nous fait aller vers une prescription d’entretiens familiaux ou de thérapie familiale.

Enfin, ce symptôme ne serait-il pas d’origine transgénérationnelle ? Ne pourrait-on pas penser que les troubles de cet enfant proviennent d’un dysfonctionnement dans la transmission familiale, d’une génération à l’autre. On entre alors dans une nouvelle problématique.

Chaque fois que l’on se trouve dans un questionnement sur un symptôme, son sens et son origine, on est obligé de se confronter à ces trois niveaux d’interrogation. On voit combien chez l’enfant ces trois niveaux vont s’actualiser pour donner des signes qui nous orientent. Il est toujours question, dans le travail thérapeutique, de la manière dont l’enfant va s’approprier les évènements de son histoire. C’est lui-même qui va les inscrire dans sa propre dynamique interne. Ce processus d’historicisation va lui permettre de devenir autonome psychiquement.

Canal Psy : L’origine du trouble doit-elle alors être actualisée dans le travail thérapeutique, comme le souligne Winnicott ?

Bernard Chouvier : L’enfant, dans le jeu et dans l’espace thérapeutique, va pouvoir réinterroger ses troubles et leur trouver un sens avec l’étayage du thérapeute dans le transfert. C’est dans ce cadre que le thérapeute va pouvoir proposer des hypothèses sur le trouble de l’enfant et que celui-ci va être amené à s’en saisir si ces hypothèses sont justes. Le travail avec l’enfant nécessite toujours des médiations pour qu’il puisse actualiser à partir d’un support concret le travail de la symbolisation. Que l’on utilise le dessin, la pâte à modeler, les marionnettes ou des familles d’animaux, l’enfant est toujours prêt à se saisir des opportunités qui lui sont offertes dans l’hic et nunc de la séance pour construire du sens et remettre en mouvement les représentations refoulées.

Canal Psy : Lorsque l’origine des troubles est étalée dans le temps, comment cette actualisation va-t-elle être possible ?

Bernard Chouvier : Masud Khan a développé le concept de traumatisme cumulatif. Il existe des traumas qui ne se constituent qu’à partir de petits éléments répétitifs dont l’accumulation les rend pathogènes. Dans ma pratique, j’ai rencontré une enfant de sept ans, Christine, qui avait un trouble du comportement (elle développait un début d’antisocialité) dont la mère avait brouillé les pistes de ses origines paternelles. Par exemple, Christine qui avait retrouvé la photographie de mariage de ses parents et qui aurait pu ainsi se construire une histoire de ses origines, s’est vue confisquer cette photo par sa mère qui l’a ensuite déchirée. À chaque fois que son enfant pouvait trouver spontanément une manière de gérer l’absence du père (disparu depuis sa naissance), sa mère s’ingéniait à couper tous les ponts. En fait, il s’agissait d’un fantasme qui s’était étalé sur quatre générations de transmission matrilinéaire, en fait un fantasme de parthénogenèse, qui se répétait de génération en génération, sur un mode traumatique. J’ai développé ce cas dans ma thèse (1990).

Canal Psy : Vous vous intéressez depuis longtemps aux transmissions entre les générations. Quels sont les liens avec la question des origines ?

Bernard Chouvier : Avec le concept de roman familial, Freud donne une première réponse à la question des origines. À un certain âge, l’enfant a besoin de s’approprier ses origines à travers une construction imaginaire. Ce roman des origines lui permet d’aborder l’adolescence grâce à un détachement des parents réels. Cette question a pris une ampleur plus vaste aujourd’hui en s’interrogeant sur les problèmes fondamentaux que pose la transmission intergénérationnelle.

Canal Psy : En fait, ce concept de roman familial ne fonctionne pour l’enfant qui devient adolescent que s’il n’y a pas un dysfonctionnement de la transmission ?

Bernard Chouvier : Les recherches de Nicolas Abraham et Maria Torok ont ouvert une nouvelle voie de compréhension pour la psychanalyse en mettant en avant les effets des failles de la transmission. Les concepts de fantôme et de crypte ont une place centrale dans cette perspective. Il ne s’agit plus simplement de mettre en évidence la filiation et les acquis dans une hérédité psychique mais de voir s’il existe également des problèmes liés à la transmission dans l’inconscient d’un sujet, des objets de l’inconscient d’un autre. Et ce qui est nouveau dans cette perspective, c’est qu’il y aurait des éléments de la transmission qui échappent à la vie consciente et dont le sujet est porteur à son insu dans la mesure où c’est le dépôt de l’inconscient d’un autre ou le secret d’un autre qui vient habiter le sujet. C’est une dimension d’inquiétante étrangeté et elle est problématique : en effet le but de tout travail thérapeutique est de devenir le sujet de sa propre histoire. Or comment réduire ou résoudre des problèmes qui ne sont pas ceux du sujet et qui sont inscrits dans sa propre psyché ?

Il faudra qu’il y ait une appropriation subjective et le travail thérapeutique va consister à rendre personnel ce qui au départ, ne l’était pas. Quelle est l’origine de ces transmissions ? C’est le cœur des recherches actuelles.

Le concept d’objet transgénérationnel qu’a élaboré Alberto Eiguer permet de travailler autour des modes identificatoires et des relations d’objets dans le cadre de la transmission entre les générations. On voit aussi la place déterminante que les objets concrets, réels, prennent dans l’héritage entre les générations. Ils peuvent être porteurs d’éléments qui sont des enjeux psychiques à l’intérieur d’une famille et ils deviennent ainsi des modes de focalisation des conflits et des différends à l’intérieur d’un groupe familial. Alain Ferrant nous montre qu’ils peuvent être aussi objets d’emprise et Albert Ciccone a montré l’existence et l’importance des fantasmes de transmission.

Canal Psy : Dans les cas de deuil, comment la question des origines peut-elle apparaître chez l’enfant ?

Bernard Chouvier : La problématique du deuil dans la transmission psychique est très importante et souvent la question du fantôme est liée à la non réalisation du travail de deuil chez l’un des parents et qui se transmet de façon singulière dans la symptomatologie de l’enfant. Il y a là une source pathogène particulièrement sensible. On en connaît dans la littérature de nombreux exemples et chaque praticien a eu dans sa clinique, des deuils non élaborés qui ressurgissent dans la problématique de l’enfant. Le concept de fantôme permet de penser cette question de manière pertinente car on voit comment le deuil non fait de l’un des parents peut se répercuter directement dans la psyché de l’enfant. Et si l’on ne prend pas en compte ce deuil non élaboré à la génération précédente, on ne peut pas traiter de manière satisfaisante les troubles de l’enfant. Or il arrive très souvent que l’on n’ait pas accès à ce deuil non élaboré. Dans le cas de Toussaint (2000), un enfant de huit ans présentant une instabilité et des conduites d’échec massives, il s’est avéré, au cours des entretiens familiaux que ses symptômes étaient directement en lien avec la pathologie narcissique de ses deux parents. Le père de Toussaint était dans une situation de dépendance particulièrement marquée à l’égard de sa propre mère depuis la mort brutale et accidentelle de son père. Et la situation était encore plus cruciale du côté maternel dans la mesure où la mère était prise dans un deuil pathologique dont elle ne parvenait pas à se dégager. Elle avait elle aussi perdu son père à l’adolescence dans des circonstances tragiques. Un long travail thérapeutique a été nécessaire pour que Toussaint parvienne à prendre de la distance face à l’emprise maternelle et à exorciser le fantôme de l’imago paternelle de sa propre mère dont il était le porteur.

Lors du colloque « les enfants d’œdipe » organisé par la Société Française de Thérapie Familiale Psychanalytique (2002, Marseille), je m’étais interrogé, ainsi que Jean-Marc Talpin, sur la création littéraire : comment peut-elle nous aider à comprendre et à conceptualiser ce qui se joue autour de la transmission dans le complexe fratrique. Actuellement, il convient de proposer des hypothèses nouvelles pour comprendre la violence que peut atteindre parfois la rivalité fratrique au sein d’une dynamique familiale, comme par exemple se questionner sur les effets dans le groupe fratrique de la présence des objets transgénérationnels.

Bibliographie

Abraham N. et Torok M., 1978, L’Écorce et le noyau, Paris, Aubier.

Castoriadis-Aulagnier P., 1975, La Violence de l’interprétation : du pictogramme à l’énoncé, Paris, PUF.

Chouvier B., 2000, « Secret de famille et transmission », Le Divan familial, 5.

Chouvier B., 1990, La croyance, genèse et métamorphoses, Thèse d’État, Université Lumière Lyon 2.

Ciccone A., 1995, Transmission psychique inconsciente et identification : processus, modalité, effets, Paris, Dunod.

Eiguer A., collectif, 1997, « La part maudite de l’héritage » in Le générationnel : approche en thérapie familiale psychanalytique, Paris, Dunod.

Ferrant A., 2001, Pulsion et liens d’emprise, Paris, Dunod.

Freud S., 1968 (2e éd.), Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF.

Freud S., 1970 (2e édition revue et corrigée), La Vie sexuelle, Paris, PUF.

Kaës R., collectif, 1993, « Le psychisme à l’épreuve des générations » in Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod.

Khan M., 1976, Le Soi caché, Paris, Gallimard.

Laplanche J. et Pontalis J. B., 1985, Fantasme originaire, fantasmes des origines, origines du fantasme, Paris, Hachette.

Rank O., 1928 [2002], Le traumatisme de la naissance : influence de la vie pré-natale sur l’évolution de la vie psychique individuelle et collective, Paris, Payot.

Citer cet article

Référence papier

Bernard Chouvier et Noëlle D’Adamo, « Interview de Bernard Chouvier », Canal Psy, 55 | 2002, 4-5.

Référence électronique

Bernard Chouvier et Noëlle D’Adamo, « Interview de Bernard Chouvier », Canal Psy [En ligne], 55 | 2002, mis en ligne le 02 septembre 2021, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1007

Auteurs

Bernard Chouvier

Psychologue clinicien, Professeur à l’Université Lumière Lyon 2

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