1/ Votre formation universitaire ou professionnelle vous a-t-elle préparé au maniement du droit comparé ? Si oui, quel a été l’apport de cet enseignement dans votre travail de juge ?
Le droit comparé est une partie essentielle de ma formation culturelle en tant que juriste. Je me suis diplômé en droit public comparé, avec Giorgio Lombardi, à la faculté de droit de l’université de Turin. Ainsi, la spécificité du droit comparé m’a accompagné dès les premiers moments de mon activité de chercheur. Pendant mes études universitaires, j’avais également suivi, et je m’en souviens avec plaisir, les cours d’éminents comparatistes-privatistes tels que Rodolfo Sacco et Antonio Gambaro. Surtout, après avoir obtenu mon diplôme, j’ai participé à un doctorat en droit comparé à l’université de Florence, dirigé ces années-là par Alessandro Pizzorusso. Il s’agissait d’un cours de doctorat à accès mixte, admettant à la fois les chercheurs en droit public et en droit privé. C’est précisément pour cette raison que je me souviens que, pour me préparer au concours d’entrée, j’avais dû privilégier, en plus des questions propres à la discipline du droit public, des questions essentielles relevant de la méthode comparative. Il s’agissait, comme on le sait, de problèmes théoriques généraux essentiels pour le droit comparé. Ces études ont été utiles et fructueuses. Pour cette raison, je ne suis pas du tout mal à l’aise lorsque, dans le cadre de mon travail à la Cour constitutionnelle, des problèmes se posent concernant les relations avec d’autres systèmes, avec d’autres cours, ou avec des institutions qui sont de toute façon connues et appliquées en dehors du système italien. Mais, précisément parce que je suis conscient des graves problèmes de méthode que pose la comparaison, je n’ai pas d’enthousiasme naïf ni d’amours faciles à cet égard.
2/ Les recherches en droit comparé sont-elles organisées sur le plan institutionnel au sein de la juridiction dans laquelle vous exercez ou vous avez exercé ?
Au sein de la Cour constitutionnelle italienne, il existe un bureau d’études dont l’une des sections est consacrée à la recherche et à l’analyse des actualités (arrêts, réformes législatives, etc.) juridico-constitutionnelles des principaux pays européens (France, Allemagne, Espagne) et des États-Unis. Le bureau conduit des études, également à la demande de certains juges et en prévision de certaines décisions. Il envoie périodiquement des notes d’information sur la jurisprudence et la législation en vigueur. Un « Quaderno » est en cours de lancement : pour chaque audience – si les affaires l’exigent – le « cahiers de notes » fournit des informations sur l’état de la jurisprudence constitutionnelle dans d’autres pays sur des matières ou institutions similaires à celles qui font l’objet de la question de constitutionnalité à traiter. Des mises à jour de la jurisprudence européenne et supranationale (Cour européenne des droits de l’homme et Cour de justice UE) sont également fournies sur les mêmes sujets.
3/ Lorsque vous avez eu recours au droit comparé, avez-vous suivi une méthode particulière ? Comment avez-vous procédé (avez-vous effectué les recherches vous-même et si oui, comment ? Ou avez-vous eu recours à une cellule de droit comparé, et dans ce cas, comment avez-vous traité les informations reçues) ?
Dans les cas où j’ai considéré que des informations comparatives étaient utiles pour préparer la discussion d’une affaire particulière, j’ai fait une demande en ce sens à la section de droit comparé du bureau d’étude, coordonnée par un professeur d’université. Dans d’autres cas, ou à côté de celui-ci, j’ai fait appel à mes connaissances préalables sur le sujet. Les informations ainsi recueillies sont généralement intégrées dans la fiche d’information sur la question, qui est distribuée à tous les collègues juges. Il est rare, cependant, que ces mêmes informations apparaissent ensuite dans le jugement final (j’en explique les raisons et j’aborde le sujet plus en détail ci-dessous dans ma réponse à la question 6).
4/ Quelles sont les sources que vous avez mobilisées pour mener à bien des recherches sur des droits étrangers (législation, jurisprudence, doctrine universitaire…) ?
Habituellement, pour connaître le droit en vigueur dans un pays donné sur une certaine institution juridique, on a recours non seulement au droit positif, mais aussi à la jurisprudence en la matière. Le recours à la doctrine est plus rare. Ceci est généralement dû à une certaine diminution des références doctrinales dans la recherche et dans le matériel accompagnant la préparation des questions à la Cour constitutionnelle. C’est un phénomène rétrograde qui concerne naturellement aussi la doctrine italienne. Les raisons de cette situation devraient faire l’objet d’une enquête approfondie.
5/ Que vous apportent les échanges avec les juges ou bien les universitaires étrangers lors de rencontres officielles et/ou informelles ? Est-ce que cela vous permet de mieux comprendre le droit et la culture étrangère ? Est-ce que cela vous éclaire sur votre propre droit ?
Lors de différents conférences et congrès, j’ai eu l’occasion de rencontrer des collègues juges d’autres cours constitutionnelles. C’est notamment le cas lors de la réunion dite « quadrilatérale », qui réunit périodiquement les juges constitutionnels italiens, espagnols, portugais et français. Ces rencontres sont très utiles, non seulement parce qu’elles permettent de cimenter des connaissances personnelles, mais aussi parce qu’elles permettent de pénétrer un peu plus profondément dans le climat culturel d’un pays donné, et donc de mieux comprendre les problèmes juridiques essentiels et la façon dont les tribunaux les traitent. De plus, dans ces réunions, j’ai pu expérimenter sérieusement l’existence de problèmes communs en termes de méthodes de travail, de solutions expérimentées, ainsi que les difficultés quotidiennes posées par un travail nécessairement « collégial ». En outre, il apparaît qu’une certaine différence entre les cours – également en ce qui concerne les rapports entre les juges qui la composent – est due à la circonstance que dans une Cour l’opinion dite dissidente puisse être utilisée ou non. En Italie, cette possibilité n’existe pas pour le moment. Il s’agit pour moi d’une limitation négative. Le contact avec les tribunaux qui en disposent me confirme qu’il serait bon de l’introduire dans le système italien. Voici un résultat de la comparaison…
6/ Selon vous, est-il légitime, du point de vue démocratique, que le recours au droit comparé ou bien aux précédents étrangers par les juges puisse conduire à la production de nouvelles normes ou bien à des interprétations jurisprudentielles très créatives du droit ?
Ma réponse est essentiellement négative. Mais soyons clairs : la connaissance de ce qui se passe dans d’autres pays sur une certaine question est certainement un facteur positif. Les choses doivent être connues, l’information doit circuler. Une Cour qui « ne sait pas » ce qui se passe ou s’est passé ailleurs sur les sujets dont elle s’occupe est une Cour appauvrie. Et je ne pense pas qu’il soit utile de faire référence aux présupposés culturels qui, par exemple, fondent l’« exceptionnalisme américain », ni de rappeler la controverse entre Breyer et Scalia sur l’opportunité de connaître et de citer le droit étranger dans les arrêts de la Cour suprême. Dans l’expérience italienne, il est arrivé et il arrive souvent que des informations comparatives soient présentes dans la décision, lorsque cela est utile au développement de la motivation. Mais voici les précautions à prendre. Il faut savoir que chaque citation de la jurisprudence étrangère, dans les jugements constitutionnels italiens, est particulièrement remarquée et soumise à analyse : les observateurs (et la doctrine) se demandent, en effet, pourquoi la Cour cite précisément cet arrêt, de cette Cour, et pas un autre arrêt, d’une autre Cour. Dans certains cas, il semble facile de répondre que cela se produit parce qu’il s’agit d’affaires classiques et bien connues, et que la citation est donc neutre. Mais dans d’autres cas, ce n’est pas possible puisqu’il s’agit d’arrêts moins connus ou particulièrement novateurs, et leur citation dans l’arrêt italien est tout sauf neutre. La citation indique, bien au contraire, une certaine adhésion ou propension aux solutions contenues dans ce prononcé. Un exemple typique de ce dernier type de citation est la mention d’un arrêt de la Cour suprême du Canada (arrêt du 6 février 2015, Carter c. Canada, 2015, CSC 5) et d’un arrêt de la Cour suprême du Royaume-Uni (arrêt du 25 juin 2014, Nicklinson et autres, UKSC 38) dans le célèbre prononcé (ord. nº 207 de 2018) de la Cour italienne, qui a « prospecté » (sans la déclarer immédiatement) l’inconstitutionnalité du délit d’aide au suicide (article 580 du Code pénal italien), en reportant le jugement de la Cour et en donnant au Parlement le temps (qui par la suite n’a pas été utilisé) d’élaborer une réforme législative. Je dois révéler que ces citations ne m’enthousiasment pas du tout, précisément parce qu’elles tendent à « transplanter » dans le système juridique italien des choix nés dans d’autres contextes. En tout état de cause, il s’agit d’établir à l’avance quel est le sens des citations dont nous discutons. S’agit-il simplement d’informations neutres, comme on le disait ? Indiquent-ils plutôt qu’une certaine solution a déjà été jugée praticable par une autre juridiction et qu’elle doit donc être suivie par la juridiction italienne ? Indiquent-ils, plus encore, qu’une certaine direction jurisprudentielle commune est en train de se former ou s’est formée, une direction de principe, qui transcende les différents systèmes nationaux, les différents droits positifs, les différentes constitutions, les différentes cultures constitutionnelles, et qui représente un standard d’appréciation et de solution vers lequel nous devons maintenant tous tendre ? J’ai de fortes réticences à l’égard de ces affirmations. Tout d’abord, toute transplantation juridique est risquée et irréaliste, ainsi que superficielle, comme le savent d’ailleurs les comparatistes avertis. En outre, dans le cas des cours constitutionnelles, je ne pense pas choquer qui que ce soit en disant que leur tâche consiste essentiellement à comprendre ce qui peut être déduit de leur propre constitution, sans se laisser emporter par l’attrait de solutions qui ont mûri en présence d’autres textes constitutionnels, peut-être similaires mais différents. Et pour répondre précisément à la deuxième partie de la question, où l’on demande si le recours au droit comparé peut même conduire à la production de normes ou, en tout cas, à des interprétations novatrices, je réponds résolument ceci : la création – par le biais d’arrêts qui contiennent des citations, éventuellement réciproques, et qui renvoient d’une Cour à l’autre – d’un droit commun jurisprudentiel transnational répond à des logiques qui n’ont rien à voir avec la démocratie, la souveraineté et la séparation des pouvoirs, faisant plutôt allusion à des sources de légitimation culturelle élitiste difficilement acceptables. Comme le dit R. H. Bork, nous sommes ici en présence d’un droit créé par une sorte de new class de juristes académiques et/ou en toge, formés de la même manière, progressistes et « éclairés », qui adhèrent aux mêmes « valeurs » et les imposent dans leurs systèmes juridiques respectifs (Coercing virtue : the worldwide rules of judges, 2002, trad. Il giudice sovrano, édité par S. Fabi et S. Sileoni, Liberlibri, Macerata 2004, p. 9 ss). Bien sûr, je ne veux pas dramatiser : je sais bien que, parmi les formes de légitimation de la participation aux processus de création normative, la légitimation démocratique n’est certainement pas la seule, et la légitimation de type technico-élitiste – la légitimation des techniciens eux-mêmes ! –, depuis Max Weber, est pleinement présente dans les descriptions traditionnelles des processus réels de formation du droit. Toutefois, j’ai le sentiment que dans les cas tels que ceux que je viens de décrire on va décidément au-delà de ce qui est raisonnablement acceptable.
7/ Pourriez-vous nous fournir des exemples d’affaires que vous avez eu à juger, dans lesquelles le recours au droit comparé s’est imposé comme une nécessité, et expliquer pourquoi ?
Je me rappelle notamment d’une question, tranchée par l’arrêt nº 20 de 2019, au sujet des obligations de publication en ligne des données relatives au patrimoine et aux revenus des dirigeants publics. L’arrêt, au nom de la protection de la vie privée, a considérablement réduit la portée de ces obligations, initialement introduites au nom d’une transparence maximale et de la nécessité de lutter contre la corruption et les malversations dans les administrations publiques. J’ai demandé au préalable au service compétent une étude comparative et nous avons constaté que des questions très proches de celle que nous devions trancher avaient été traitées par d’autres cours constitutionnelles. Les solutions élaborées à l’étranger, par ailleurs, confortaient la décision que nous avons adoptée par la suite. Toutefois, il n’a pas été jugé opportun de citer ces arrêts, à la fois parce qu’ils auraient déplacé le centre du raisonnement, qui était très concentré sur le droit positif interne, et parce qu’ils avaient mûri dans des contextes constitutionnels et réglementaires différents. Si l’on veut, les raisons indiquées dans la réponse nº 6, ainsi que le fait que j’étais le rapporteur de l’affaire, peuvent expliquer pourquoi les jurisprudences étrangères finalement n’ont pas été citées.
8/ À votre avis et sur la base de votre expérience, existe-t-il une spécificité du droit public comparé par rapport au droit privé comparé ?
Il s’agit d’une question difficile, qui possède de larges implications théoriques. Ici, c’est le professeur qui parle, pas le juge, il faut le préciser. Spontanément on aurait envie de répondre que des souverainetés distinctes, des constitutions différentes et des contextes historico-institutionnels diversifiés font que le droit public comparé n’est pas superposable au droit privé. Et ce essentiellement parce que le droit public comparé, bien plus que le droit privé, semble décrire un pluriversum constant, dans les solutions institutionnelles et les destins politiques. Il concerne en effet l’histoire de systèmes qui restent séparés et distincts. En revanche, en droit privé, au moins jusqu’à une certaine époque, la liberté de l’individu, la seigneurie de la volonté, le contrat, constituaient – tout du moins en apparence – des référents culturels communs, répandus et uniformes. En réalité, il s’agit de simplifications. Je me souviens que, lorsque j’ai commencé mes études, les manuels de droit public comparé les plus répandus étaient organisés selon deux modèles très différents : certains étudiaient les différents systèmes juridiques séparément, tandis que d’autres avaient une structure transversale, et mettaient sous la loupe les différentes institutions de droit public et constitutionnel, en analysant comment elles étaient réglementées dans les différents pays. Je crois que cette deuxième façon de procéder est beaucoup plus fructueuse, et fait ressortir des convergences, des affinités, mais aussi des différences abyssales. D’ailleurs, en Italie, le célèbre article de Leopoldo Elia sur les formes de gouvernement paru dans l’Encyclopédie du droit correspond exactement à cette vision, puisqu’il s’agit d’une analyse transversale sur l’équilibre des institutions parlementaires basée sur l’interaction de deux éléments : les principes communs du parlementarisme, d’une part, et les éléments de différenciation dus aux divers systèmes et structures des partis politiques présents dans les différents pays, d’autre part. Plus généralement, je voudrais conclure en disant que la grande dichotomie public/privé reste certainement une clé utile pour l’analyse stipulative-descriptive. Cependant, des études récentes (je signale B. Sordi, Diritto pubblico e diritto privato. Una genealogia storica, Bologna, 2021) soulignent qu’il est beaucoup plus intéressant, désormais, d’aller à la recherche de ce qui s’est passé et se passe dans l’histoire des idées et aussi dans la législation positive, dans l’« espace vide » entre le droit public et le droit privé. Cet espace qui avait traditionnellement été marqué, comme une frontière, par les deux oppositions conceptuelles de l’empire et de la propriété, de l’État et de l’individu. Un espace qui est désormais marqué par des immixtions, des renversements de perspective et des irruptions réciproques. Probablement, ces hybridations et interactions entre public et privé, d’autant plus à l’époque qui marque la fin des États-nations tels que nous les connaissions, concernent aussi le droit comparé dans son unité, et appellent un changement de perspective.
9/ Au sein du droit public, existe-t-il une branche du droit qui se prête le mieux à la comparaison ou dans le cadre de laquelle l’exigence comparative se pose avec une particulière acuité ? Si oui, pourriez-nous en donner une ou deux illustrations.
Existe-t-il un domaine du droit public qui se prête mieux que d’autres à la comparaison ou qui peut bénéficier plus que d’autres des résultats de la comparaison ? Encore une question difficile, cette fois-ci plus dans le domaine de la méthode comparative que de la théorie. Et dans ce cas aussi, c’est le professeur qui parle, plutôt que le juge. Pour commencer, je dirais que tous les domaines du droit public se prêtent, de façon abstraite, à la comparaison. Mais il existe des institutions très typiques de l’histoire et de la tradition d’un peuple, que l’on ne retrouve pas dans d’autres systèmes juridiques. Ici, il n’y a pas de véritable comparaison possible, ni vraiment utile, sauf pour montrer des différences originaires. Quant aux domaines du droit public et constitutionnel qui peuvent bénéficier des résultats de la comparaison, je distinguerais deux grands domaines : les pouvoirs et les droits. En ce qui concerne la sphère des pouvoirs, il est d’usage en Italie, depuis quarante ans, d’enrichir les propositions de réforme institutionnelle (en particulier la réforme de la deuxième partie de la Constitution) par des références comparatives aux institutions présentes dans les constitutions européennes. Par exemple, comme aide et remède à l’instabilité des gouvernements (un ancien fléau italien), les références au vote constructif de défiance prévu en Allemagne abondent ; ou, pour rationaliser une certaine évolution des pouvoirs du président de la République italienne, on se réfère au modèle du semi-présidentialisme français. Dans le domaine de la justice constitutionnelle, les références ne manquent pas à l’évolution qui, en Allemagne, a permis au Bundesverfassungsgericht de contrôler les effets temporels de ses décisions, une aspiration que la Cour constitutionnelle italienne n’a que partiellement réalisée et seulement de manière prétorienne (donc de manière précaire), mais qu’elle voudrait stabiliser. Or, des études comparatives sérieuses sur tous ces domaines sectoriels sont indispensables, car elles permettent de bien comprendre le ratio des institutions étrangères évoquées, et contribuent à éviter des legal transplants naïfs et préjudiciables, comme je le disais auparavant. En ce qui concerne les droits fondamentaux, en revanche, je serais plus prudent. Voir combien et comment les droits sont (ou ne sont pas !) protégés ailleurs n’est pas toujours aussi instructif, ou utile, ou décisif pour le système de l’observateur. Il est bon de savoir, mais il est plus problématique d’en tirer des conclusions, comme je l’affirmais. Une déclaration des droits est l’expression de la tradition la plus profonde d’une culture et, à mon avis, se prête beaucoup moins à des exigences ou à des impulsions universelles. Je sais que je vais à contre-courant sur ce point, mais en tant qu’universitaire et juge, j’ai à l’esprit la protection des droits de l’homme situé (aujourd’hui il vaudrait mieux dire : de la personne située), et non d’un sujet abstrait désincarné et sans racines.
10/ Quelle différence faites-vous entre l’application du droit comparé dans le cadre de l’exercice de votre fonction juridictionnelle et la réflexion autour du droit comparé dans les écrits de doctrine que vous avez pu rédiger dans ce domaine ?
Il s’agit d’une question essentielle, qui renvoie, en général et indépendamment de l’application du droit comparé, aux différentes responsabilités auxquelles sont confrontés respectivement le juge et le professeur. Sur ce point, un débat amical s’est engagé avec un cher collègue constitutionnaliste, Marco Ruotolo. Il m’est arrivé de dire (dans un podcast réalisé pour la Cour constitutionnelle, dans lequel je décrivais le processus qui conduit à la rédaction d’un arrêt) que, lors de la rédaction de la motivation d’un arrêt, contrairement à la rédaction d’une étude doctrinale, « chaque mot pèse ». Je faisais allusion au fait qu’il y a une responsabilité supplémentaire dans la rédaction de la motivation d’une décision d’inconstitutionnalité produisant des effets erga omnes, et qui, en tout cas, est importante puisqu’elle est adoptée par une Cour qui fait autorité. J’ai laissé entendre que lorsqu’un universitaire écrit un essai, il n’engage que lui-même, et que les responsabilités (et les risques encourus) sont peut-être moindres. Mon collègue m’avait affectueusement réprimandé, en précisant que la doctrine doit aussi assumer sa part de responsabilité, dans le cadre de la « responsabilité commune du juriste sérieux et consciencieux » (M. Ruotolo, « L'ergastolo ostativo è costituzionale ? » in Il fine e la fine della pena, édité par G. Brunelli, A. Pugiotto, P. Veronesi, in Forum di Quaderni costituzionali, 4/2020, p. 4). Mon collègue a évidemment raison pour sa part, mais il n’en reste pas moins que le champ de responsabilité est différent, en termes de quantité du moins. Je crois que c’est une habitude mentale essentielle du juge, lorsqu’il rédige une motivation, d’aspirer à une certaine « impersonnalité » : objectivité, référence aux précédents, discipline dans la rédaction, rejet du subjectivisme fantaisiste. De ce point de vue, même l’utilisation de références comparatives, si elle peut montrer la formation particulière du juge, ne doit jamais transcender en une exhibition ostentatoire : car l’utilisation, dans un jugement, d’une jurisprudence étrangère et l’adhésion à une certaine solution que celle-ci implique, a les significations très étendues que j’ai mises en évidence plus haut ; et ces significations sont beaucoup plus vastes qu’une référence contenue dans une note de bas de page d’un article de doctrine…
11/ Est-ce que la prise en compte du droit de l’Union européenne ou du droit de la Convention européenne des droits de l’homme lors de l’exercice de votre fonction juridictionnelle constitue pour vous un exercice de comparaison ?
La réflexion sur la signification de l’utilisation dans les arrêts de la Cour constitutionnelle de la jurisprudence de la Cour de justice de l’UE et de la Cour européenne des droits de l’homme ouvre un sujet très différent de celui abordé jusqu’à présent. Des contraintes constitutionnelles précises jouent ici un rôle : la primauté du droit européen, en ce qui concerne le droit communautaire et la jurisprudence de Luxembourg ; le rôle et la « place » de la Convention européenne dans le système des sources, en ce qui concerne la jurisprudence de Strasbourg. Cependant, je ne voudrais pas m’attarder sur des sujets connus. Il est peut-être plus intéressant de réfléchir à la « stratégie méthodologique » conduisant la Cour italienne à se référer aux principes ou maximes déductibles des arrêts de ces deux cours. Tout d’abord, il s’agit d’arrêts qui sont rappelés, et souvent cités textuellement, beaucoup plus fréquemment que les arrêts des cours constitutionnelles ou suprêmes étrangères. Eh bien, je crois que d’autant plus ici sont à l’œuvre des formes raisonnables de « rationalisation interprétative » de ces sources, en fonction des nécessités de la question qui doit être tranchée. Cette stratégie est très claire surtout en ce qui concerne la Cour européenne des droits de l’homme, dans les cas où les solutions des deux cours (constitutionnelle et européenne), sur les mêmes « objets », ne coïncident pas. La Cour italienne rappelle souvent que tandis qu’une Cour constitutionnelle jugeant une loi prétendument attentatoire à un droit fondamental doit assurer une protection systémique de l’ordre juridique, c’est-à-dire une protection d’un point de vue objectif (voir, par exemple, les considérations contenues dans l’arrêt nº 317 de 2009 de la Cour italienne), en revanche, la Cour européenne des droits de l’homme statue sur un cas individuel, et ses appréciations s’appliquent dans cette limite. Par conséquent, il n’est pas du tout certain que la signification du droit fondamental contenu dans l’arrêt européen soit équivalente à l’interprétation que, de ce même droit, en fait une cour constitutionnelle nationale. Cette différence structurelle ne doit pas être négligée, même si le phénomène de la connotation objective parfois évidente de la jurisprudence de la CEDH elle-même est bien connu et étudié par la doctrine. En ce qui concerne les arrêts de la Cour de justice, et la relation avec le droit européen et sa primauté, le problème est encore plus complexe et différent, et son illustration nécessiterait une autre interview.