Quelques précisions liminaires sur le texte dont nous proposons l’étude. Il s’agit d’une nouvelle de Filippo da Molino qui figure dans un recueil collectif intitulé Cent Nouvelles Amoureuses des Académiciens Incogniti, publié en trois fois : en 1641 pour les trente premiers récits, deux ans plus tard pour les trente suivants (composés entre 1641 et 1643 par vingt auteurs) et en 1651 pour le volume complet de ces nouvelles signées au bout du compte par quarante quatre auteurs appartenant au cénacle vénitien des Incogniti. Celle qui nous intéresse est la neuvième nouvelle de la troisième partie du volume. Quant à son auteur, nous n’en connaissons pas autre chose que cette contribution à la centuria « amoureuse » de ces académiciens1.
De quoi retourne-t-il ? Filaura, de noble origine2, se distingue dès son plus jeune âge3 par ce que condamne d’emblée l’expression pléonastique « bizarreries extravagantes »4 avant même que soit définie la faute, à savoir se montrer plus attirée par les jeux de guerre que par les travaux d’aiguille et de lecture propres à sa condition5. Il est vrai qu’elle est aidée en cela par des qualités physiques qui s’avèrent essentielles à la vraisemblance du récit : de fait, sa dextérité au maniement des armes est servie par « des membres déliés » et une « une carrure du corps, qui [sied] fort à la vigueur masculine »6. Fille unique de parents qui ne voient en ses penchants qu’« emportements puérils »7 et « bravades », la demoiselle est en outre secondée par un maître d’armes qu’elle va très vite surpasser. Et quand les parents s’aperçoivent de leur trop grande complaisance envers les goûts de leur fille, ils ont beau croire qu’un bon mariage et une aspiration « naturelle » à la maternité la remettront dans le droit chemin, rien n’y fait, ils se heurtent à une « aversion » pour ce remède qui prouve combien Filaura est passée du stade des caprices d’enfant à la rébellion ouverte8. À sa mère qui, lui concédant le choix du parti, lui demande cependant de penser à ses devoirs en se mariant pour assurer la descendance familiale, elle répond en effet :
que non seulement elle n’enten[d] épouser aucun homme, mais, si cela lui [est] permis par les circonstances et les usages, qu’elle enten[d] les persécuter tous, toujours et âprement ; que jamais elle ne pourr[a] se soumettre à aucun d’eux ; que ceux-ci ne sont réputés supérieurs que par préjugé et manque d’intelligence de leur sexe, et non par un privilège de la nature, et ce bien qu’ils aient des qualités de très loin inférieures à celles des femmes. Elle la pri[e] de laisser mûrir cette opinion avec le temps, ayant la ferme intention de se faire connaître, contre l’avis général, comme supérieure aux hommes bien qu’étant femme9.
La première occasion d’illustrer ces intentions est fournie à Filaura par deux soupirants rivaux, l’un aussi prompt qu’elle à tirer l’épée, l’autre maître dans l’art de manier la plume. Inattendue dans sa relative sympathie pour le second et sa haine du premier, Mario, Filaura s’ingénie à les dresser l’un contre l’autre et n’hésite pas à venir les voir tomber tous deux au terme du duel auquel elle les a poussés. L’un des deux meurt, l’autre pas, qui doit toutefois s’exiler pour éviter une sanction, et sa lettre d’adieu est « lue par Filaura avec un rire méprisant »10. Non content, Flavio, le survivant, n’obtient en réponse qu’un « plus loin il s’en ira, plus cela m’agréera »11. Entre temps, les parents de Filaura doivent soudoyer les magistrats pour effacer des minutes du procès les accusations contre leur fille, clairement désignée comme responsable du duel et de la mort de Mario et, peu après, autant affligés de vieillesse et de maladie que par les « désobéissances extravagantes »12 de leur fille, ils s’éteignent, la laissant libre d’aller parcourir le vaste monde, ce qu’elle fait en compagnie d’un vieux serviteur, Fidenzio13, le seul à savoir qui se cachera désormais sous le vêtement et le nom masculins qu’elle adopte à partir de là : une petite coupe de cheveux avant de partir14 et le tour est joué, Filaura devient en effet Filauro !
Elle quitte son pays de nuit pour n’être ni reconnue ni entravée dans ses projets, traverse la Péninsule pour passer en France (où elle se distingue comme juge-arbitre au cours de deux duels) puis en Flandres, où elle s’enrôle dans le troisième régiment d’un certain colonel Fidlanger (qui doit plusieurs fois la vie à sa hardiesse15). Là, elle asseoit bien vite sa réputation de « jeune homme preux »16 (dans une ville assiégée par les Espagnols), se signale lors d’un assaut mais, bien qu’engagée à plein temps dans un monde pour le moins viril, soit qu’elle soit, nous dit-on, « divertie par les opérations martiales », soit qu’elle parvienne à contenir « les stimulations internes de ses sens par son aversion antipathique envers les hommes », toujours est-il qu’elle « rest[e] […] vierge »17. On prend même soin de préciser qu’elle résiste aux avances de quelques compagnons de régiment que sa virilité séduit. En revanche, c’est une courtisane qui fait trembler ses bases : en effet, celle-ci, qui s’est éprise de Filauro, croyant provoquer sa jalousie18, se laisse voir en compagnie d’un galant, et le spectacle trouble tant Filaura, qu’elle se propose aussitôt de vivre ce qu’elle vient de voir. Elle se rend chez une prostituée de renom et lui propose rien moins que de la remplacer pour une nuit, lui laissant bien sûr ses gains en compensation. Pour ne pas manquer son but, la nuit où elle prétend mettre son projet à exécution, elle invite quelques compagnons d’armes à venir visiter la courtisane, comme elle dit avoir elle-même l’intention de le faire (« chose dont elle avait l’habitude de se vanter d’autres fois pour nourrir l’idée qu’elle était un homme »19) ; elle leur propose même de lui succéder très vite dans le lit de la courtisane en question, car « elle enten[d] ne pas en jouir longtemps »20 : « la porte laissée entrouverte, ils pourr[ont] tous se satisfaire ; qu’ils ne viennent pas en troupe, cependant, mais un ou deux à la fois, sans parler, afin de ne pas être reconnus au moment de l’échange »21. La manœuvre réussit « selon ses desseins »22, mais elle ne s’arrête évidemment pas là et récidive par un accord de même nature avec d’autres prostituées, invitant à chaque fois « les chambrées de son régiment »23. Mais bientôt, cela ne lui suffit plus. Entendant parler d’un lupanar portugais fort célèbre24, elle s’embarque pour Lisbonne, et l’on mesure la corruption à laquelle elle est parvenue, puisque, nous dit-on, pour satisfaire curiosité et sensualité, elle décide de partir en « ne s’arrêtant pas à la longueur du voyage, ni à l’inconfort et aux dangers de la mer »25. En voyage, pas de temps perdu pour Filaura, à chaque fois qu’elle peut « prendre du plaisir avec quelqu’un » sans être reconnue, elle ne s’en prive pas – et le texte jour sur la bivalence d’un pronom indéfini qui est à la fois « quelqu’un » et « chacun », autant dire tout le monde26 ; et alors qu’un des passagers semble avoir repéré son manège, elle l’égorge dans son sommeil et jette son corps à la mer.
C’est ensuite à Lisbonne, alors qu’elle sort de la maison close où elle vient de passer accord avec deux pensionnaires – et on remarque qu’elles seront désignées comme « des amies »27 –, que Flavio la rencontre. Pas très sûr de l’avoir reconnue, il enquête pour en savoir plus et apprend que le supposé Filauro « se vantait d’être si vigoureux qu’il avait passé accord non pas avec une, mais avec deux [prostituées], et qu’il avait versé de l’argent en abondance »28. C’est alors que lui, qui, nous dit-on, fréquente d’ordinaire peu cette maison29, décide de passer la nuit dans la chambre contiguë à celle où doit se rendre Filaura afin de s’assurer de son identité :
L’accord avec les deux courtisanes le faisait hésiter, et il lui vint plus d’une fois à l’esprit qu’elle pouvait effectivement s’être transformée en homme, comme il se souvenait de l’avoir lu dans de nombreux récits d’auteurs sincères, et puisqu’elle disait vouloir partager le lit de femmes, ses infâmes indécences ne lui vinrent pas à l’idée30.
Flavio réussit à convaincre la voisine de chambre de Filaura d’écouter ce qui se dit et se fait à côté. Il entend ainsi de la bouche-même de Filaura, au discours direct donc, ce qui a été exposé sous forme de sommaire lors de la première expérience du genre qu’a faite Filaura en Flandres31. Quoi qu’il en soit, Filaura s’exprime assez clairement pour que Flavio soit cette fois tout-à-fait sûr d’avoir retrouvé son ancien amour, sous un jour cependant si inattendu qu’il se trouve « plongé dans la stupeur, [croyant] rêver en entendant pareilles extravagances »32. Alors, sous prétexte de vérifier de visu ce que ses oreilles lui ont révélé, il se met dans la file d’attente des aspirants au lit de Filaura – « il se rang[e] parmi les premiers pour jouir de la dissolue »33 – et, son tour venu, exprime alors son intention de jouir de la belle en la regardant – « acceptez que je jouisse de vous par un seul sens. Le plaisir du toucher est insipide s’il n’y entre pas celui de l’œil »34. Filaura refuse et intime à Flavio l’ordre de la prendre dans le noir ou sinon, de ne pas l’empêcher de se satisfaire avec d’autres si les règles du jeu ne lui conviennent pas, non sans le menacer de lui faire payer son insolence plus tard, si elle le retrouve sur son chemin. Flavio s’exécute, « écœuré à l’extrême par les lascivetés sordides » de Filaura35. Peu après, débarrassée de lui, « elle s’épuis[e] jusqu’à l’approche du jour avec de nombreux autres »36. Et par ailleurs, « endurcie dans ses dissolutions, elle continu[e] ainsi de nombreuses nuits » jusqu’à ce que ses prouesses arrivent aux oreilles de la « gouvernante » du lupanar, laquelle la fait expulser, « redoutant qu’en tant qu’étrangère, d’autant qu’elle était informée de ses insatiables lascivetés, elle contribue à une épidémie »37. Si bien que Filaura, craignant les échos de cette affaire, quitte Lisbonne pour s’en retourner dans sa patrie, mettant tout de même à profit le voyage en mer pour ne pas perdre « ses habituelles mœurs dissolues »38, ce qui lui coûte finalement la vie :
Tandis qu’elle prenait du plaisir avec un marin, à la nuit tombée, placée à côté d’un canon et qui plus est, appuyée sur lui, le Ciel voulut qu’un vent gaillard, qui s’était soudain levé, fît plonger le navire, si bien que le fût du canon se soulevant, il l’envoya d’un seul coup à la mer ; le marin qui était en train de faire l’amour avec elle […] ne put ramener les voiles à temps, de sorte que la misérable fut la proie des eaux, lesquelles ne furent sûrement pas suffisantes pour laver les si nombreuses souillures de son âme sordide39.
Nous n’insisterons pas sur la possible interprétation érotique de ce passage assez grossièrement crypté, mais nous nous contenterons de conclure que Filaura meurt comme elle a vécu.
Si l’on retient que le monstre est « un signe des dieux » (en l’occurrence du Diable), un « prodige » (ici, au regard du vice), un « phénomène contre-nature », en somme une personne effrayante de par un caractère et un comportement marqués par une excessive déformation (difformité) mentale et sociale, alors Filaura entre à plein titre au catalogue des monstres exhibés dans les études présentes.
Il n’est, pour s’en convaincre, qu’à examiner le lexique attaché à la description du personnage et de ses « faits d’armes ».
Le premier verbe qui définit d’emblée Filaura, à peine achevée la première phrase (celle réservée à l’habituel « il était une fois » – ou équivalent – permettant de situer l’action et de nommer le ou les protagonistes du récit), c’est le verbe « traviare », « s’éloigner du droit chemin ». Or, Filaura s’en détourne triplement, puisqu’elle trahit son sexe, les lois de son pays et sa famille, comme il est spécifié deux fois dans le texte40. Et sans doute n’est-il pas trop hasardeux de remarquer que la corruption « ternaire » participe d’un écart véritablement sacrilège.
Le deuxième terme qui qualifie les agissements de Filaura nous éclaire lui-aussi grandement sur son dévoiement (elle est du reste à la fois dévoyée et déviante), c’est celui d’extravagance, qui dit bien l’« errance » (vagare) en dehors du sens commun ou de la norme. On en relève cinq occurrences, dans la forme substantivale ou adjectivale, dont la première comme adjectif pléonastique de « bizarreries »41 ; une autre fois, il est accolé à « caprice »42, mot lui-même employé deux fois dans le récit ; mais c’est aussi l’adjectif « extravagant » qui désigne génériquement la faute première de Filaura, sa « désobéissance ». En somme, ces mots prononcent déjà clairement la condamnation morale du personnage. Or, il s’y ajoute la série des : « sordides lascivetés »43 ou « dissolutions » 44, « infâmes malhonnêtetés », «44 souillures » de l’âme, « humeur pécheresse » et « férocité », pour achever d’accabler la « cruelle », l’« infâme » ou la « misérable », comme on l’appelle encore45. On remarquera qu’avec « férocité », c’est la dégradation au rang animal du comportement « instinctif et sauvage » de Filaura qui est soulignée. De même que si la dissolution ne désigne que la débauche, le dérèglement ou l’écart, la férocité comme l’infamie y ajoutent un mouvement vers le bas, qui tire en quelque sorte le personnage vers l’inhumain (le subhumain), d’ailleurs « inumana » apparaît au moins une fois pour la qualifier. Mais, souvenons-nous de la déclaration de Filaura à sa mère, quand elle explique son intention de se révéler « supérieure aux hommes bien qu’étant femme » : elle montre que Filaura pèche décidément par l’écart et la démesure à la fois, ne se contentant pas de son état (elle renie sa féminité par l’habit et par les mœurs), ni d’égaler les hommes pour entrer, en quelque sorte, dans leurs rangs, mais aspirant au contraire à se situer au-dessus d’eux ; elle échappe du même coup aux deux catégories humaines.
Revenons à présent aux manifestations de la singulière rébellion de Filaura à l’ordre établi, en observant tout d’abord l’insensibilité du personnage à la mort – celle de ses parents, qui ne lui tire pas la moindre larme46, mais aussi celle des deux amants qu’elle manipule –47, voire certaine délectation à la regarder en face48, un goût que confirme l’intrépidité de Filaura/Filauro au champ de bataille, mais aussi le chatiment impitoyable qu’elle réserve à qui découvre son secret (on songe à ce marin qu’elle passe par dessus bord dans son voyage des Flandres au Portugal, parce qu’il l’a démasquée), sans compter les menaces assassines qu’elle profère contre quiconque lui ferait obstacle (Flavio manque en faire les frais) et dont on a la preuve qu’elles ne sont pas de vains mots. On remarquera ensuite la fréquence avec laquelle sont soulignés les sentiments et les attitudes relevant de la haine et du mépris : « odiare » [haïr] et affines (« détester ») apparaissent cinq fois et « avversione » [aversion], deux fois ; on compte trois occurrences de « mépris » ou « méprisant » pour caractériser le ton ou le comportement de Filaura, et on ajoutera, dans un même ordre d’idée, un geste sans ambiguïté envers sa mère – « dans un éclat guerrier, elle tourna le dos à sa mère et s’en alla »49 – ainsi que les humiliations par deux fois infligées à Flavio.
Toutefois, c’est dans le degré qu’on mesure la violence des sentiments et de la perversion de Filaura : ce qu’elle éprouve n’est pas une simple haine, mais un « excès de haine » ; l’objet de son aversion n’est pas un homme en particulier, mais tous les hommes ; elle ne souhaite pas seulement n’en épouser aucun, mais encore les persécuter tous50 ; quand elle rêve de leur bannissement, ce n’est pas de sa ville, mais du monde entier qu’elle voudrait les voir exclus ; quand elle expérimente l’amour, c’est en épuisant tout un régiment, puis toutes les chambrées d’un autre ; plus « malhonnête » que les « malhonnêtes » – nous nous référons au nom donné au lupanar de Lisbonne où séjourne Filaura51 ; c’est naturellement dans le sens, aujourdhui vieilli, de « contraire à la pudeur, inconvenant ou indécent » qu’il faut comprendre le mot –, elle surprend en débauche les pensionnaires les plus aguerries d’un bordel de Lisbonne52, et ainsi de suite53. D’où cette suggestive rivalité métaphorique :
Et cette nouvelle Amazone, ne se montrant pas inférieure à Hercule, qui força cinquante vierges en une nuit, soutint dans le même temps le tournoi avec cinquante jeunes soldats affamés, qui, trouvant chez elle un corps ferme aux chairs tendres, eurent là l’occasion de prendre bien du plaisir54.
Précisons au passage que le mythe de l’Amazone est convoqué à plusieurs reprises dans le récit55. En tout cas, il ressort de ces remarques que Filaura n’existe que dans le « trop », l’exagération, l’extrême. En proportion, toutefois, de l’insatisfaction qui la distingue.
Car s’il est un autre mot qui la caractérise, c’est bien celui d’« insatiable ». De fait, si tendue qu’elle soit vers l’assouvissement de ses appétits amoureux (qu’on observe à ce propos la récurrence du verbe « satisfaire »), Filaura ne ressort jamais que « fatiguée » de ses ébats, mais certes pas « comblée »56 – « elle s’épuisa mais ne se satisfit point »57, peut-on lire encore – si bien qu’elle ne répond à rien d’autre qu’à la dynamique d’un vain désir (dont sa nymphomanie n’est qu’une forme exacerbée et pathologique), ce que justifie le nombre extraordinaire, littéralement parlant, des amants qu’elle consomme ou l’impression que nous avons qu’aucun autre temps que celui de cette consommation effrénée n’existe plus dès lors qu’elle découvre les plaisirs des sens – « ne perdant jamais une occasion de prendre du plaisir »58. C’est ce que déplore indubitablement Flavio quand il lui déclare : « votre nature est capable de tout »59, et c’est ce qu’il expérimente quand l’ordre lui est par deux fois d’obéir aux injonctions amoureuses de Filaura : « ou tu t’emploies à me satisfaire, ou tu ne m’empêches pas de le faire avec d’autres », « ou tu recommences, ou tu cèdes la place à d’autres »60.
Définie, nous l’avons dit, par le « trop » et même le « hors », Filaura l’est aussi par le « contre » ou l’« anti– ». C’est précisément à cela que le récit doit son exemplarité. Nous savons déjà que le « genio » [tempérament] de Filaura est « totalement contraire à », et on sait à quoi, mais le récit dessine aussi son portrait a contrario, c’est-à-dire en nous disant ou montrant ce qu’elle n’est pas, ce qui est évidemment une autre manière d’exprimer l’anormalité du personnage :
Les femmes ne doivent pas être de cruelles déesses jouissant des cadavres de leurs victimes, mais des divinités bienveillantes, qui n’acceptent d’autres sacrifices que ceux d’âmes vertueuses61.
C’est Flavio qui le dit. En réalité, Flavio d’une part, Modesta, d’autre part, sont deux personnages qui incarnent ce dont Filaura ne laisse de s’écarter. Le premier, poète, figure de l’amoureux sincère et docile (il tue pour elle, risque la prison et s’exile) ; il se soumet au désir de Filaura, mais n’abdique pas pour autant sa raison ; lucide, il ne franchit pas les limites de la prudence (du moins ne les franchit-il plus, il a retenu la leçon de sa première mésaventure). La seconde, une prostituée, se laisse sauver par Flavio (il la ramène en Italie et la place au couvent) : elle est donc littéralement remise sur « le chemin du salut » et devient « un exemple de sainteté » ; elle fait, en somme, ce que Filaura ne fera jamais. La rédemption de l’une renvoie bien à la perdition de l’autre62. En d’autres termes, Filaura et Modesta sont la face sombre et la face lumineuse l’une de l’autre. De fait, quelle autre fonction pourrait bien avoir cet épisode édifiant en fin de récit, si ce n’est, par contraste et symétrie, de préparer la fin tragique et ô combien édifiante de l’histoire : « ceux qui ne savent pas que par […] ces vanités on touche au but du repentir […] sont ceux qui meurent avant de l’avoir expérimenté. »63 Ainsi va le destin de Filaura, naufragée à tous égards.
D’autres symétries méritent d’être évoquées pour leur efficacité à évaluer le personnage de Filaura.
C’est d’abord sa curieuse aversion pour Mario64. En effet, on pourrait s’attendre à ce qu’elle apprécie en lui des qualités ou des défauts qu’elle s’est efforcée elle-même d’acquérir. Or, précisément pas, ce qui nous est expliqué en ces termes : « celle-ci haïssait Mario en plus de ses mœurs, le sachant d’une même humeur bizarre qu’elle ; […] elle voulait révéler son extravagant caprice »65. On voit que Mario est défini par les mots-mêmes qui décrivent Filaura66. Force est alors de conclure qu’en détestant Mario, c’est elle-même que Filaura abhorre, qu’elle s’avère incapable de supporter la confrontation avec un autre elle-même. De ce fait, quand Mario meurt, elle n’a plus à s’affronter, elle se soustrait à sa propre image en même temps qu’elle reconquiert un terrain sur lequel son « jumeau » ne pouvait être que son rival.
Il découle en outre de la gemellité de Filaura et Mario que le premier duel, celui qui oppose Mario à Flavio à l’instigation de la belle, préfigure le duel amoureux qui oppose cette fois Filaura/Filauro à Flavio (le vocabulaire qui marque le bref dialogue qui suit leurs ébats, pour topique qu’il soit, confirme ce parallèle67). Or, dans les deux cas, c’est Flavio qui l’emporte. Sans panache, il est vrai (la première fois il est blessé, condamné et il doit fuir son pays ; la deuxième fois, il déclare forfait devant les exigences sexuelles de Filaura), mais il y trouve son salut, dans tous les sens du terme.
Ce qui participe grandement de l’anormalité de notre personnage, c’est par ailleurs le fait qu’elle cumule les perversions, du moins ce qui est considéré comme tel, entre réelles et potentielles. Ainsi sa chute dans le vice est déclenchée par une scène de voyeurisme :
Elle se fit voir un jour au lit avec un jeune amant qui, dans leurs ébats, opérait sans savoir qu’il était observé, tandis que la rusée, le trompant avec de fausses flatteries obscènes, regardait ailleurs et pensait à quelqu’un d’autre. Filaura, confrontée par hasard à cet acte, en fut troublée […] la nature agissant en elle, qui était à la fleur de l’âge, d’un tempérament ardent et sensible, et qui jouissait d’une pleine liberté, cet acte eut le pouvoir de l’encourager dans les plus vives résolutions d’assouvir sa faim sans se faire reconnaître ni compromettre son secret68.
On soulignera au passage la facilité avec laquelle ladite chute se produit : « un seul exemple de lasciveté suffit à susciter en elle les incitations les plus grandes »69. D’autre part, faux homme, elle est courtisée par d’autres hommes70, mais faux homme derrière le déguisement duquel existe une vraie femme, elle est aussi convoitée par d’autres femmes71, suggérant dans les deux cas des amours dites contre-nature. Et puis, sa pratique de l’acte amoureux exclut tout lieu supposé normal (les seuls lits dans lesquels on la voit sont ceux des bordels ; on la suggère aussi familière des ponts de navires…), elle exclut toute forme de familiarité avec le partenaire (qui doit être inconnu, anonyme, non-identifiable ; mais auquel elle doit rester ellemême inconnue), toute mesure réputée ordinaire (nous faisons allusion au nombre pour le moins exceptionnel de ses amants) ; elle bouleverse même les usages du commerce amoureux, stricto sensu, puisque Filaura paye pour profiter des clients de ses complices et leur laisse même ses gains, ajoutant de la sorte la gratuité, c’est-à-dire l’absence d’excuse, à la lubricité. Le vice ainsi superlativisé, Filaura en devient le comble, un parangon à l’envers, c’est-à-dire un contre-exemple ou un anti-modèle : son noir destin peut alors servir les intentions moralisatrices du récit :
Puisse le présent personnage servir d’exemple aux parents pour qu’ils ne permettent pas à leurs filles d’âge encore tendre, même si elles sont filles uniques, des libertés qui sont impropres à leur sexe ; et qu’il serve de frein à ces femmes qui, abandonnant toute raison pour les démangeaisons des sens, sont alors, dans leurs plus belles années, abandonnées par la protection du Ciel.72
En conclusion, on l’aura compris, Filaura est une « anomalie », au sens moderne du terme (à savoir une « déviation du type normal », hors et contre ce dernier), et d’une singularité si extrême que sa monstruosité ne fait aucun doute. Mais son exemple est d’autant plus dangereux, et donc d’autant plus puissamment destiné à servir d’épouvantail, que le texte laisse entendre en filigrane que Filaura pourrait bien incarner un fantasme ordinaire : « toutes les femmes avaient la même volonté qu’elle de satisfaire leur désir, mais n’osaient pas »73 ; elle serait au bout du compte comme toutes les autres femmes, le courage du passage à l’acte en plus, quoique modéré par le secret identitaire74. Le récit ajoute alors, à l’horreur bénéfique de la vision du mal incarné, le frisson de la crainte que, sous le bon ordre apparent, sous la nécessaire hypocrisie sociale, ne serpente l’attrait libertaire pour l’interdit. Et si la thèse est d’une mysogynie fort banale pour l’époque et pour le genre75, elle suggère toutefois un univers mental féminin propre à aiguiser l’imaginaire érotique des lecteurs.
Dans un recueil qui ne cache pas son programme, voici de quoi balancer systématiquement les textes entre l’intention édifiante déclarée et les libertés qu’autorisent aussi bien la dénonciation que la prétérition. Or, dans cette dynamique, il faut bien constater que le balancier penche toujours fort complaisemment du côté du spectacle ô combien délectable du libertinage, quand il ne s’attarde pas à cette autre morceau de choix qu’est l’étalage de ses plus morbides sanctions, pourvu que soient garanties les sensations fortes ! Au royaume des Incogniti, baroque oblige, bien malin qui pourrait savoir, d’Eros ou de Thanatos, celui qui l’emporte…