Être ou ne plus être psychologue clinicienne psychothérapeute en secteur de psychiatrie extra-hospitalier

p. 13-15

Text

Lorsque j’ai été contactée par Madame Noëlle D’Adamo, rédactrice de la revue Canal Psy, je me suis posé la question de quoi je pouvais témoigner : de ma pratique de psychosomaticienne, de relaxatrice, de… mais tout cela je l’évoque à travers des articles dans des revues spécialisées (Journal des psychologues, Thérapie psychomotrice…) ou bien encore de mon travail psychothérapique auprès des jeunes enfants et leurs familles (Famili, Enfant ; ouvrage : Amour, Enfant, Boulot… comment sortir la tête de l’eau)…

Mais quel en est l’intérêt pour les étudiants de psychologie : mon travail universitaire à Paris XIII (Chargée de cours en Psychopathologie, DESS interculturel) m’amène à questionner les étudiants sur leur pratique, sur la façon de penser leur place au sein des institutions et cela m’apparaît d’autant plus important actuellement où certains modèles institutionnels mis en place après la seconde guerre mondiale sont totalement mis en pièces. Notre travail clinique ne peut pas s’effectuer sans penser au cadre dans lequel celui-ci peut avoir lieu ou pas et c’est plutôt de cela dont j’ai voulu témoigner ici.

Après des passages en institutions médico-sociales diverses j’ai séjourné quelque temps dans un service d’hospitalisation de psychiatrie générale : fonctionnement de type asilaire classique où la place de la parole du patient était quelque peu réduite. Au bout de 4 ans, j’ai été contactée par un collègue pour un poste en secteur extra-hospitalier de psychiatrie générale. Dès ma première entrevue avec la chef de service, le ton était donné et c’est avec grand plaisir que je me suis investie dans ce service pendant près de 10 ans.

Ce secteur fut l’un des premiers à être créé en région parisienne. Il s’agissait avant tout d’une expérimentation. Secteur à implantation préalable qui devait déterminer le nombre de lits d’hospitalisation nécessaires pour un nombre donné d’habitants. Ce secteur créé dans le début des années 70 était fortement marqué par l’idéologie de l’époque et incarné par une chef de service intéressée par les thèses de l’antipsychiatrie d’une part et la théorie psychanalytique d’autre part.

Un pari de base soutenait l’ensemble de l’édifice qui se créera pendant plus de 20 ans : hospitaliser le moins possible, notamment sous contrainte. À cela deux dimensions participaient :

  1. Le fait que tous les soignants contribuaient à une permanence d’accueil la plus régulière possible ;
    1. à l’hôpital de Jour ; pas de fermeture un jour férié suivant ou précédant un week-end,
    2. une permanence médicale 24h/24h était assurée,
    3. les psychothérapeutes étaient eux aussi sollicités pour recevoir « en urgence » par exemple des états psychotiques aigus ou un épisode dépressif aigu ; ce type d’intervention très souvent refusé par les psychothérapeutes dans d’autres institutions contribuait considérablement à une amélioration clinique tout en maintenant, autant que faire se peut, l’autonomie et la possibilité de demande du malade.
  2. Cette seconde dimension concerne l’intensité des relations interpersonnelles créée entre patient et soignant : par l’absence d’intermédiaires (cf. ci-dessous – prise de rendez-vous des malades auprès des psychothérapeutes), par l’implication personnelle exigeante qui est requise (cf. absence de réunion de synthèse favorisant la relation interpersonnelle avec le lot d’angoisse qu’elle sous-tend).

Plus les relations malades-soignants étaient soutenues, investies, inscrites dans la continuité, moins la contenance des murs et des traitements chimiothérapiques lourds paraissait nécessaire. C’est ce pari « fou » d’hospitaliser le moins possible, d’avoir le moins de lits possible et de construire des projets ouverts sur l’extérieur (villa associative notamment) qui furent à l’origine même de la fin de cette merveilleuse aventure. Quand j’ai mis les pieds dans ce service j’étais la petite dernière, « la jeunette » pour ainsi dire et pour autant j’avais l’impression que le cadre théorique institutionnel proposé ici correspondait totalement à la seule position clinique possible.

Ce secteur extra-hospitalier était composé de plusieurs services dont la plaque tournante était le dispensaire. Chaque patient avait un médecin-psychiatre référent et c’était à lui de décider du meilleur traitement approprié

  • Travail psychothérapique
  • Prescription chimiothérapique
  • Suivi social
  • Admission à l’hôpital de jour
  • Admission en « centre de crise »
  • Admission au foyer
  • Admission au service des VAD (visite à domicile).

Bien entendu ces orientations pouvaient être multiples. Pour autant si le patient était d’accord pour entreprendre un travail psychothérapique c’était à lui de prendre contact directement avec le psychothérapeute indiqué par son médecin-psychiatre. Ainsi, il n’y avait pas de passage de dossier d’information entre le médecin prescripteur et le thérapeute ; c’était l’affaire du patient et lui seul. Médecin prescripteur et psychothérapeute consultaient dans deux lieux différents et étaient forcément des sujets différents. Un médecin prescripteur ne devait pas recevoir en tant que psychothérapeute le patient pour qui il avait proposé une thérapie même si le médecin en question assurait par ailleurs des consultations de psychothérapeute. Ce clivage intentionnel entre médecin psychiatre/psychothérapeute et les espaces différents cités (environ 500 mètres séparaient les deux maisons implantées en plein centre-ville) permettait l’émergence de la parole.

Le patient prenait directement contact téléphonique avec moi (qu’il soit hospitalisé ou non) et aucune secrétaire n’était amenée à donner un rendez-vous à ma place. De ce fait les parasitages au niveau de la relation thérapeute-patient étaient évités. Les thérapeutes ne tiennent pas de dossier et ne consultent pas les dossiers tenus par le médecin-psychiatre du dispensaire. Ainsi lorsqu’un patient rentrait dans mon bureau, je ne savais que deux choses de lui, son nom (qu’il m’avait communiqué au téléphone) et le nom du médecin qui me l’avait adressé.

Le diagnostic qui avait été écrit sur la fiche informatisée par le médecin psychiatre prescripteur n’était pas mon affaire : ceci permettait une entière liberté au patient et il pouvait présenter toutes les facettes de sa personnalité dans le bureau médical et dans le mien, ce qui pouvait permettre à certains de se montrer très délirant dans mon bureau et aucunement dans celui du psychiatre et il pouvait échapper ainsi à un surplus de médication.

Aucune réunion de synthèse n’était organisée ce qui n’empêchait pas que les différents interlocuteurs du service puissent se rencontrer, soit à l’occasion de réunions théoriques animées par un psychanalyste du service, soit à l’occasion de réunions institutionnelles où le fonctionnement de chaque structure du service était interrogé ; ou bien encore, les rapports avec les tutelles étaient évoqués et des stratégies étaient développées et discutées par l’ensemble du service.

La parole de chacun était libre sans aucune hiérarchisation et ce n’est pas la fonction ou le statut de l’agent qui prévalait sur le sujet.

Notre souci commun était la place que nous pouvions offrir au patient. Lorsque des dysfonctionnements avaient lieu, ils étaient énoncés en pleine réunion générale et non dans le couloir ou dans un seul tête à tête.

Les analystes du service étaient là dans cette position tierce, en décalage par rapport au quotidien vécu par les autres soignants, infirmier, aide-soignant, assistante sociale, surveillant, médecin-psychiatre, ce qui pouvait apporter un éclairage autre par rapport à la situation.

Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’à peine arrivée dans le service, un soignant disait ouvertement à un autre, voire au chef de service qu’il désapprouvait sa stratégie de soin pour tel patient. Alors que dans les autres services, j’avais assisté à des réunions institutionnelles très formelles où rien d’important ne se disait et tout se jouait ailleurs. Ici, la parole était libre même si elle pouvait être dérangeante, voire blessante car personne n’était épargné. Pour autant il ne s’agissait pas de règlement de compte mais de s’en tenir à un fonctionnement qui avait été défini à la création du service concernant les biens fondés qui avaient été pensés antérieurement et celui qui souhaitait travailler dans ce service devait y souscrire. Par ailleurs, chaque membre du personnel était recruté par la chef de service et ses proches collaborateurs. À cette époque il n’y avait pas une telle mainmise des administratifs hospitaliers ce qui permettait une cohérence de l’équipe soignante beaucoup plus importante et donc une certaine qualité de soins pour le patient.

Tout ceci j’ai pu le vivre dans les premières années de ce service, au début des années 1990. Enfin, à la différence des autres institutions où j’avais pu exercer, il n’était plus question de s’approprier un patient, sa famille et son devenir mais de l’accepter en tant que sujet et quelle que soit sa pathologie. Très vite cette cohérence de travail m’a apporté beaucoup de satisfactions professionnelles. Pour autant, le travail dans ce service demandait certainement plus d’investissement que dans tout autre. Il fallait « donner » de sa propre personne au-delà du travail clinique.

Un rôle « décalé » était demandé à chacun des psychothérapeutes. Il s’appuyait sur une ambition précise ; il ne s’agit pas que notre rôle officiel résume notre place, il faut pouvoir donner l’occasion aux malades de nous voir dans un rôle « concret » où les attributs de notre soi-disant pouvoir officiel n’existent plus.

Ainsi, ma tâche institutionnelle concernait la décoration, l’ameublement de toutes les structures du service. Là encore, un soignant de chaque structure était responsable de cette thématique et il était en charge de discuter dans les réunions de patient-soignant du choix des tableaux à accrocher au mur, de la couleur des nouveaux dessus de lit… Une fois par mois, je rassemblais les responsables décoration de chaque structure en réunion-décoration afin de connaître leur projet et d’y répondre en assurant une certaine cohérence. Bien souvent les patients étaient étonnés de la qualité du mobilier, des murs recouverts de toile et non des murs blancs hospitaliers aseptisés, des points lumineux de chaque bureau, des plantes vertes etc. À l’inverse de toute idée reçue, c’est en offrant du « beau à voir » aux patients même les plus chronicisés que le matériel était respecté.

Quelque temps plus tard, lorsque les différents directeurs de l’hôpital général auquel nous avions été rattachée administrativement sont venus à notre rencontre, ils ne comprenaient rien de notre fonctionnement et qu’une « psy » soit amenée à parler budget cela leur paraissait inconcevable, c’était selon eux, le travail des surveillants et peu à peu nous avons vu le matériel se détériorer ou bien encore être changé pour du « pas beau » (du fait des restrictions budgétaires), très vite dégradé par les patients.

Quelques mois avant mon départ, j’ai assisté à une réunion à la direction de l’équipement où il fallait discuter de l’aménagement d’un pavillon d’hospitalisation. La chef de service et moi-même avons été confrontées à un discours asilaire des plus affligeant. Alors que nous avions pensé à une structure ouverte sur un espace vert, à l’aménagement de salles d’animation (judo), à une cuisine permettant aux patients de s’y investir, on nous parlait de chambre d’isolement, de lit soudé au sol, de grille etc.

Comment dans ces conditions est-il possible de parler d’espace psychique pour les patients psychotiques ? Comment ne pas renforcer leur propre enfermement psychique avec de tels procédés ?

Pour moi, c’était les prémices de mon départ. Notre discours, même s’il n’avait jamais été ouvertement apprécié par les tutelles, était jusqu’alors respecté. Ce n’était plus le cas. La grosse machine technocratique et asilaire se mettait en place et j’avais la nette impression de retourner plus de cinquante ans en arrière, remontant à cette période d’avant les écrits de l’antipsychiatrie. Lorsque la chef de service prit sa retraite, les tutelles ont refusé que son associé ait la « chefferie », indiquant clairement que le service devait changer d’orientation. Pour moi, il était clair que j’attendais l’arrivée du nouveau chef de service et surtout son projet de service avant de pouvoir me prononcer sur la suite que je donnerai à ma place dans ce service.

Le ministère a nommé un chef de service, qui se définit lui-même comme étant « gestionnaire », c’était une réponse claire et précise. Où était le questionnement autour de la clinique ? En quelques semaines, il démantelait tout l’édifice construit en trente ans prétextant que cela était trop coûteux, qu’un psychotique chronique n’avait rien à faire dans nos structures depuis si longtemps, etc.

Très vite m’est apparu le fait que je ne pouvais plus penser librement dans ce service et qu’il m’était difficile d’offrir un espace de parole aux patients puisqu’au niveau de la hiérarchie, leur parole mais aussi bien la mienne, n’étaient plus entendues.

Je n’adhérais pas aux lignes directrices développées par le nouveau chef de service et décidais de ne pas renouveler mon contrat CDD (Contrat à Durée Déterminée). En effet, j’ai accepté de travailler pendant dix ans dans des conditions déplorables (CDD renouvelé chaque année sans augmentation de salaire et à un taux inférieur à l’heure de ménage à Paris) car je croyais aux principes de base définis dans ce service mais à partir du moment où cela n’existait plus, rien ne pouvait m’obliger à travailler presque bénévolement pour défendre des principes contraires à toute position éthique.

Mon intention n’est pas de porter un jugement sur les professionnels qui acceptent de travailler dans de telles structures et certainement, vous, jeunes professionnels n’aurez pas toujours le choix si ce n’est le choix d’habiter une parole exposant clairement les principes et positions déontologiques auxquelles vous adhérez. Sachez que cette parole n’est ni aisée, ni confortable car elle s’inscrit dans un discours radicalement autre, autre que le discours social ou le discours médical.

En effet, notre rôle ne consiste pas à réparer les malades, à vouloir les changer en supposant que « ce serait mieux pour eux ainsi… » (discours médical qui se construit sur la notion de la guérison, jusqu’à vouloir changer l’organe défaillant si nécessaire), ni de leur trouver un toit décent ou quoi que ce soit d’autre (de l’ordre du matériel) pour « qu’ils vivent mieux » (discours social). Notre position est totalement décalée ce qui ne veut pas dire que le « psy » se désengage de toute inscription institutionnelle ou bien méconnaît la réalité. Nous sommes là pour Écouter l’autre dans ce qu’il est au plus profond de lui avec le plus grand respect, sans aucun à priori, sans aucune idée préconçue, sans aucun « projet thérapeutique » ; simplement (ce qui n’est pas si simple !) recevoir sa parole, sa souffrance telle qu’elle s’exprime (souffrance somatique, délire, dépression, etc.). Ceci implique que le thérapeute se doit d’être d’une très grande humilité et cela le renvoie à une certaine solitude. « Cet autre qui vient me rencontrer dans cet espace de parole, je n’ai pas à désirer à sa place, je n’ai pas à lui dicter ce qu’il doit être, c’est lui-même qui trouvera son chemin ».

Effectivement : « ce n’est pas tendance ! » les pouvoirs publics ne cessent de faire croire aux citoyens qu’ils sont entendus dans leur souffrance et ouvrent des espaces de parole dans tous les domaines et pas toujours animés par des « psys » ! Par exemple, des services « SOS Écoute » sont mis en place après chaque attentat ou catastrophe comme si le « psy » était là pour réparer au plus vite la personne touchée afin qu’elle redevienne efficiente le plus vite possible pour la société et donc la moins coûteuse ! Ou bien encore, les services sociaux axés sur la réinsertion donnent mission au « psy » de faire en sorte que les demandeurs d’emploi retrouvent un travail dans les 6 mois !

Dans le même sens, les tutelles tentent de chiffrer le coût de la maladie mentale et demandent aux psychologues d’évaluer le coût de la prise en charge psychothérapique, par exemple d’un malade schizophrène, comme s’il s’agissait d’une intervention chirurgicale !

Dans tout ce dédale, je souhaite que mes questionnements soient source de réflexion pour vous et vous permettent de construire une position éthique en référence à la clinique.

Bonne chance à tous !

References

Bibliographical reference

Anne Gatecel, « Être ou ne plus être psychologue clinicienne psychothérapeute en secteur de psychiatrie extra-hospitalier », Canal Psy, 56 | 2002, 13-15.

Electronic reference

Anne Gatecel, « Être ou ne plus être psychologue clinicienne psychothérapeute en secteur de psychiatrie extra-hospitalier », Canal Psy [Online], 56 | 2002, Online since 03 novembre 2020, connection on 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=999

Author

Anne Gatecel

Psychologue clinicienne, psychosomaticienne, enseignante à Paris VI (École de psychomotricité), enseignante à Paris XII (DESS Interculturel)

Author resources in other databases

  • IDREF
  • ISNI
  • BNF

Copyright

CC BY 4.0